Du milieu du 20e siècle à aujourd’hui, les élites économiques du Québec ont autant évolué que les jugements de valeur que la société porte sur elles. Leur étude se heurte donc à une double difficulté : une ambiguïté définitionnelle et une ambivalence normative. Les élites économiques se caractérisent à la fois par leur pouvoir économique et par l’exclusivité sociale de leurs pratiques (Clement, 2006). Cependant, en raison de la difficulté entourant la caractérisation claire et définitive des élites en tant qu’objet historique, les contours du groupe formant l’élite économique varient sensiblement (Leferme-Falguières et Van Renterghem, 2001). Certaines études optent pour une définition restreinte des élites en y incluant seulement les élites dirigeantes de la grande industrie; d’autres l’étendent aux élites dirigeantes locales ou régionales, aux élites libérales ou traditionnelles (les médecins, dentistes, avocats, juges et notaires) ou aux élites gestionnaires ou technocratiques (qui sont à la tête des différentes divisions des entreprises et des administrations). Cette ambigüité d’ordre définitionnel est aussi liée à l’approche épistémologique qu’on adopte : l’approche historique adoptée par la théorie classique des élites initiée par Vilfredo Pareto tend à cibler la minorité d’individus les plus fortunés et puissants, alors que les approches issues du champ de la stratification et de la mobilité sociales visent une fraction plus large de personnes aux responsabilités et aux revenus élevés. Au Québec, c’est la définition restreinte qui a longtemps eu cours pour analyser la domination d’une élite anglophone dirigeante sur les Canadiens français (Porter, 1957, 1965; Dofny et Rioux, 1962). À la suite de l’émergence d’une bourgeoise régionale francophone au Québec (Niosi, 1978, 1983), une définition plus large semble s’imposer. Cet élargissement conduit-il à un effacement de la sociologie des élites? Doit-il convier à repenser les contours d’une élite économique plus éclatée? Par ailleurs, l’étude de l’élite économique est d’autant plus délicate que la notion d’élite est ambivalente, plongée dans une double normativité, à la fois positive et négative (Heinich, 2004). D’une part, les élites sont admirées pour leurs capacités d’invention et de transformation, valorisées pour l’importance des fonctions qu’elles remplissent, l’excellence dont elles font preuve, et enviées pour leur réussite. De l’autre, elles sont critiquées pour les monopoles qu’elles exercent, les privilèges dont elles bénéficient ou qu’elles s’octroient et leur appropriation prédatrice des ressources. Cette double normativité fait en sorte que les élites économiques sont perçues ou étudiées tantôt dans le but d’analyser les changements sociaux, politiques ou technologiques qu’elles impulsent, ou ceux qui affectent leur composition sexuelle ou ethnique, et tantôt pour critiquer le fossé qui les sépare des classes moyennes ou du peuple ainsi que la domination qu’elles exercent sur les autres classes. Au Québec, les membres des nouvelles élites québécoises ont été un temps perçus comme les agents de la transformation de la société québécoise (Rocher, 1962) et dépeints comme des hommes d’affaires de grande envergure (Falardeau, 1966). Ils sont maintenant le plus souvent décriés pour leurs rémunérations considérées exorbitantes, scandaleuses et déconnectées des résultats économiques et des normes salariales (Laurin-Lamothe et L’Italien, 2015), leurs pratiques d’évasion et d’optimisation fiscale (Alepin, 2004; Deneault, 2016) ou pour leur insertion dans un réseau de laboratoires d’idées (think tanks) qui configurent la construction de politiques publiques néolibérales (Graefe, 2004). Ce retournement est-il le signe d’un désenchantement salutaire? Invite-t-il à un réexamen de l’éthique des membres de l’élite économique? Ce dossier de Recherches Sociographiques a pour ambition de dessiner le portrait de l’élite économique et d’explorer quelques-unes de ses caractéristiques sociales et culturelles. Dans cette …
Parties annexes
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