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Les spécialistes connaissaient l’ouvrage De Gaulle et le Québec de Dale C. Thompson (1990) et les quelques articles et ouvrages parus tant en France qu’au Québec relatant la visite du Général de Gaulle au Québec en 1967. Si de ses quatre visites (1944, 1945, 1960 et 1967), c’est celle qui a généré le plus d’écrits, on peut s’étonner que les trois autres n’aient pas donné lieu à une monographie en bonne et due forme. Celle de 1960, tout au moins, aurait sûrement plus à nous apprendre que la multiplication d’ouvrages sur la visite de 1967, dans la mesure où la visite de 1960 marque le prélude des actions qui s’inscrivent dans la politique étrangère du général de Gaulle.
L’année 2017 aura vu de nombreux événements et publications de tous types consacrés au voyage du Général au Québec en juillet 1967. Dans L’Action nationale de juin/septembre 2017, Denis Monière évoque la diversité des ethnonymes utilisés par de Gaulle au cours des onze discours prononcés en sol québécois pendant son séjour. On constate, et ce n’est pas une grande surprise, que jamais de Gaulle ne dénomme les Québécois par leur ethnonyme, mais use volontiers de Français Canadiens (8 occurrences) ou d’une variété de syntagmes et d’expressions comme Français du Canada, Français, Français d’ici, etc.
Jean-François Deniau, frère de Xavier Deniau, artisan politique et militaire des rapprochements entre le Québec et la France, parlait du général comme d’un artiste du vocabulaire, dont la vraie supériorité était la maîtrise du temps qui dépassait les modes et les époques (Jean-François Deniau, Mémoires de 7 vies, tome 2 : Croire et oser, Paris, Plon 1994, p. 260). Si le Général de Gaulle fait connaitre le Québec à travers le monde par un appel, celui de « Vive le Québec libre », dont il emprunte le slogan au mouvement riniste, c’est que cela le caractérise avant tout, comme l’écrit justement Deniau : « Le Général n’est entré dans l’Histoire ni par un vote, ni par une victoire militaire, ni par un coup d’État. Par un appel. Un acte en mots. Des mots pour un acte (Deniau, 1994, p. 263).
Il faut aussi comprendre qu’en 1967, la puissance militaire française dans le monde est marquée par la liquidation des séquelles de la guerre et de la décolonisation. De nombreux postes d’attachés militaires sont créés : on en compte 65 en 1967, pour 24 en 1947.
Si la présence d’intérêts français au Québec d’alors est souvent soulignée, on oublie de mentionner l’élargissement, par décret du 26 août 1964, des compétences de la DST (Direction de la Sécurité du territoire), qui se limitaient jusqu’alors au territoire national, et de celles du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), celles-ci pouvant désormais, le cas échéant, poursuivre leurs activités sur les territoires relevant de la « souveraineté française ». En d’autres termes, le prolongement des activités des uns à l’étranger (la DTS), et à l’inverse la possibilité pour le SDECE d’agir dans le territoire national, auraient-ils pu servir les Québécois à partir de 1964, année où se densifient les échanges entre la France et le Québec et la présence française au Québec, présence qui sera encore accrue après la visite du Général de Gaulle et l’accord Peyrefitte-Johnson de fin 1967?
De tous les ouvrages parus à l’occasion du cinquantenaire de la visite du général de Gaulle au Québec en 1967, je retiens celui de Christophe Tardieu, La dette de Louis XV (Paris, Les Éditions du Cerf) et celui d’Olivier Courteaux, Quatre journées qui ébranlèrent le Québec (Québec, PUL).
L’ouvrage de Tardieu fait la description des faits entourant la visite du général de Gaulle avec une vision différente de celle de Courteaux. La première chose qui saute aux yeux à la lecture de l’ouvrage, c’est que l’auteur n’a pas séjourné au Québec, de telle sorte qu’il emploie des expressions éloquentes, parfois fautives, comme les « communes », pour parler de municipalités et de villages, ou « l’Université de Laval », etc. Il parle de Pierre-Louis Mallen comme du représentant permanent de la Télévision française en « Nouvelle-France », décrit Paul Gérin-Lajoie comme « simple ministre d’une province » (p. 293). Ce genre de propos étonnent lorsque l’on considère l’importance géopolitique du Québec, sur laquelle s’est appuyée la France pour faire valoir sa politique étrangère.
Tardieu attribue à Mallen d’avoir prévu la présence d’un microphone sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal pour que de Gaulle puisse s’adresser à la foule (p. 50 sq.). Il aurait été intéressant de savoir si Jean-Daniel Jurgensen aurait pu donner des instructions en ce sens à Mallen, lui qui était en contact tant avec les services diplomatiques de la France au Canada qu’avec le Quai d’Orsay. L’un des faits peu connus évoqués par l’auteur est la rencontre, le 25 juillet 1967, entre de Gaulle et environ 500 représentants de la colonie française au Ritz-Carlton à Montréal, en présence de Roland Nungesser, secrétaire d’État aux finances, de trois parlementaires, dont la présidente de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, Marie-Madeleine Dienesch, du président de l’Association France-Québec, Xavier Deniau, et de l’ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Michel Habib-Deloncle (p. 90-91). Cette rencontre survient après la déclaration controversée de la veille, mais avant que de Gaulle n’annonce le changement d’itinéraire qui le fera rentrer directement à Paris sans passer par Ottawa. Tardieu développe davantage les questions géopolitiques du voyage présidentiel et s’appuie aussi sur une revue de presse internationale. Il cite notamment l’agence Tass à Moscou, qui écrit : « L’un des traits caractéristiques de la politique étrangère du général a toujours été le désir d’empêcher les Français de perdre leur caractère national en face des pressions politiques, diplomatiques et économiques de puissances étrangères, en particulier des États-Unis » (p. 125). L’auteur aurait eu avantage ici à mieux faire état des suites de la visite du général, car dans la foulée, la représentation diplomatique de la France comme celle de l’Union soviétique vont accroître leurs effectifs et par conséquent la récolte de renseignements en sol québécois. C’est dire que la position de l’agence Tass allait dans le sens de la politique d’indépendance gaullienne à l’heure des rapprochements non seulement entre le Québec et la France, mais également entre le Canada et l’Union soviétique (augmentation des effectifs consulaires, augmentation de l’immigration russe, préparation de la Série du Siècle, etc.).
Tardieu décrit à sa manière les conséquences de la controverse en évoquant différentes mobilisations de l’intelligentsia québécoise. Ainsi, le 29 juillet, un groupe de quarante-deux universitaires, journalistes, syndicalistes et artistes adresse une lettre ouverte aux membres du gouvernement québécois, puis le 3 août, ce sont vingt-quatre universitaires de l’Université Laval qui font paraître une tribune; enfin, le 23 août, cinquante intellectuels font à leur tour paraître un manifeste adressé au peuple français pour lui expliquer la portée des propos tenus par le général.
Après avoir soigneusement détaillé, par une revue de presse exhaustive, les faits relatifs au séjour de de Gaulle, Tardieu effectue un retour dans le temps. Son point de vue est le suivant : « Seule l’histoire permet d’éclairer ce déchaînement soudain. Il faut remonter très loin en arrière, à la reconquête du Canada par la France et à la guerre contre l’Angleterre pour la domination du continent nord-américain » (p. 175). L’auteur consacre ensuite 80 pages à décrire les enjeux de la prise de possession de la Nouvelle-France et les batailles entre Anglais, Français et Amérindiens. S’ensuit un rappel des faits liés à la constitution du mouvement La France libre au Québec commandé par le carmélite et réserviste Thierry d’Argenlieu. Les voyages du 11 et 12 juillet 1944 et du 28 et 29 août 1945 sont brièvement évoqués, de même qu’il est rappelé que le Canada est le dernier des États alliés à avoir rompu avec Vichy. Dans la section 2 de ce chapitre, « De Gaulle et le Canada français », l’auteur décrit avec justesse la constitution du « lobby québécois » que plusieurs auteurs nous ont fait connaître (voir notamment les écrits de Paul-André Comeau, de Claude Morin, etc.). Parmi les membres de ce lobby, on compte deux conseillers techniques, René de Saint-Légier et Gilbert Pérol, puis Bernard Dorin, Philippe Rossillon et, sur place au Québec, Pierre-Louis Mallen, et enfin le relais parlementaire Xavier Deniau. Celui-ci a d’ailleurs fondé, alors qu’il cumulait plusieurs fonctions (conseiller d’État, maire, député, etc.) et avait ses entrées au Ministère des armées, le comité France-Québec de l’Assemblée nationale en 1964.
Tardieu signale que, bien avant le voyage de 1967, de Gaulle avait une idée très précise de la situation du Québec. Après la réunion du Conseil Atlantique qui se déroulait à Ottawa en mai 1963, il fustigea l’impérialisme anglo-saxon. Quelques semaines plus tard, Claude Morin entrait en fonction comme sous-ministre des affaires fédérales-provinciales.
Si l’on peut reprocher à Tardieu son style romancé et quelques maladresses sur la représentation du Québec qui traduisent d’anciens clichés, son ouvrage a le mérite d’inscrire la visite du Général de Gaulle dans le sillage de l’histoire des visites gaulliennes et de celle des rivalités européennes en Nouvelle-France. Ce détour était-il néanmoins nécessaire? Pourquoi ne pas avoir plutôt approfondi la question de la dette de guerre?
La seconde monographie qui a retenu mon attention est celle d’Olivier Courteaux : Quatre journées qui ébranlèrent le Québec (PUL). L’ouvrage est composé de chapitres portant l’intitulé des dates du séjour du général de Gaulle au Québec, du 23 au 26 juillet 1967, plus un chapitre consacré à la conférence de presse du 27 novembre 1967, à la fin du règne du général en avril 1969, puis à l’après de Gaulle. L’ouvrage de Courteaux relève plus de la métahistoire et du commentaire raisonné sur les prises de position gaulliennes vis-à-vis du Canada, du Canada français et du Québec, que d’une simple description factuelle sans éclat ni de rebondissements. La force du propos tient à la connaissance de la pensée militaire du général s’appuyant sur les nombreux essais de ce dernier. Les pages du chapitre portant sur le 23 juillet 1967 sont, par exemple, consacrées à la politique d’indépendance du général de Gaulle, à la Libération, à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun et à d’autres sujets qui témoignent de la pensée géopolitique gaullienne et constituent une synthèse dense caractéristique du penseur des conflits contemporains qu’est Olivier Courteaux. La mise en contexte de l’auteur est synchronique, contrairement à celle de Tardieu, mais la dépasse de loin en profondeur de pensée. Comme les autres auteurs, Courteaux relate les controverses relatives au caractère improvisé ou non du discours et du « Vive le Québec libre ». Il cite un feuillet de la Direction des affaires politiques du Quai d’Orsay qui confirme le 19 juillet que le discours le plus marquant à Montréal sera celui de l’hôtel de ville à Montréal. Cette annonce a bel et bien été faite par Jean-Daniel Jurgensen, même si l’auteur ne le mentionne pas. Entre 1959 et 1964, époque du repositionnement de la France sur l’échiquier géostratégique, Jurgensen avait été en poste comme représentant permanent adjoint de la France à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (en même temps que Deniau).
Toujours dans le chapitre consacré à la journée du 27 novembre, l’auteur évoque les grands développements des rapports France-Québec : prolongement externe des compétences internes, ouverture d’une délégation à Paris, relation directe entre le consulat de France et le Quai d’Orsay après septembre 1967, etc. (p. 115). L’opuscule de quelque 140 pages est bien documenté et la concision de son style fait qu’en peu de pages il parvient à traiter l’essentiel du sujet en y ajoutant comme touche originale une connaissance approfondie des écrits du général de Gaulle – tant les discours que les différents tomes de ses mémoires.
Outre ces deux ouvrages et le numéro spécial de l’Action nationale évoqué au début, la Nouvelle Revue d’histoire (n° 91, juilletaoût 2017) a consacré un dossier à l’histoire du Canada. Éric Branca y consacre un article à la visite du général, qui confère à cet épisode de l’histoire des rapports avec la France une importance historique qui dépasse, du point de vue médiatique et historiographique, les visites de Vincent Auriol, en 1951, et celles de François Mitterand et de Nicolas Sarkozy, notamment en 1987 et 2008, à l’occasion des Sommets de la Francophonie. Un colloque organisé à l’Université Laval le 23 septembre 2017 sur le thème « De Gaulle et la présence du Québec dans le monde » a réuni entre autres Denis Vaugeois, Éric Bédard et le moins connu Jean-Robert Zonda, dont le père Jean Zonda, originaire des Pyrénées-Orientales, fut chef de cuisine de Rideau Hall à Ottawa entre 1952 et 1969. Son rôle, comme adjoint au protocole pour l’organisation logistique de la visite du général de Gaulle en 1967, n’est pas, pour des raisons qui nous échappent, documenté dans les ouvrages recensés ici, alors que la Gazette officielle de Québec du 1er avril 1967 fait état de la création par Zonda, alors officiellement en poste à la Résidence du Gouverneur général, d’une société « Forward Cars » avec trois garagistes de la région d’Ottawa. C’est l’un des détails qui nous échappent encore sur le rôle joué par diverses personnes durant cette visite qui restera gravée dans la mémoire de bon nombre de Québécois.