Résumés
Résumé
Bien que les Trente Glorieuses marquent le début d’une importante diminution de la population rurale et en particulier du nombre d’agriculteurs au Québec, cette période est également le témoin d’un phénomène de « retour à la campagne » ou, autrement dit, d’exode urbain. La nouvelle attractivité des campagnes va favoriser l’apparition d’une nouvelle catégorie de villégiateurs qui acquièrent de plus en plus de terres agricoles à des fins non agricoles. Cet article vise à mettre en lumière les conséquences que pareille appropriation des terres agricoles peut avoir sur la pérennité et la viabilité de l’agriculture de la Municipalité régionale de comté (MRC) de Memphrémagog, un territoire qui connaît depuis les dernières années une diminution de son dynamisme agricole et une présence grandissante de villégiateurs.
Mots-clés:
- villégiature,
- appropriation,
- embourgeoisement rural,
- dynamique agricole,
- requalification
Abstract
While the three prosperous postwar decades marked the beginning of a significant decline of the rural population and, in particular, of the number of farmers in Quebec, this period also witnessed an urban exodus, or “return to the country.” The new attractiveness of the countryside led to the emergence of a new category of vacationers, who acquired more and more agricultural land for non-agricultural purposes. This article aims to highlight the consequences that such appropriation of agricultural land can have on the sustainability and viability of agriculture in the regional county municipality (RCM) of Memphrémagog, a territory that has experienced a decline in its agricultural vitality and a growing presence of vacationers in recent years.
Keywords:
- vacation,
- appropriation,
- rural gentrification,
- agricultural dynamics,
- requalification
Corps de l’article
C’est au 19e siècle qu’apparaît au Québec l’idée d’un séjour de repos à la campagne ou dans un lieu de plaisance. Les inconvénients de la révolution industrielle comme la pollution, le bruit et les problèmes d’hygiène, mais aussi l’influence de la littérature romantique de l’époque poussent la bourgeoisie, en grande partie anglophone, à s’évader à la campagne, à la mer ou dans les milieux forestiers pour s’y détendre. C’est ainsi que des auberges, des hôtels et des villas pour les gens les plus fortunés sont construits dans la région de Montréal, des Cantons-de-l’Est, des Laurentides, du Bas-Saint-Laurent et de Charlevoix (Cadrin et Lessard, 1993). Puis, les innovations technologiques, le développement des transports et les nouvelles législations du travail permettent à la classe « populaire » de s’offrir des vacances (Aubin-Des-Roches, 2006; Perrot et La Soudière, 1998). Plus précisément, la démocratisation de l’automobile et l’augmentation des revenus permettent à des ménages de classe moyenne « d’acquérir de petits lopins de terre en bordure des lacs et des cours d’eau ou à proximité de sites récréotouristiques » (Ministère des Affaires municipales et des Régions [mamr], 2007, p. 3) en milieu rural. La villégiature n’est donc plus l’apanage de l’élite et se répand un peu partout au Québec dans la deuxième moitié du 20e siècle. Progressivement, la villa bourgeoise laisse place au chalet d’été au bord des lacs, des rivières et du fleuve (Cadrin et Lessard, 1993; Roy et al., 2005). Comme l’indiquent Cadrin et Lessard,
[d]epuis le milieu du XIXe siècle, différents facteurs ont favorisé l’émergence de lieux et de mouvements de villégiature. Le désir de l’eau, de la mer, d’air pur et de silence a été déterminant dans ce processus. La villégiature maritime, la villégiature rurale ou cette autre, forestière, nourrie aux paradis de chasse et de pêche, s’inscrivent dans une quête de nouvelles valeurs « curatives » qui inclut le paysage et la quiétude.
Cadrin et Lessard, 1993, p. 14
En effet, les motivations pour un séjour de repos en dehors de la ville ont trait à la différence, l’éloignement, le dépaysement, l’évasion, la détente, le confort, le farniente et l’aventure (Aubin-Des-Roches, 2006), le caractère naturel du site de villégiature étant le critère le plus important (Cadrin et Lessard, 1993). Alors qu’il existe un vif intérêt pour les espaces de villégiature situés en bordure des lacs et des cours d’eau, le phénomène de villégiature tend depuis quelques années à se déployer au sein même du territoire agricole[1] (mamr, 2007; Royet al., 2005). Les espaces agricoles vallonnés à proximité des grands centres urbains, notamment de Montréal, suscitent plus particulièrement l’intérêt des villégiateurs.
Le présent article s’intéresse à la villégiature en milieu agricole. Cette recherche, essentiellement exploratoire, a pour objectif de comprendre l’impact de l’acquisition de terres agricoles à des fins de villégiature. Plus spécifiquement, elle examine les processus d’appropriation de résidences secondaires en milieu agricole, les dynamiques d’embourgeoisement rural ainsi que les modalités de requalification des terres agricoles qui découlent de l’arrivée de villégiateurs. La première partie du texte a pour objectif de faire un retour sur les notions de villégiature, d’appropriation, d’embourgeoisement rural et de requalification. La seconde présente la méthodologie ainsi que le territoire à l’étude, celui de la Municipalité régionale de comté (MRC) de Memphrémagog. La troisième expose les principaux résultats de recherche en ce qui a trait à l’appropriation des terres agricoles par des villégiateurs. Enfin, la dernière partie discute des résultats obtenus.
Mise en contexte
Depuis plusieurs années, on assiste à une transformation de la perception et de l’utilisation des milieux ruraux. Traditionnellement appréhendés comme des lieux d’extraction et de production, les milieux ruraux, en particulier ceux situés à proximité des milieux urbains, sont désormais estimés pour le cadre de vie qu’ils procurent. Des mouvements migratoires de la ville vers la campagne sont enregistrés depuis maintenant plusieurs décennies et ont fait l’objet de plusieurs recherches. Celles-ci se sont notamment intéressées aux caractéristiques des migrants (Royet al., 2005; Solidarité rurale du Québec, 2009) et à celles des milieux d’accueil (Simard et Guimond, 2013), mais aussi aux transformations induites par ces mouvements (Bonnin-Oliveira, 2008; Bossuet et Simard, 2013; Guimond, 2012).
Plusieurs milieux ruraux situés dans le sud de la province sont caractérisés par la présence d’une activité agricole plus ou moins intensive, en fonction de leurs caractéristiques biophysiques. Entre autres, le potentiel agricole de la ressource foncière québécoise varie grandement d’une région à l’autre. Afin de protéger les sols de grande qualité de la région de Montréal, le gouvernement du Québec a adopté, à la fin des années 1970, la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTA). Celle-ci visait à assurer la primauté de l’usage agricole sur les terres faisant partie de la zone agricole désignée par la loi. Les usages non agricoles sont ainsi proscrits de la zone agricole à moins de faire l’objet d’une autorisation d’usage non agricole ou d’une exclusion de la zone agricole par la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) chargée de la gestion de la loi. L’usage résidentiel n’a jamais été proscrit de la zone agricole, les maisons des producteurs faisant partie de celle-ci. Il n’est cependant pas possible de construire de nouvelles résidences, à moins d’obtenir une autorisation. Une seconde loi complète la première, soit la Loi sur l’acquisition des terres par des non résidents (LATNR). Celle-ci stipule que les individus qui ne sont pas résidents du Québec depuis au moins six mois ne peuvent acheter des terres agricoles (Meloche et Debailleul, 2013). Toutefois, l’acquéreur d’une terre agricole n’a pas à détenir un statut de producteur agricole, comme cela peut être le cas ailleurs. Toute personne ayant le statut de résident du Québec depuis six mois et plus peut acquérir une terre agricole. Ainsi, les lois en place n’interdisent pas qu’un non agriculteur fasse l’acquisition d’une terre agricole et des bâtiments qui s’y trouvent pour en faire un usage résidentiel, qu’il s’agisse d’un résident permanent ou temporaire. On assiste ainsi, dans certains milieux agricoles du Québec, à la mise en place de fonctions résidentielles et de villégiature.
La villégiature
Le mot « villa » qui désigne en latin une « maison de plaisance à la campagne » (Lavallée, 1998) est à l’origine du mot italien villeggiare qui se traduit littéralement par « aller à la campagne » (Hervier, 2014). C’est en 1775 que ce terme aurait été introduit dans la langue française sous la forme du mot villégiature qui désigne alors « séjour à la campagne » (ibid.). Roger Brière, un des pionniers de la recherche sur le développement touristique au Québec (Gagnon, 2003), indique que la villégiature se caractérise par :
de longs séjours en un même lieu qu’on affectionne pour ses qualités physiques ou pour la société qu’on y rejoint. Si on peut comparer le tourisme itinérant au nomadisme, c’est de la transhumance qu’il faudra rapprocher la villégiature. Il s'agit bien, en effet, d'une alternance annuelle de quelques semaines à la campagne et de plusieurs mois à la ville. Le villégiateur occupe une villa ou un chalet dont il est le propriétaire ou qu'il a pris en location pour une saison.
Brière, 1961, p. 40
L’auteur mentionne que le villégiateur occupe une propriété, autrement dit, qu’il y a occupation du sol à des fins d’habitation. La villégiature suppose donc la présence d’une résidence secondaire. En effet, selon la Direction régionale de la gestion du territoire public de la Capitale-Nationale (2005, p. 28), la villégiature se manifeste à travers l’utilisation de « résidences secondaires communément appelées chalets »[2] au Québec. Ce type de villégiature dit « privé » désigne « tout séjour effectué à des fins de récréation ou de plaisance hors du lieu de résidence habituel et, le plus souvent, en milieu rural ou forestier » (ibid.). Cette définition s’inscrit en continuité avec celle de Barbier, géographe français, qui explique que la villégiature se caractérise par « la propriété personnelle d’une personne n’habitant pas la commune et d’origine généralement citadine, qui l’utilise habituellement pour ses fins de semaine ou ses vacances, tout en pouvant la louer pour une certaine période » (Barbier, 1966, p. 2). Dans un contexte où la mobilité est aujourd’hui facilitée (Doyon et al., 2013), la pratique de villégiature n’est plus seulement synonyme de vacances d’été préorganisées, à l’inverse de ce que Brière (1961) suggère, mais inclut également des séjours courts, de fin de semaine par exemple.
Le cadre conceptuel
Dans le cadre du présent article, un certain nombre d’éléments conceptuels ont été mobilisés afin de guider notre réflexion. Ainsi, la recherche prend appui sur les notions d’appropriation, d’embourgeoisement et de requalification, trois processus qui peuvent participer à la transformation des territoires ruraux et qui peuvent contribuer à une meilleure compréhension des modifications induites par l’arrivée de villégiateurs.
L’appropriation
Le terme appropriation provient du latin appropriare qui veut dire « rendre propre à une destination, adapter, conformer » (Chaney, 2007, p. 5). Comme l’expliquent Ripoll et Veschambre (2005), l’utilisation de ce terme dans diverses disciplines des sciences humaines et sociales telles que l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, l’urbanisme ou encore la géographie lui donne un caractère polysémique. Dans ses travaux en psychologie environnementale, Fischer la définit comme
un processus psychologique fondamental d'action et d'intervention sur un espace pour le transformer et le personnaliser; ce système d’emprise sur les lieux englobe les formes et les types d’intervention sur l'espace qui se traduisent en relations de possession et d’attachement.
Fisher, 1983, p. 91
La définition que proposent Carù et Cova, issue des sciences de la gestion, vient préciser celle de Fischer :
L’appropriation, individuelle ou collective, se manifeste comme l’exercice d’une autorité, d’un contrôle, d’un pouvoir (physique et/ou psychologique) sur un lieu. Au niveau individuel, l’appropriation est ainsi considérée, comme le fait de faire sien quelque chose, et plus particulièrement l’appropriation de l’espace apparaît comme la construction et la délimitation d’un chez-soi.
Carù et Cova, 2003, p. 49
Plusieurs éléments de ces deux définitions apparaissent particulièrement pertinents, soit l’espace, la possession, l’intervention, la transformation, la personnalisation, la délimitation, la construction et l’attachement. Dans le cadre de cette recherche, toutefois, la définition retenue est celle que proposent les géographes Ripoll et Veschambre : « penser en terme[s] d’appropriation de l’espace conduit […] à envisager l’occupation ou l’usage de l’espace, mais aussi sa production et son détournement, son marquage, sa valorisation ou inversement sa stigmatisation » (Ripoll et Veschambre, 2005, p. 6). Les auteurs associent à leur définition les dimensions matérielle, idéelle et institutionnelle de l’appropriation de l’espace. Dans la présente recherche, c’est avant tout la dimension matérielle qui a retenu notre attention puisqu’elle permet de mieux circonscrire le phénomène et de comprendre la finalité des usages des terres agricoles sur lesquelles se trouvent les villégiateurs. Cela contribuera à une meilleure compréhension de l’effet de l’appropriation de l’espace par les villégiateurs sur l’embourgeoisement rural et la requalification des terres.
L’embourgeoisement rural
Pour mieux comprendre l’origine de la notion d’embourgeoisement rural, il faut remonter aux origines du concept de gentrification, un néologisme d’origine anglaise développé par le sociologue Glass en 1964 (Guimond et Simard 2005) . Comme l’expliquent Guimond et Simard, ce concept fait référence à « la transformation d’un quartier urbain par l’arrivée progressive de résidents de classes moyenne ou aisée qui remplaceront éventuellement les résidents de classes plus modestes, c’est-à-dire de classes ouvrières » (Guimond et Simard, 2005, p. 3). Les études sur la gentrification inspireront deux écoles de pensée, l’une mettant l’accent sur la production et les structures de l’organisation économique du phénomène, l’autre sur la consommation, la culture et le goût (lifestyle) des « gentrifieurs » (Guimond et Simard, 2005; Perrenoud, 2007).
Dans les rural studies, des chercheurs britanniques, notamment Phillips (1993), sont les premiers à s’apercevoir que le phénomène de gentrification s’applique également au milieu rural, donnant naissance au concept rural gentrification (Guimond et Simard, 2007). Selon Guimond et Simard, ce phénomène, aussi appelé embourgeoisement rural, « est généralement associé à la venue croissante de migrants urbains ou ex-urbains qui font le choix de vivre à la campagne, soit à titre de villégiateur, soit comme résident permanent » (Guimard et Simard, 2005, p. 4). Dans le cas des études sur l’embourgeoisement rural, l’approche liée à la consommation (lifestyle) est le plus souvent privilégiée pour expliquer le phénomène, portant certains chercheurs à parler de greentrification pour illustrer « à quel point les urbains sont consommateurs d’espaces verts, renvoyant ainsi à une théorie plus culturelle de l’embourgeoisement, axée sur la demande des urbains désireux de consommer l’espace rural » (Guimond et Simard, 2005, p. 5). Pourtant, la complémentarité des deux approches est aujourd’hui reconnue (Perrenoud, 2007), comme le montre la définition de l’embourgeoisement rural proposée par Simard :
Un phénomène à la fois physique, économique, social et culturel, ce concept évoque une transformation des statuts d’occupation et une recomposition des propriétaires fonciers dans l’espace rural. Il implique le double processus de migration et de colonisation des classes moyenne et supérieure dans cet espace et le déplacement des classes plus modestes vers des lieux plus accessibles à l’extérieur.
Simard, 2007, p. 201
La requalification
La requalification des territoires ruraux résulte en grande partie du phénomène de « rurbanisation » et des transformations résidentielles, de l’implantation d’équipements et d’activités provenant du système urbain qui lui sont associées. Selon Mormont, la « rurbanisation » se traduit par la fréquentation des espaces ruraux par des populations urbaines pour lesquelles la campagne n’a pas un statut de ressource productive (agricole), mais une fonction de cadre de vie (repos, récréation, etc.) (Mormont, 2006). Un phénomène qui entraîne une mutation territoriale ayant pour conséquence de changer le caractère agricole de milieux ruraux au profit d’un caractère plus urbain (Prost, 1991). Pour Thomas Bissuel-Roy, la requalification est un processus qui implique la transformation « d’un lieu déjà construit inséré dans un milieu de vie » (Bissuel-roy, 2010, p. 21). Celle-ci s’applique à la fois aux aspects humains (par exemple, économique, social et culturel) et physiques (par exemple, l’aménagement, le zonage agricole) du territoire. Toutefois, il existe plusieurs processus qui impliquent une transformation et qui ne se rattachent pas au phénomène de requalification. À cet effet, Giasson et Provost (2000) proposent la classification suivante :
Bissuel-Roy explique que la visée associée à la requalification, c’est-à-dire « augmenter la qualité », est trop réductrice, avant d’ajouter que ce terme est en réalité un amalgame de toutes les options mentionnées dans le tableau (Bissuel-Roy, 2010). C’est cette conception polysémique de la requalification des territoires agricoles par les villégiateurs qui est ici retenue. En ce qui a trait à la villégiature en milieu agricole, il s’agirait par exemple du passage d’un territoire à dominance agricole à un territoire à dominance de villégiature (nouvelle vocation principale), et à tout ce que ce processus implique en termes de changement des milieux humain et physique du territoire agricole. En effet, en achetant une terre agricole, le villégiateur contribue à l’augmentation de sa valeur, donc à sa revalorisation. Le villégiateur peut également acheter une terre agricole laissée en friche et choisir de la rendre à nouveau utilisable : il s’agit alors d’une réhabilitation. De même, il peut choisir de rénover les bâtiments se trouvant sur un terrain agricole dans le but de « conserver le caractère originel de l'espace afin de marquer un moment précis de l’Histoire » (Bissuel-Roy, 2010, p. 23). On parle alors de restauration. Les exclusions de la zone agricole et les utilisations à des fins autres qu’agricoles donnent lieu à une réaffectation de la terre agricole. Finalement, le territoire agricole peut être contraint de s’adapter aux nouvelles réalités rurales et agricoles : on parlera alors de réorganisation physique de l’espace et plus spécifiquement de réaménagement (ibid.). Toutes ces dimensions sont pertinentes afin de comprendre les requalifications à la fois physiques et organisationnelles des terres agricoles faisant suite à l’arrivée de villégiateurs et, de facto, les conséquences que cela peut avoir sur les milieux ruraux.
La méthodologie et le territoire à l’étude
Le présent article découle d’une recherche effectuée dans le cadre d’une maîtrise en géographie (Loyer, 2017). L’étude se base principalement sur des entretiens semi-dirigés effectués auprès de 25 personnes de la région de Memphrémagog. Plus exactement, dix producteurs agricoles, dix villégiateurs installés en zone agricole et cinq professionnels et élus du territoire ont été rencontrés pour des entretiens approfondis d’une durée d’une heure en moyenne. Les entretiens avaient pour objectifs de mieux comprendre les perceptions de chacun du phénomène de villégiature en milieu agricole, son ampleur, ses conséquences négatives, mais aussi positives, et des possibles moyens d’intervention afin de limiter les aspects négatifs. Les entretiens ont été enregistrés puis transcrits pour ensuite être codés grâce au logiciel NVivo. Des extraits de ces entretiens seront présentés dans les pages suivantes[3].
La municipalité régionale de comté de Memphrémagog
La MRC de Memphrémagog est située dans la région de l’Estrie (voir carte 1), sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. La région est connue pour son paysage champêtre et ses lieux de villégiature (voir photo 1). La MRC compte 17 municipalités réparties sur une superficie de 1449 kilomètres carrés, dont près de la moitié fait partie de la zone agricole permanente (MRC de Memphrémagog, 2014; Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), 2010). L’économie du territoire est essentiellement axée sur le secteur tertiaire; la population active de la MRC travaillant dans le secteur primaire, incluant le secteur agricole, est peu nombreuse (Statistique Canada, 2013). Plus exactement, s’y trouvent 435 producteurs agricoles répartis dans 296 entreprises agricoles (ibid.). Seul 31 % de la zone agricole est occupée par des exploitations agricoles, comparativement à 54 % pour l’ensemble de la province. Cela s’explique en partie par le fait que le tiers du territoire agricole de la MRC de Memphrémagog n’offre aucune possibilité pour la culture ou le pâturage (classe 7) et qu’un autre tiers comporte des limitations très sérieuses (classe 5). Seulement 0,2 % du territoire possède un sol présentant une limitation modérée restreignant la diversité des cultures (classe 2) (MRC de Memphrémagog, 2014).
Depuis les cinquante dernières années, la MRC connaît un accroissement démographique (7,2 % entre 2006 et 2011) supérieur à celui de l’Estrie et du Québec (Statistique Canada, 2012). Ce sont 48 551 habitants (2011), dont l’âge médian est 48,8 ans, qui se répartissent sur l’ensemble du territoire (ibid.). La municipalité de Magog regroupe plus de la moitié de la population avec 25 358 habitants (MRC de Memphrémagog, 2014). Malgré le vieillissement de la population de la MRC, l’Institut de la Statistique du Québec (2009) prévoit une augmentation démographique de l’ordre de 23,8 % d’ici 2031, la plus importante de la région administrative. En raison de ses attraits naturels tels que les lacs et les montagnes, la MRC connaît un important flux touristique et, de surcroît, l’implantation de résidences secondaires (Duval, 2006; MRC de Memphrémagog, 2014)[4]. En effet, la population saisonnière s’élevait, en 2013, à 17 739 habitants, soit 25 % de la population totale (MRC de Memphrémagog, 2014) . Ainsi, « une personne sur quatre vivant sur le territoire de la MRC n’y habite pas de façon permanente » (ibid., p. 47). Par ailleurs, la proportion de personnes disposant d’une résidence secondaire en zone agricole est évaluée à un peu moins de 10 % du nombre total de saisonniers, selon l'un des répondant de la MRC rencontré dans le cadre de la recherche (R. MRC 3).
Pour faciliter la coexistence entre les utilisations agricoles et non agricoles de son territoire, la MRC a prévu certaines interventions dans le cadre de son plan de développement de la zone agricole (PDZA). Selon elle, les difficultés de cohabitation prendraient racine dans des clivages culturels et socioéconomiques entre anciens résidents (y compris les agriculteurs), villégiateurs et nouveaux résidents (MRC de Memphrémagog, 2005). Parallèlement, celle-ci note que l’appropriation de terres agricoles à des fins non agricoles par des nouveaux habitants, et plus particulièrement par des villégiateurs, est fréquente sur le territoire (MRC de Memphrémagog, 2014).
La villégiature en milieu agricole memphrémagogois
Dans cette section sont présentés des résultats de la recherche en ce qui a trait aux phénomènes d’appropriation de terres agricoles par les villégiateurs interviewés, d’embourgeoisement rural et de requalification des terres et des bâtiments agricoles.
L’appropriation des terres agricoles par les villégiateurs
Afin de mieux apprécier le phénomène d’appropriation qui se met en place suite à l’acquisition de terres agricoles par les villégiateurs, nous cherchons d’une part à déterminer si les villégiateurs interviewés utilisent (à des fins personnelles ou à travers une entente avec un agriculteur) ou non leur terre agricole et les motivations de leur choix. Nous voulons également savoir s’ils ont rénové ou construit leur maison ou leurs bâtiments agricoles et s’ils ont effectué des demandes d’utilisation à des fins autres qu’agricoles.
Les terres agricoles appartenant aux villégiateurs interviewés sont pour la plupart utilisées à des fins agricoles. Certains propriétaires les utilisent à leurs propres fins (potager et production agricole), mais la majorité ont des ententes avec des agriculteurs. Ces ententes concernent pour la plupart une simple coupe de foin. Un seul villégiateur n’a pas d’accord avec un producteur, mais se dit ouvert à la possibilité de mettre à disposition sa terre à des fins agricoles. Pour une grande partie d’entre eux, ces ententes sont informelles et sans échange monétaire, mais dans certains cas, les producteurs offrent des produits en retour :
Dans notre parcelle de 17 acres [6,9 hectares], il y a du bois, mais il y a deux champs, qui sont une extension déjà des terrains de Monsieur [nom de l’agriculteur], donc là on a une entente à l’amiable […] nous on accepte qu’il cultive ces terres-là et aussi, il fait des produits de l’érablière, et ça aussi on a accepté qu’il fasse passer ses fils sur le terrain.
Vil 3
Parmi les villégiateurs interviewés, un seul a une entente formelle locative avec un agriculteur : « On aime bien le fait que la terre qui nous appartient soit louée […] c’est des montants minimes, 200 $ par année. C’est juste pour dire qu’il paye un droit, ça ne paye même pas les taxes » (Vil 4). D’autre part, la quasi-totalité des villégiateurs ayant une entente avec un producteur agricole imposent des conditions spécifiques concernant l’utilisation de leurs terres agricoles : ils n’acceptent pas l’utilisation de produits chimiques, voire n’autorisent que l’agriculture biologique sur leur terrain. D’autres encore ne veulent pas d’animaux trop proches de leur résidence.
Ensuite, parmi les villégiateurs n’utilisant pas leurs terres à des fins agricoles, un mentionne que les conditions biophysiques sont peu propices à l’agriculture, alors qu’un autre explique que l’achat de son chalet est trop récent pour avoir été contacté par un agriculteur. S’il manifeste un intérêt à faire utiliser son terrain à des fins agricoles, il souligne qu’il faudrait que ce soit l’agriculteur qui le contacte pour obtenir une entente, et non l’inverse.
En ce qui a trait au bâti, la moitié des villégiateurs interviewés possèdent des bâtiments agricoles, notamment des granges. Pour certains, il est déjà trop tard, les bâtiments sont des ruines, alors que trois ont effectué des réparations afin d’éviter qu’elles ne s’effondrent. Celles-ci sont bien souvent utilisées comme dépôt de matériel. La volonté de conservation du patrimoine bâti a parfois été évoquée comme l’explique ce répondant :
Il reste une vieille grange, de petite dimension que j’entretiens religieusement. Parce que notre patrimoine bâti au niveau des bâtiments agricoles, tout est en train de s’effondrer, il ne reste presque rien à Potton. D’année en année, il y en a une nouvelle qui s’écrase.
Vil 2
En ce qui concerne le changement dans le zonage agricole, aucun villégiateur interviewé n’a effectué de demande d’autorisation pour utiliser son terrain ou ses bâtiments agricoles à des fins autres qu’agricoles (réaffectation).
La villégiature et l’embourgeoisement rural dans la MRC de Memphrémagog
L’embourgeoisement rural est un phénomène complexe et multidimensionnel qui s’inscrit à la fois dans l’économie, le bâti, le socioculturel, etc. À cet égard, agriculteurs, villégiateurs et répondants de la MRC de Memphrémagog font des constats similaires.
Les dimensions économiques de l’embourgeoisement
L’embourgeoisement rural a une incidence sur plusieurs éléments à caractère économique, et notamment sur la valeur foncière et l’emploi. De manière générale, la vaste majorité des répondants s’accordent pour dire que la valeur des propriétés a augmenté depuis leur arrivée dans la MRC[5]. Dans un même ordre d’idées, ils déclarent que les taxes municipales n’ont cessé de croître, comme en témoignent ces répondants : « Ça a augmenté énormément. […] La Presse, il y a quelques années, ou un an ou deux, avait fait une comparaison. On a les valeurs [foncières] les plus élevées en Estrie en moyenne; les lacs [les] font augmenter » (R. MRC 1).
Oui, oui c’est ça, le prix des propriétés a beaucoup augmenté. Les taxes également, […] parce qu’un des problèmes, c’est qu’on ne peut plus agrandir nos fermes, nous. On ne peut plus déboiser pour s’agrandir, [ça] fait que la personne qui a de la relève qui veut prendre de l’expansion ça lui prend des surfaces, comme j’ai fait avec la terre de mon père. Je l’ai payée un peu trop cher, mais on voulait établir un des jeunes puis là il faut vivre avec, il faut essayer de la rentabiliser.
Agri 1
Depuis qu’on est là, on a eu une augmentation des taxes municipales de façon importante. Bon, on a rénové la maison principale, mais je pense qu’au-delà de ça, ils ont rajouté des critères, dont une taxe sur la vue. Oui parce qu’ils se sont rendu compte que ce qui attirait les gens à acheter dans la région c’était d’avoir une vue ou d’être près du lac Memphrémagog.
Vil 5
À l’égard des changements dans le type d’emploi, les avis sont partagés; les répondants constatent à la fois la perte et la création d’emplois. De manière générale, les répondants conviennent que le territoire n’est pas très dynamique en ce qui concerne la création d’emplois, à l’exception de Magog et des municipalités à proximité. C’est d’ailleurs dans cette portion du territoire que se mettent en place de nouvelles activités tertiaires. Toutefois, certaines personnes vivant dans des portions plus excentrées de la MRC expliquent que parallèlement à une diminution des emplois agricoles dans leur secteur, des emplois « ouvriers » (construction, rénovation, maintenance, etc.) et de type tertiaire sont créés.
Enfin, les répondants constatent l’ouverture de commerces et services (par exemple, un centre de santé, des épiceries biologiques, des magasins spécialisés), notamment dans le secteur de Magog. Dans certaines municipalités plus excentrées, on assiste également à l’ouverture de gîtes, d’auberges, de pâtisseries-boulangeries ou encore de magasins d’alimentation. Cependant, pour près du tiers des personnes interrogées, les milieux éloignés du centre de la MRC connaissent la fermeture d’entreprises. Quant aux agriculteurs, ils insistent sur la disparition d’entreprises agricoles, notamment de fermes laitières.
L’embourgeoisement et le cadre bâti
Le phénomène d’embourgeoisement est dans un second temps constaté au niveau du cadre bâti. Les répondants notent la rénovation de maisons ainsi que la construction de nouvelles habitations. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne se fait pas toujours en continuité avec le style architectural propre au territoire, comme l’indiquent ces répondants : « Nous quand on a acheté, sur le rang c’était beaucoup de maisons qui étaient délaissées et vraiment on voit l’augmentation de qualité des maisons, ils les remanient complètement » (Vil 3).
C’est sûr qu’on en voit des maisons de fermes qui sont bien rénovées, puis bien retapées, puis ils gardent le cachet, ça, c’est vraiment plaisant. Puis dans d’autres endroits, on voit toutes les bâtisses qui sont jetées à terre puis ils mettent une grosse maison. Ça dépend qui est propriétaire. Quand c’est les gens d’Outremont qui veulent avoir une belle grosse propriété […] on voit le gros château monter. Ça, c’est un peu plus malheureux, mais c’est un choix.
Agri 1
À ce propos, les mots tels que « belle demeure », « grosse demeure », « château » et « piste d’atterrissage pour hélicoptère » ont été utilisés par plusieurs répondants, indiquant qu’une esthétisation de l’environnement bâti est bien en jeu dans la hausse du prix du foncier.
Les dimensions socioculturelles et démographiques de l’embourgeoisement
Différents éléments sociaux et culturels associés à l’embourgeoisement rural ont été identifiés par les participants à l’étude. Les répondants notent la mise en place de nouvelles activités, notamment culturelles. Il s’agit pour la plupart d’expositions d’art, de circuits patrimoniaux, culturels et agroalimentaires, de festivals de musique ainsi que d’une fête des vendanges. Ce répondant de la MRC résume la situation :
Le niveau culturel, puis je pense que le patrimonial et les arts sont quand même assez importants. […] Pour l’instant il n’y a pas de circuit, mais il y a quand même des cartes sur ce qui est le volet agroalimentaire, pour essayer d’envoyer des touristes faire des achats locaux ici. […] Je pense que l’important, ce sont les villégiateurs […] qui sont là peut-être juste la fin de semaine, quand vous arrivez le vendredi, vous vous arrêtez faire vos achats chez les producteurs du coin.
R. MRC 3
En contrepartie, plusieurs ont constaté que des personnes quittaient le territoire et qu’il s’agissait d’abord de jeunes. Le manque d’emplois ainsi que leur saisonnalité en seraient les causes principales. D'autres jeunes partent pour leurs études et ne reviennent pas dans la MRC. Pour certains, le prix des propriétés joue également un rôle dans l’exode rural d’une partie de la population plus âgée, comme l’explique ce producteur agricole : « Ce qu’on a remarqué c’est que tous les gens de souche, ils sont presque tous partis à cause [de la hausse des prix du foncier], ils ont vendu et ils sont partis […] parce que la valeur a monté beaucoup et ils n’ont plus les moyens de payer » (Agri 4).
Enfin, de manière générale, ce sont les dimensions économiques de l’embourgeoisement qui dominent le discours des répondants, suivies par les aspects socioculturels, et enfin les éléments ayant trait au cadre bâti. Pour la très vaste majorité, le phénomène d’embourgeoisement s’amplifie d’une manière ou d’une autre.
Les impacts de l’embourgeoisement rural sur l’agriculture
Au-delà des effets sur la valeur des terres agricoles, la villégiature a d’autres effets sur l’activité agricole de la MRC de Memphrémagog. L’installation de villégiateurs favorise le développement d’une agriculture qui peut être qualifiée d’alternative, notamment en ce qui a trait à la mise en place de nouveaux modes de distribution ainsi que par l’offre de nouveaux produits. Des produits biologiques et du terroir sont apparus au cours des dernières années. Ces extraits d’entretien montrent l’intérêt que suscite cette tendance, tant du côté des villégiateurs que du côté des agriculteurs :
Ce que je trouve dans toute la région, c’est que les fermiers deviennent de plus en plus spécialisés. Le samedi, il y a un marché, les gens sont prêts à payer un petit peu plus pour des choses bios… […] Ce n’est pas au niveau industriel, c’est très petit. […] Il y a du fromage d’un peu partout. On a un grand marché de fermiers à Ayer’s Cliff puis il y a du pain à North Hatley aussi. […] Alors il y a des gens qui font une agriculture de niche.
Vil 6
Il y a beaucoup de touristes. […] Au début on vendait dans des restaurants, on préparait des commandes et on les amenait à Montréal. Maintenant ce n’est plus nécessaire, les gens achètent ici. […] Nous on est chanceux […], on fait une viande particulière. Juste le fait de ne pas nourrir aux grains nos boeufs et nos veaux, tu vas te chercher une clientèle pour ça. […] On a délibérément décider de ne pas prendre le petit poulet blanc, d’aller faire une race rustique qui prend douze semaines à élever, mais t’as pas de perte, il est bien meilleur et bien plus beau.
Agri 3
Par ailleurs, l’arrivée de villégiateurs à la recherche d’authenticité contribue aussi à l’émergence d’activités de transformation des productions locales. Ces dernières se font généralement à petite échelle, à la ferme comme activité d’appoint ou dans de petites et moyennes entreprises. « [L]e développement de l’agroalimentaire, puis la transformation à la ferme, c’est par ces gens-là [les nouveaux arrivants villégiateurs] aussi que ça vient. Donc oui ça amène de l’activité économique » (R. MRC 3).
Dans un même ordre d’idées, la présence grandissante du nombre de villégiateurs et de touristes dans la MRC de Memphrémagog amène des entreprises agricoles à miser sur l’agrotourisme, dans le but de diversifier leurs activités et conséquemment leurs revenus.
Nous on a un magnifique domaine, à deux, trois kilomètres d’ici, plus belle vue sur la région [...] le potentiel agronomique est trop faible. Si on veut rendre ça viable, il faut miser sur le tourisme, la villégiature, alors on a développé un modèle d’affaires qui répond aux besoins de la villégiature et du tourisme. Pour nous, c’est absolument fantastique.
Agri 5
Malgré ces côtés positifs, l’arrivée de nouvelles populations « urbaines » crée certains problèmes de cohabitation entre « anciens » résidents, notamment les producteurs agricoles, et « nouveaux » ayant une conception différente de la ruralité. De plus, une majorité de répondants mentionne que ce flux de nouvelles populations entraîne trop de constructions, ce qui affecte le paysage agricole de certaines portions du territoire et peut créer aussi quelques frictions entre les usagers de l’espace rural.
La requalification du territoire agricole
Pour déterminer si l’arrivée de villégiateurs et l’embourgeoisement rural participent à la requalification des terres agricoles, nous avons opté pour trois mesures : la revalorisation, la réaffectation et la réhabilitation. Les données concernant la réhabilitation ont été obtenues dans le cadre des entretiens tandis que celles concernant la revalorisation et la réaffectation ont été recueillies essentiellement dans la littérature.
La revalorisation du bâti et du foncier
Si la majorité des répondants ont noté une augmentation de la valeur foncière depuis leur arrivée dans la région, la MRC précise dans son PDZA que 79 % de la valeur foncière de la MRC est attribuable au secteur résidentiel, le nombre élevé de résidences de villégiature y contribuant dans plusieurs municipalités. Cette proportion est la plus élevée de l’Estrie. Le secteur de la production, dont un des sous-secteurs est l’agriculture, représente quant à lui 3,4 % de la valeur foncière de la MRC, ce qui est minime en comparaison à la MRC voisine, celle de Coaticook, où le même secteur constitue plus de 30 % de la valeur foncière (MRC de Memphrémagog, 2014).
Par ailleurs, bien que le prix des terres agricoles à l’hectare soit en moyenne de 5 665 $ dans la MRC de Memphrémagog, il peut dépasser les 42 000 $ dans certaines portions du territoire[6]. Le PDZA de la MRC mentionne à quelques reprises que l’augmentation de la valeur foncière agricole est en partie due au fait que les propriétés agricoles sont achetées à des fins résidentielles, sans toutefois établir un lien explicite avec la villégiature (ibid.).
La réaffectation du zonage agricole
Depuis une trentaine d’années, plusieurs demandes ont été faites auprès de la CPTAQ pour modifier les limites de la zone agricole de la MRC de Memphrémagog, mais aussi pour autoriser des usages non agricoles en zone agricole. Plus précisément, 320 hectares ont été intégrés à la zone agricole depuis 1987 alors que 477 ont été exclus (MRC de Memphrémagog, 2014). Les modifications au zonage concernent principalement l’agrandissement du périmètre urbain de la municipalité de Magog (R. MRC 3). Plus spécifiquement, il s’agirait de développement résidentiel et, dans une moindre mesure, d’un parc industriel et d’un camping. Si d’autres municipalités formulent aussi des demandes d’exclusion ou d’utilisation non agricole, il s’agit d’un phénomène marginal. Par ailleurs, le nombre de demandes est en diminution depuis 2004 (ibid.).
La réhabilitation des terres agricoles
L’utilisation ou non des terres agricoles à des fins agricoles varie en fonction des conditions biophysiques du territoire ainsi que du niveau de sensibilisation à l’agriculture des villégiateurs, ou encore de leur intérêt pour le paysage champêtre. Certains villégiateurs acquièrent une terre et la laissent en friche, alors que d’autres souhaitent qu’elle soit entretenue. Dans ce dernier cas, des ententes informelles (verbales) et formelles (contrats écrits) pour l’utilisation des terres sont conclues entre villégiateurs et producteurs. La réhabilitation, soit le fait de « rendre utilisable » (Giasson et Provost, 2000), revêt ainsi deux dimensions distinctes, mais complémentaires.
D’une part, il s’agit de « rendre utilisable » par le maintien de la ressource; on évite que la friche s’installe à travers des ententes pour un usage agricole, une coupe de foin ou autre. Les agriculteurs reconnaissent des avantages au fait d’avoir une entente avec un villégiateur : cela leur revient moins cher. « Oui, c’est avantageux pour moi. C’est encore moins cher qu’acheter du terrain. Parce que du terrain normalement il n’y en a plus de disponible […] il faudrait aller loin pour trouver des surfaces agricoles pour mes besoins » (Agri 1). De plus, cela leur permet de prendre de l’expansion. Malgré tout, ce genre d’ententes comporte des inconvénients, notamment le fait qu’elles soient fragiles. Plus spécifiquement, ils expliquent que les contrats à court terme sont moins sûrs et rentables :
On a beaucoup de terres en location où on fait notre foin pour nos vaches. D’une année à l’autre, on ne sait jamais si on va les avoir ces terres-là. Ça fait qu’à un moment donné si on a moins de foin, ça veut dire qu’on a moins de foin pour nourrir nos animaux, puis tout ça. Si toutes les terres qu’on fait en ce moment qui sont louées, on les perd du jour au lendemain, ça change l’entreprise beaucoup.
Agri 7
D’autre part, il peut s’agir de faire de la réhabilitation « en rendant plus utilisable » un terrain pour l’agriculture, c’est-à-dire en améliorant la qualité du sol, des équipements et des installations. À ce sujet, les producteurs agricoles sont limités par les coûts associés à ces travaux d’amélioration et l’amortissement de ces coûts, comme l’indique ce répondant :
C’est toujours un problème parce qu’ils [les villégiateurs] ne veulent pas louer à long terme. Alors si tu dépenses dans leur terrain et l’année d’après tu ne l’as pas, qu’est-ce que tu fais, là ? T’es toujours sur la corde raide là […]. Tu mets de la chaux, du drainage, ça prend un an, deux ans, trois ans avant de se rentabiliser. Tu mets ça et puis dehors ! T’as tout perdu.
Agri 2
Ils ajoutent que les villégiateurs ne participent que rarement aux dépenses pour l’entretien et la fertilisation de leur terrain (par exemple clôtures, temps d’ouvrages, chaux, engrais) :
Souvent ils arrivent ici et ils me disent : « Je veux que tu viennes cultiver chez nous, je veux que mes champs soient verts comme les tiens ». Oui, mais attends un peu là. Ça va te rester à toi, fait qu’il faut en mettre une partie, je vais mettre mon temps, je vais mettre de l’ouvrage, oui je vais avoir un revenu, mais il faut que ça se paye… les affaires, ça se paye. Le tracteur, il n’est pas gratuit, le fuel que je mets dedans, il faut qu’il m’en reste aussi.
Agri 7
Aussi, les producteurs agricoles interviewés ayant une entente avec des villégiateurs croient qu’un encadrement par l’État pourrait être utile afin d’assurer une utilisation et un entretien des terres agricoles à des fins agricoles. Il faudrait selon eux un minimum de cinq ans d’entente pour avoir un retour sur investissement. Ils craignent toutefois que si l’État intervient, cela effraie les villégiateurs qui souhaitent avant tout avoir de la latitude quant à l’utilisation ou non de leurs terres agricoles. Pour d’autres, des avantages fiscaux pourraient également régler le problème de location à court terme avec les villégiateurs.
Si le gars il avait droit à un crédit de taxes sur la superficie cultivée, il forcerait pour nous faire cultiver. Ils seraient tous après nous autres, tu comprends. Lui il aurait un bénéfice à faire. […] Il est remboursé comme un producteur, si ses champs sont cultivés et puis il a 70 % de ses taxes qui lui sont remboursés comme un producteur… il va en chercher un producteur!
Agri 2
Ainsi, la réhabilitation des terres agricoles appartenant à des villégiateurs opère à la fois sur les dimensions physiques du territoire et sur leur accessibilité pour les producteurs.
Discussion
La villégiature occupe une place grandissante dans la MRC de Memphrémagog. Du point de vue démographique, celle-ci comptait en 2013 environ 18 000 saisonniers, villégiateurs et touristes, représentant 25 % de la population totale[7], alors qu'en 2011, les villégiateurs représentaient 22 % de la population totale (MRC de Memphrémagog, 2015b). Du point de vue de l’affectation du sol, la vocation « résidentielle-villégiature » représentait, en 2013, 7,5 % de la superficie de la MRC. Toutefois, bien que l’achat de terres agricoles par des villégiateurs soit un phénomène connu dans la MRC, il n’existe pas de données quantitatives plus précises à cet égard. Il est ainsi impossible de dire avec exactitude la place qu’occupe la villégiature dans le milieu rural agricole du territoire. Cependant, les répondants affirment que celle-ci est en augmentation et transforme avec elle le territoire et les dynamiques qui le caractérisent.
L’embourgeoisement des espaces ruraux de Memphrémagog
L’une des conséquences de l’appropriation de terres agricoles par des villégiateurs est l’embourgeoisement rural, un phénomène décelable à la fois au niveau économique, physique, social et culturel (Simard, 2007). La MRC connaît ainsi une augmentation de la valeur foncière agricole. Il importe toutefois de souligner que si les répondants s’accordent sur cette hausse des valeurs, les causes qu’ils identifient sont variables. Les producteurs mentionnent la demande émanant du milieu agricole pour des terres, notamment dans un contexte d’interdiction de déboisement[8]; la MRC pointe la présence de lacs qui fait augmenter la valeur foncière; alors que les villégiateurs soulignent l’incidence des rénovations du bâti. En effet, d’une part, les personnes venant de l’extérieur, comme les villégiateurs, appartiennent souvent à une classe sociale plus aisée que la population locale/permanente (Simard et Guimond, 2012) et disposent d’un pouvoir d’achat leur permettant d’acquérir des terres agricoles à des prix supérieurs à la valeur marchande. Aussi, bien que l’apport économique des villégiateurs soit reconnu, notamment de par le paiement de taxes foncières ou encore l’achat de produits locaux, leur arrivée dans la MRC est synonyme d’une « concurrence déséquilibrée » en ce qui a trait à l’accès au foncier, incluant les terres agricoles. D’autre part, certains producteurs agricoles sont prêts à débourser d’importantes sommes d’argent pour acheter la terre du voisin, dans le but d’agrandir leur entreprise. Ils ont ainsi un impact dans l’augmentation des prix des terres agricoles. De plus, l’augmentation du prix des terres agricoles s’observe à l’échelle du Québec, voire de la planète (Dostie, St-Arnaud et Brodeur, 2012; L'Italien, 2012), incluant des régions où la villégiature est assez peu présente (par exemple, la Montérégie). Pronovost, qui s’est intéressé à la relève agricole au Québec dans son ensemble, affirme que « l’augmentation du prix des terres est d’abord et avant tout le résultat d’une compétition, et souvent d’une surenchère, entre agriculteurs » (Pronovost, 2015, p. 21). Ainsi, même dans un territoire où la villégiature occupe une place importante, la présence de nombreuses résidences secondaires ne semble pas suffire à expliquer l’augmentation du prix des terres. Celle-ci serait plutôt un phénomène aux causes multiples et ne peut simplement être attribuée à l’installation de villégiateurs.
Par ailleurs, et comme le constatent Ruiz et Domon (2013), les « urbains » venant s’installer à la campagne posent généralement sur cette dernière un regard teinté d’esthétisme, ce qui peut expliquer que les villégiateurs rénovent dans la majorité des cas leur maison de campagne ou, dans une proportion moindre, la démolissent pour en construire une nouvelle. Ainsi, les villégiateurs occupent et utilisent l’espace, le transforment, le marquent et le valorisent, des pratiques qui indiquent qu’il existe effectivement une appropriation de l’espace (Cripoll et Veshambre, 2005). Qui plus est, en raison de l’augmentation du phénomène d’appropriation de terres agricoles par des villégiateurs dans la MRC, on assiste à une recomposition sociodémographique des propriétaires fonciers sur le territoire, un premier élément qui confirme l’existence d’un embourgeoisement (Simard, 2007).
De plus, les villégiateurs participent à l’embourgeoisement socioculturel du territoire. Dans un premier temps, bien que l’apparition d’activités artistiques, culturelles ou dites « tendances » dans les milieux ruraux soit présentée dans certaines recherches comme un phénomène lié à l’arrivée de néoruraux (Doyon et al., 2013; Simard et Guimond, 2012), la présente étude montre que les villégiateurs ont aussi un rôle à jouer dans la mise en place et la pratique de ce type d’activités. Deuxièmement, les villégiateurs semblent enclins à soutenir des initiatives s’inscrivant dans des modèles agricoles dits « alternatifs » par l’achat de produits locaux. C’est pourquoi certains agriculteurs de la MRC ont décidé de miser sur l’agrotourisme, les produits biologiques, de niches ou encore du terroir[9], éléments qui sont aussi révélateurs d’un embourgeoisement rural (Simard et Guimond, 2012). En effet, les agriculteurs ciblent ainsi une clientèle spécifique, tels les villégiateurs qui ont un intérêt plus marqué pour ce type de produit et pour qui le prix ne représente pas nécessairement un obstacle (ibid.). À l’instar des travaux de Le Clanche (2007) et ceux de Villeneuve (2010), les résultats de la présente étude pointent vers une corrélation entre la présence grandissante de villégiateurs dans la région et l’éclosion d’une « nouvelle » agriculture dite plus « paysanne », incluant l’augmentation du nombre de fermes de plus petite taille dans la MRC.
La présence des villégiateurs sur le territoire représente aussi une opportunité d’affaires et de diversification économique pour les agriculteurs. Cela est d’autant plus évident dans les municipalités de la MRC où la population saisonnière est plus nombreuse que la population permanente (MRC de Memphrémagog, 2014). Ainsi, comme les néoruraux, les villégiateurs favorisent le développement d’une économie présentielle, ce qui rejoint les études de Doyonet al. (2013) et Simard (2011) sur les impacts liés à l’arrivée des nouvelles populations rurales.
Finalement, l’embourgeoisement rural peut également impliquer « le double processus de migration et de colonisation des classes moyenne et supérieure dans cet espace [rural] et le déplacement des classes plus modestes vers des lieux plus accessibles à l’extérieur » (Simard, 2007, p. 201). Il existerait dans la MRC de Memphrémagog un phénomène d’exode rural, notamment des jeunes, depuis quelques années, en raison du manque d’emplois. Toutefois, bien qu’on assiste à la fois à une recomposition chez les propriétaires fonciers du territoire et à un exode rural, il n’est pas possible d’affirmer que l’arrivée des uns est responsable du départ des autres. En effet, cet exode apparaît davantage lié à la dévitalisation de certaines municipalités de la MRC, phénomène observable ailleurs au Québec. Cette dévitalisation ne favorise pas la rétention des jeunes qui se dirigent vers les centres urbains, plus attractifs, afin par exemple de poursuivre des études, travailler et acquérir de nouvelles expériences, comme l’exposent notamment Simard, Desjardins et Guimond (2012) ou encore Gauthier et al. (2003) dans des études sur les motifs de migrations des jeunes régionaux. Néanmoins, tout porte à croire que pour les jeunes souhaitant s’installer en agriculture dans la MRC de Memphrémagog, l’accès au foncier reste une difficulté. De ce fait, on peut supposer que ces derniers puissent eux aussi quitter la région. Ainsi, l’acquisition de terres par les villégiateurs n’est pas forcément responsable de l’exode des jeunes en général, mais elle jouerait un rôle dans l’exode des jeunes ayant une vocation agricole. En effet l’appropriation du foncier agricole par les villégiateurs contribuerait à l’augmentation du prix des terres et nuirait à leur achat par la relève.
La requalification des terres agricoles
L’acquisition de terres agricoles par les villégiateurs participe à leur requalification, notamment en ce qui a trait à la revalorisation et la réhabilitation. Si la revalorisation des terres agricoles limite l’accès à la propriété foncière pour la relève agricole, elle limite également leur admissibilité aux avantages fiscaux découlant des programmes agricoles. En effet, « plus les valeurs foncières sont élevées et plus il est difficile pour un producteur agricole d’atteindre le revenu minimal exigé pour avoir accès aux programmes de crédits fiscaux » (MRC de Memphrémagog, 2014, p. 130). À ce propos, 18 % des entreprises agricoles de la MRC n’ont pas réussi à atteindre le revenu minimal en 2013, tandis que la moyenne de l’Estrie était de 7 % la même année (ibid.). Ainsi, les résultats indiquent l’existence d’un lien entre le phénomène de revalorisation des terres agricoles, accentué par leur achat par des villégiateurs, et la diminution du dynamisme agricole.
Toutefois, ce résultat doit être nuancé. Il n’existe pas de données concernant l’utilisation des terres agricoles par l’ensemble des villégiateurs qui en possèdent dans la MRC. Cependant, les villégiateurs interviewés ont généralement des ententes informelles avec des agriculteurs ou se disent ouverts à cette possibilité. En rendant leurs terres disponibles pour un usage agricole, les villégiateurs les réhabilitent puisque celles-ci n’avaient pas réellement d’usage (Bissuel-Roy, 2010), permettant ainsi de maintenir l’activité agricole, d’entretenir les paysages champêtres et, parfois, d’améliorer les sols et les équipements. De plus, les résultats montrent que derrière l’appropriation de terres par des villégiateurs, une mise en valeur indirecte, qui se rapproche d’un système hybride de fermage-métayage, se met en place. Toutefois, compte tenu du côté informel des ententes, cette tendance reste à confirmer. En effet, ce type de location implique généralement un bail à plus ou moins long terme, un loyer, ou un partage des coûts de production et des récoltes entre le propriétaire et le locataire (Brodeur, Dostie et St-Arnaud, 2012), ce qui n’est pas forcément le cas ici selon l’ensemble de nos résultats. Par ailleurs, les agriculteurs de notre échantillon précisent que l’entente concerne la plupart du temps une location à court terme, ou que les villégiateurs peuvent à tout moment y mettre fin, illustrant la difficulté pour les producteurs agricoles de se projeter dans l’avenir. À ce propos, une partie des répondants explique que la récente mise en place par la MRC du service de Banque de terres, résultant du PDZA réalisé en 2014, pourrait permettre un meilleur encadrement de ce genre d’ententes, mais surtout que l’outil pourrait à la fois redynamiser l’occupation du territoire agricole et favoriser le démarrage de nouvelles entreprises agricoles. Plus précisément, la MRC offre un service d’accompagnement dans le but de conclure « des ententes adaptées à la réalité de chacun en favorisant la location, le partenariat, le mentorat, le transfert et le démarrage de nouvelles entreprises agricoles. Le service s’adresse aux propriétaires terriens, aux agriculteurs ainsi qu’à la relève agricole » (MRC de Memphrémagog, 2015a, s.p.).
Ainsi, l’impact global de l’appropriation de terres agricoles par des villégiateurs sur le dynamisme agricole doit être nuancé. D’une part, les villégiateurs contribuent à l’augmentation du prix des terres, cantonnant de facto l’accès au foncier à une catégorie de la population aisée financièrement. D’autre part, ils entretiennent une certaine forme d’activité agricole en prêtant ou louant leurs terres à des producteurs en plus d’être potentiellement porteurs de nouvelles opportunités pour le monde agricole (diversification, clientèle, etc.). Il est donc à la fois possible de dire que la villégiature en milieu agricole requalifie le territoire agricole par la revalorisation qu’elle engendre, mais il est difficile d’affirmer qu’elle modifie son usage et son contenu. Ces résultats diffèrent de ceux obtenus par Prost (1991) pour qui l’arrivée de nouvelles populations urbaines dans les milieux ruraux entraîne une requalification du caractère agricole de ces territoires.
Quoi qu’il en soit, les producteurs agricoles établissent des ententes avec les villégiateurs pour avoir un revenu additionnel, pour prendre de l’expansion tout en évitant d’acheter un terrain et/ou en se spécialisant dans certains types de productions/activités répondant à la demande des villégiateurs (par exemple, maraîcher, biologique, vente à la ferme ou sur les marchés locaux). Il est ainsi possible de dire que les agriculteurs saisissent des occasions pour contrebalancer les stress négatifs auxquels le territoire agricole est soumis du fait de la villégiature, notamment l’augmentation du prix des terres et ses effets.
L’objectif de cet article était de mieux comprendre l’incidence de l’appropriation de terres agricoles par des villégiateurs dans la MRC de Memphrémagog, un phénomène peu documenté. Essentiellement exploratoire, l’étude a permis d’émettre un certain nombre d’hypothèses qui gagneront à être davantage documentées par d’autres recherches plus exhaustives. Ces incidences, positives et négatives, sont nombreuses et participent à divers processus, notamment de requalification des terres agricoles et plus largement d’embourgeoisement rural. D’abord, l’appropriation contribue à l’augmentation de la valeur des terres agricoles, sans toutefois en être la cause unique, ni la cause principale. Conséquemment, elle restreint l’accès à la propriété foncière pour la relève agricole, mettant en évidence une lacune de la LPTA, qui ne limite pas l’usage résidentiel et le non-usage agricole des terres. Selon nos résultats, cette limitation d’accès à la propriété foncière n’est pas synonyme d’une limitation d’accès au foncier lui-même, ou l’est à tout le moins dans des proportions bien moindres. En effet, plusieurs répondants, producteurs et villégiateurs, ont des ententes de location propriétaire-exploitant. Aussi, l’achat de terres agricoles par des villégiateurs ne signifie pas nécessairement une utilisation non-agricole. Si traditionnellement, et encore aujourd’hui au Québec, les terres agricoles appartiennent en grande majorité aux producteurs agricoles, on assiste depuis plusieurs années à leur achat par des non-agriculteurs. L’État n’est pas intervenu jusqu’à maintenant pour limiter, par exemple, l’achat de terres agricoles par des non-producteurs, mais plusieurs MRC, comme celle de Memphrémagog, cherchent à favoriser l’utilisation de ces terres à des fins agricoles à travers la mise en place d’une « Banque de terres » permettant un maillage entre les producteurs agricoles et les autres propriétaires fonciers. Bien que certains acteurs (par exemple l’Union de producteurs agricoles) dénoncent l’achat de terres par des non-agriculteurs, la location apparaît pour une partie des producteurs interviewés, comme la façon la plus sûre de s’installer en agriculture dans la mesure où le métier d’agriculteur ne convenant pas, il n’y aura pas eu d’importants investissements pour l’achat de terres. De plus, certains producteurs agricoles qui cherchent à agrandir leur exploitation apprécient ne pas devoir débourser des sommes importantes pour y accéder. Qui plus est, certains d’entre eux souhaitant faire l’acquisition d’une terre peuvent ne pas avoir l’envie ou les moyens d’acquérir la maison qui s’y trouve, comme le rapporte Ménard (2017). La location (voire le prêt dans plusieurs cas) n’est ainsi pas apparue comme un problème en lui-même. Le problème concerne plutôt le manque de garantie, la quasi-absence de bail à long terme, qui limite les possibilités pour le producteur agricole de se projeter dans un avenir, même proche, d’investir pour améliorer la qualité des sols, voire des équipements et infrastructures. Le manque d’entretien des sols pourrait contribuer à plus ou moins long terme à la détérioration de leur qualité. Même les contraintes concernant les intrants chimiques imposées par plusieurs villégiateurs ne sont pas révélées comme un réel problème pour les producteurs.
Plusieurs études au Québec ont porté sur les migrations vers les milieux ruraux, notamment l’installation de nouvelles populations, dites néorurales, dans les campagnes. Toutefois, très peu ont spécifiquement porté sur l’installation en milieu agricole, et encore moins sur l’installation de villégiateurs en milieu agricole. Comparativement aux personnes qui s’installent de façon permanente dans les milieux ruraux, agricoles ou non, les villégiateurs participent moins à la vie sociocommunautaire et politique des municipalités où ils s’installent. Ils utilisent moins les services publics et privés des milieux. Aussi, ils ont moins d’impact sur le dynamisme économique que les nouveaux résidents permanents et contribuent dans une bien moindre mesure au maintien de services en milieu rural qui sont parfois menacés, comme le bureau de poste, la caisse populaire et surtout les écoles. Toutefois, dans le cas des villégiateurs, il s’agit toujours de migration d’appel, c’est-à-dire qu’ils ont choisi de leur propre gré de s’installer dans ce milieu, contrairement à certaines migrations de refoulement, c’est-à-dire de personnes qui doivent s’installer dans certains milieux parce qu’ils n’ont pas les moyens de vivre où ils le souhaiteraient. On peut présumer que les villégiateurs sont relativement bien nantis, une résidence secondaire ne constituant pas un bien de première nécessité. On peut cependant supposer qu’une partie des villégiateurs interviewés s’installeront de manière permanente dans ce qui est aujourd’hui leur résidence secondaire. En effet, différents travaux (Doyonet al., 2011) montrent que plusieurs néoruraux ont été villégiateurs avant de s’installer de manière permanente.
Dans un contexte d’exode des jeunes dû notamment au manque d’emploi et à une limitation importante des potentiels agricoles comme c’est le cas dans la MRC de Memphrémagog, il apparaît que l’appropriation de terres agricoles par des villégiateurs ne présente pas que des dimensions négatives. L’arrivée de villégiateurs constitue une entrée directe de nouveaux capitaux dans la région, s’inscrivant dans une logique d’économie présentielle. En outre, elle permet bien souvent de maintenir, voire d’améliorer le cadre bâti. Par ailleurs, les villégiateurs apparaissent comme demandeurs de produits issus d’une agriculture dite « alternative » et, dans ce sens, ils contribuent à une transition vers un modèle agricole reterritorialisé, caractérisé par des exploitations, généralement de petite taille, qui proposent des produits biologiques, de niche ou du terroir, et misent sur la proximité.
Parties annexes
Notes biographiques
Fabien Loyer est titulaire d’une maitrise du département de géographie de l’Université du Québec à Montréal. Dans le cadre de ses travaux de recherche, il s’est intéressé à l’incidence de l’appropriation des terres agricoles par les villégiateurs sur l’agriculture.
Mélanie Doyon est professeure au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal et responsable de l’axe Territoire et collectivités locales du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Ses enseignements et travaux portent sur la géographie sociale ainsi que l’aménagement et le développement territorial, plus spécifiquement dans les milieux ruraux et périurbains. Elle s’intéresse notamment aux questions agricoles et aux processus de planification territoriale qui s’y rattachent.
Notes
-
[1]
Cela variant d’une région à une autre.
-
[2]
Le chalet signifie au Québec « maison de campagne » (Ministère des Affaires municipales et des Régions, 2007).
-
[3]
Pour désigner la provenance des extraits, les codes Agri + no pour les producteurs agricoles, Vil + no pour les villégiateurs et R. MRC + no pour les répondants de la MRC ont été utilisés.
-
[4]
La population totale est calculée en additionnant la population permanente et la population saisonnière.
-
[5]
Le nombre d’années de résidence des répondants dans la MRC varie grandement, d’un an ou deux jusqu’à toute une vie.
-
[6]
À titre comparatif, le prix à l’hectare des terres des régions de l’Estrie, de la Beauce ou encore le Bas-du-Fleuve se rapproche des 3400 $ en 2014 (Laliberte, 2015).
-
[7]
Dernier recensement de la population de villégiature disponible.
-
[8]
À la suite de l’adoption du Règlement sur les exploitations agricoles (REA), il est interdit d’augmenter les superficies en culture dans les municipalités situées dans les bassins versants dégradés. Plus spécifiquement, le règlement limite la disponibilité des superficies cultivables aux terres cultivées en 2004 et 2005 ou qui ont été cultivées au moins une fois au cours des 14 saisons de cultures précédentes.
-
[9]
Nous pouvons citer par exemple de petits élevages de lapins, d’agneaux, de moutons ou de bisons; l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac et ses productions de fromages, de confitures et de cidres; plusieurs vignobles; la fabrication de miso biologique; des productions d’épices, de citrouilles ou encore d’argousier; mais aussi des entreprises populaires comme Savons des Cantons ou Bleu Lavande.
Bibliographie
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