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Montréal en évolution : quatre siècles d’architecture et d’aménagement de Jean-Claude Marsan s’inscrit dans le champ d’étude de l’histoire urbaine, poursuivant ainsi une tradition intellectuelle de recherche, qui prend racine dans les publications de Rasmussen (1934) au Danemark, de Lavedan (1947) en France, de Mumford (1961) en Angleterre et de Reps (1965) aux États-Unis. D’ailleurs, Marsan se réfère explicitement à ces auteurs dans cet ouvrage sur l’histoire de Montréal, s’étalant de la fondation de la ville jusqu’à la période contemporaine. À la différence de la discipline de l’histoire, qui se concentre sur les évènements saillants d’une société et sur leurs acteurs, l’approche de l’histoire urbaine associe l’analyse des processus de transformation de l’environnement bâti (dimension concrète) à des facteurs explicatifs tirés des forces sociales, politiques, économiques et culturelles (dimension abstraite). Les transformations observées au niveau du cadre physico-spatial traduisent donc l’existence de phénomènes sociaux sous-jacents. Il s’agit d’une démarche historico-descriptive basée sur la littérature pertinente (archives, monographies, etc.) combinée à l’observation des formes et des espaces urbains, des projets d’architecture et d’aménagement d’une époque donnée, afin de comprendre les dynamiques les ayant façonnés. L’approche développée par Marsan dans son livre est, entre autres, de nature littéraire, exploitant également des images et des plans d’archives (233 illustrations), afin de retracer en détail les diverses phases de formation et de transformation de la forme urbaine de Montréal. Elle fait appel également à une stratégie d’investigation phénoménologique et de validation basée sur les expériences vécues par le chercheur qui appréhende les formes bâties et parcourt les espaces lors de son travail d’analyse.
Soulignons que Montréal en évolution, paru en 2016 aux Presses de l’Université du Québec (PUQ), reprend largement dans ses 420 premières pages le contenu de la première édition parue chez Fides, il y a déjà 44 ans (1974), et de la seconde édition (1976). Dans la troisième édition parue au Méridien (1994), Marsan ajoutait à cet « édifice » qu’est Montréal en évolution une partie plus critique sur le phénomène de « rattrapage » que va connaître la société québécoise dans les années 1960 et 1970. Ce phénomène social va se traduire par des opérations urbanistiques et architecturales modernistes destructrices de la ville héritée. En 1984, lors de la parution d’un essai intitulé Montréal, une esquisse du futur, Marsan émet l’idée de l’émergence, à cette époque, d’une nouvelle tendance d’aménagement qu’il qualifie de postmoderne. Il décèle dans les projets architecturaux et urbains mis en place durant les années 1980 un timide retour à la mise en valeur du « modèle organique montréalais ». Formé des faubourgs qui constituent la grande partie du tissu urbain dense, ce modèle caractérise l’habitat des quartiers anciens de la métropole d’aujourd’hui. Cette ville héritée de la période victorienne s’est constituée de la fin du 19e à la première moitié du 20e siècle, période décrite de manière très approfondie dans son ouvrage.
L’intérêt de cette 4e édition est que l’auteur fait ressortir la persistance d’une dualité, en ce début de 21e siècle, entre les tendances destructives du modernisme ayant donné naissance à l’urbanisme fonctionnaliste et un mouvement prônant plutôt une réinterprétation des traditions historiques qui ont façonné la forme urbaine de Montréal, d’où l’ajout du nouveau chapitre intitulé « Le tango ». N’oublions pas que ce sont les traditions d’édification de Montréal qu’il retrace dans les trois premières parties de son livre. Depuis la première parution en 1974 de son ouvrage précurseur sur l’histoire urbaine de Montréal, un livre très étoffé a toutefois été lancé en 2004, spécifiquement sur le Vieux-Montréal. L’histoire du Vieux-Montréal à travers son patrimoine, sous la direction des spécialistes en patrimoine urbain Madeleine Lauzon et Gilles Forget (édité par Les Publications du Québec), aborde en détail la morphogénèse du tissu urbain de l’ancien bourg fortifié et explique la succession de ses types bâtis, suivant l’évolution des réalités économiques, sociales et culturelles de la société québécoise.
Si Montréal en évolution garde toute son actualité, c’est qu’il ne focalise pas uniquement sur la vieille ville héritée du Régime français. Il aborde également les phases de formation et le paysage bâti typique des faubourgs de Montréal, et ce, sur le canevas hérité du cadastre agricole. L’ouvrage fait ressortir également le rôle déterminant de la Ville de Montréal et de sa Division de l’urbanisme dans la conception et la mise en oeuvre de projets d’aménagement de grande qualité sur son territoire. La Communauté métropolitaine, quant à elle, doit pouvoir pleinement se charger de la planification et du développement à l’échelle de l’agglomération. Un autre intérêt de l’ouvrage est que, bien que Marsan ne présente pas de photos de l’ensemble des bâtiments et espaces urbains abordés dans son analyse et que parfois certains plans auraient mérité d’être agrandis, la nouvelle parution table sur une iconographie de grande qualité, alors que les sources visuelles manquaient cruellement aux premières éditions. Il faut souligner ici l’apport photographique de Marianne Charland de la chaire du Canada en patrimoine urbain de l’Université du Québec à Montréal à ce livre, un des trop rares ouvrages québécois traitant de formes architecturales et urbaines.
Pour conclure, soulignons la pertinence de la notion de « tango » qui vient expliquer la tension régnant toujours entre les projets arrimés au tissu urbain et à l’histoire urbaine de Montréal et les mégaprojets qui incarnent les tendances destructrices des années de rattrapage. Nous pouvons penser au Centre hospitalier de l’Université de Montréal, marqué par une échelle cyclopéenne bien insensible à son lieu d’implantation et que l’on peut opposer au Musée Pointe-à-Callières, qui prend ancrage avec sensibilité et justesse dans l’enfilade des bâtiments de la rue de la Commune. Le livre de Marsan montre l’importance de l’analyse de la profondeur historique d’une ville comme Montréal lorsque l’on veut y établir des projets de design urbain porteurs pour la collectivité et que ses citoyens peuvent s’approprier. Citons comme exemples probants l’aménagement du Vieux-Port et le Quartier International de Montréal, récipiendaires de nombreux prix. Les écrits sur l’histoire urbaine font ressortir que les mouvements politiques et sociaux peuvent et doivent être les forces qui donnent l’impulsion à la construction des projets d’architecture et d’aménagement en adéquation avec les aspirations des citoyens. En ce sens, souhaitons que le changement de garde au niveau des acteurs de la politique municipale puisse faire cesser le « tango ». Cela afin de permettre à Montréal d’instaurer une pratique du design urbain ancrée, soucieuse des résidents et sensible à la notion de continuité historique et culturelle, à l’image des grandes métropoles européennes que sont Barcelone et Paris.