Résumés
Résumé
Comment faire oeuvre utile en tant que chercheur(e)? Malgré l’institutionnalisation croissante des modalités d’articulation des savoirs (savants, disciplinaires, ou tacites) en recherche, une « épistémologie institutionnelle » structure la recherche académique, suivant laquelle les chercheurs ne doivent pas agir en fonction des propriétés constructives (ou transformatives) des connaissances scientifiques qu’ils ou elles produisent. Cette autonomie de la connaissance scientifique représente à la fois une condition importante d’une recherche non réduite à ses vertus instrumentales et un défi pour les projets de recherche partenariale. En partant du récit d’un chercheur dont la trajectoire intellectuelle et professionnelle éclaire des enjeux fondamentaux de la recherche conjointe, notre article s’intéresse en particulier aux voies de dépassement des tensions (épistémologiques, politiques, etc.) qui mettent à l’épreuve la recherche conjointe, en même temps qu’elles la constituent.
Mots-clés :
- recherche conjointe,
- interdisciplinarité,
- transformation sociale,
- récit de pratiques,
- Jean-Pierre Revéret
Abstract
How can we ensure that our work as researchers is useful? Despite the growing institutionalization of the ways in which scientific knowledge is articulated in research, an “institutional epistemology” is structuring academic research according to which researchers may not act based on the constructive (or transformative) properties they produce. This scientific autonomy represents at once an important condition for a type of research that is not reduced to its instrumental virtues and a challenge for partnership research projects. Starting from an account given by a researcher whose intellectual and professional trajectory sheds light on the fundamental challenges of joint research, our article looks in particular at ways of overcoming tensions (epistemological, political, etc.) that put joint research to the test while at the same time as constituting that test.
Keywords:
- joint research,
- interdisciplinarity,
- social transformation,
- account of practices,
- Jean-Pierre Revéret
Corps de l’article
Sur le fond d’un nouvel élan de popularité des « discours sur et de la rhétorique de l’interdisciplinarité » (Larivière et Gingras, 2014, p. 189), plusieurs auteurs questionnent l’ampleur et les impacts réels de ce phénomène (Weingart, 2000; Porter et Rafols, 2009; Larivière et Gingras, 2014; Jacobs, 2017). Si à une certaine époque, ou dans certaines circonstances, l’interdisciplinarité a agi depuis la marge, en tant que projet épistémologique à contre-courant dans l’université ou en sciences, la situation se serait aujourd’hui largement complexifiée, et peut-être même inversée (Leroy, 2004; Jacobs, 2017). Si les conditions de possibilité concrètes de sa mise en oeuvre effective ne se traduisent pas (ou si peu) au plan de l’organisation universitaire, ou vont encore à l’encontre d’importantes contraintes académiques[1], une certaine « rhétorique de l’interdisciplinarité » serait plus influente et plus visible à l’échelle des politiques de la recherche (Larivière et Gingras, 2014; Jacobs, 2017). Son idéal et ses formes institutionnelles entreraient en tension avec les réalités situées des chercheurs, en même temps que son pronostic du phénomène interdisciplinaire contredirait l’analyse bibliométrique (Larivière et Gingras, 2014; Prud’homme et Gingras, 2015).
Comme nous le verrons, c’est sur le fond de telles tensions entre rhétorique et pratique de l’interdisciplinarité que le propos de Jean-Pierre Revéret – chercheur à l’UQAM entre 1978 et 2015, et directeur fondateur de l’Institut des sciences de l’environnement – prend sa pleine valeur et pertinence. Ce qu’il nous livre comme un récit de vie et d’expériences sert de trame et d’inspiration pour éclairer de manière originale des questions difficiles en recherche interdisciplinaire, comme les articulations, voire les rapports de force, entre disciplines (rôle et autonomie de l’anthropologie ou de la sociologie lorsqu’elles collaborent avec la biologie, l’économie ou l’ingénierie), la prise en compte des subjectivités par le chercheur dont les travaux prétendent à une transformation sociale, ou encore la production de connaissances publiables dans les standards académiques.
Afin de situer la présente contribution, tentons donc d’esquisser cette « rhétorique de l’interdisciplinarité » dont l’essor suscite autant d’espoir que de critiques parmi les chercheurs.
Dans la foulée des travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’interdisciplinarité (Apostel, 1972), et de l’étude fondatrice d’Erich Jantsch qui en faisait partie, une série de thèses ont été émises. Elles annonçaient – plus qu’elles n’expliquaient – la transformation du rapport sciences-société et l’orientation croissante de la recherche universitaire vers des finalités extra-scientifiques de nature stratégique et/ou plus signifiantes socialement (Weingart, 1997; Hessels et vanLente, 2008; Fuller, 2017). Depuis le milieu des années 1990, certaines de ces thèses s’avèrent particulièrement visibles et influentes[2] : elles sont mobilisées sous un angle normatif pour affirmer la supériorité de l’interdisciplinarité en tant que mode de production de connaissances (Klein, 2008; Huutoniemiet al., 2010) et la « rationalité d’une participation démocratique décentralisée [en recherche] » (Weingart, 1997, p. 610). Leur prégnance (parfois implicite) paraît aujourd’hui telle que le concept d’interdisciplinarité – ou de « transdisciplinarité » – qui les caractérise en théorie se traduit par la promotion de la figure idéale de la recherche innovante, créative, dynamique, intégrée, socialement pertinente dont les politiques se seraient largement emparées[3]… sans pour autant que les pratiques ne changent de manière nette, comme le suggèrent des travaux bibliométriques récents sur le thème de l’interdisciplinarité[4] (voir p. ex. Porter et Rafols, 2009; Rafols et Meyer, 2010; Larivière et Gingras, 2014).
Selon ces bibliomètres de l’interdisciplinarité[5] et d’autres avec eux[6], une appréciation abusive de l’interdisciplinarité en tant qu’universellement souhaitable en serait donc venue à susciter l’intérêt des décideurs et administrateurs de la recherche, pour devenir in fine l’une des conditions structurantes de son financement. Encore largement cité aujourd’hui, le texte d’E. Jantsch (1972) aurait en ce sens agi en tant qu’instigateur du fort principe d’ambition sociale qui caractérise une telle conditionnalité du financement de la recherche, et la figure institutionnalisée de l’interdisciplinarité qui lui correspond – dite « de la résolution de problème »[7], au sens large, suivant la typologie de Klein (2014, 2017). Et comme si les critiques de cette dernière figure – c’est-à-dire la rhétorique de l’interdisciplinarité qui l’incarne et qu’elle promeut – se trouvaient aujourd’hui forcées de mobiliser l’artillerie lourde face aux abus du concept qu’elle suscite, c’est le bloc tout entier qu’elles paraissent dénoncer lorsqu’elles reprochent au discours sur l’interdisciplinarité (en général) d’être déconnecté de la pratique des chercheurs; d’être implicitement normatif, performatif, et même nuisible à l’innovation et à la créativité; ou encore d’être impressionniste ou sans fondement empirique réel (Weingart, 1997, 2000; Larivière et Gingras, 2014; Prud’homme et Gingras, 2015; Jacobs, 2017). En tant que rhétorique dominante de l’interdisciplinarité, le discours institutionnalisé de « la résolution de problème » et sa critique tendent en ce sens à empêcher que ne soient perçues les nuances internes : l’un comme l’autre minorent la nécessaire distinction entre, d’une part, l’abus opportuniste du concept (Weingart, 2000), et de l’autre, son opérationnalisation sous la forme d’activités situées, collectives, distribuées, et « en devenir » (Jarzabkowski, 2005).
À tout prendre, il semble que si « ses promoteurs en exagèrent l’importance, [il se pourrait bien aussi que] ses opposants la diminue[nt] » (Klein, 2000, p. 24), cependant que les expériences interdisciplinaires n’ont que faire d’une issue au grand débat, multiples, situées et riches d’apprentissages locaux qu’elles sont[8]. Suivant Weingart (2000), nous comprenons donc avant tout ces expériences, ou plutôt leur mise en récits d’interdisciplinarité, comme des discours de soi – collectifs ou individuels. De sorte qu’il paraît crucial d’accorder une place de premier plan aux temporalités divergentes de l’interdisciplinarité[9] : car si ses promoteurs et ses critiques la dépeignent tous azimuts comme une posture, un idéal, une démarche – en gros, comme un « principe d’organisation » (Weingart, 2000, p. 39) – que l’on se donne préalablement à la recherche pour la rendre plus innovante, les récits d’interdisciplinarité racontent quant à eux comment, d’une manière ou d’une autre, le regard rétrospectif d’un ou de plusieurs individu(s)-chercheur(s) découvre a posteriori en quoi une trajectoire s’est avérée plus ou moins interdisciplinaire, plus ou moins innovante, plus ou moins transformative : c’est-à-dire plus ou moins « contenue » par la rhétorique dominante. D’une certaine façon, les trajectoires et récits d’interdisciplinarité s’inscrivent ainsi subrepticement dans le grand débat dépeint plus tôt : ils font voir que l’innovation ne peut pas être planifiée ou prédite (Weingart, 2000), et que lorsqu’une telle entreprise est tentée – comme lorsque l’interdisciplinarité est organisée depuis les sphères administrative et politique de la recherche –, cela pourrait bien tendre à « laisser libre cours à l’opportunisme dans la production de connaissance » (Weingart, 2000, p. 40).
Dans ce qui suit, nous nous intéressons donc à la trajectoire de Jean-Pierre Revéret, en tant que l’une de ces trajectoires individuelles, mise en récit a posteriori. Au fil de sa carrière, ce chercheur s’est en effet intéressé à un éventail large et hétéroclite d’objets de recherche – incluant la pêche et ses quotas, les enjeux et formes du développement, les relations sociétés-nature, l’évaluation d’impacts sociaux et environnementaux, la biodiversité, les outils de modélisation –, qui ont donné lieu à des projets de recherche articulant de nombreux acteurs (syndicaux, économiques, communautaires) et disciplines (économie, sociologie, anthropologie). L’étiquette d’une recherche interdisciplinaire leur a donc été accolée a posteriori, par nous-mêmes. Et sans doute, aux yeux de plusieurs, le parcours de notre chercheur pourrait-il paraître « suspect de dispersion » (Prud’homme et Gingras, 2015, p. 48), et ainsi contrevenir aux normes communes de l’évaluation de la recherche. De là, notamment, l’intérêt de son propos dans le cadre de cette édition spéciale de Recherches sociographiques sur la recherche conjointe.
À l’occasion du présent article, nous concentrons tout particulièrement notre regard sur l’un de ces projets de recherche « multi » – multi-acteurs, multi-disciplines, multi-logiques – réalisés par Jean-Pierre Revéret très tôt en carrière, et dont le cadre fut fourni à l’époque par le Service aux collectivités de l’UQAM, en partenariat avec la CSN. Ses séquences et enjeux se jouent en Gaspésie, entre 1978 et 1984, autour des transformations de la pêche; mais ils se jouent aussi à l’UQAM, puisque ledit projet inspire à notre chercheur le sujet de sa seconde thèse – celle qu’il achèvera–, aux interfaces conflictuelles entre l’économie, la biologie et l’anthropologie. À travers un retour réflexif sur ce projet – auquel nous a conviés généreusement le chercheur à l’occasion d’un séminaire de recherche tenu en février 2016[10] –, se donnent donc à voir les fragiles conditions de possibilité d’une démarche de problématisation conjointe, sur les plans à la fois institutionnel, logistique, méthodologique et politique, mais aussi les changements et mutations entre l’une des formes de la recherche conjointe au Québec au début des années 1980 et celles qui prévalent aujourd’hui sous le vocable de la « transdisciplinarité ».
Le retour réflexif est livré sous forme d’extraits d’entrevues, ponctués de synthèses, afin de restituer une part de l’invisible et de l’indicible qui se perdent lorsque les processus de production de savoirs conjoints sont traduits dans les formes et les modalités conventionnelles de restitution, de partage et de mise en débat de la connaissance scientifique. L’article vise donc moins la présentation majestueuse de bonnes pratiques et bonnes recettes qu’une visite instructive des arrière-cuisines : c’est-à-dire des « non-dits » de la recherche conjointe telle qu’elle s’est construite en pratique pour notre interlocuteur. La sélection des extraits et la rédaction des synthèses a été guidée par un souci de laisser s’exprimer les enjeux, défis, succès et potentialités d’une interdisciplinarité située, et qui n’a pas été autoproclamée ex ante.
Puisque c’est sur le fond des tensions et contradictions structurant la recherche interdisciplinaire (Weingart, 2000) que se déploie le récit, s’y pose tout au long la question de savoir si, en tant que compromis institutionnalisé, la recherche interdisciplinaire peut exister vraiment. Revéret pose la question ainsi : comment peut-on aujourd’hui légitimement « [se laisser] instrumentaliser [en tant que chercheur] par des acteurs qui veulent changer les choses » (Lefèvre, 2016b)? Car c’est bien là, nous dit-il, l’un des points de passage obligés de la recherche interdisciplinaire, dès lors que l’on aspire à sa « réalité »…
À vous la parole, donc, monsieur Revéret.
Trajectoire individuelle et configuration institutionnelle : la recherche-action comme stratégie d’« entrée de carrière » au début des années 1980
Remarques liminaires : l’occasion interdisciplinaire d’une thèse ratée
C’est un drôle d’exercice auquel on m’a convié. Ce n’est pas du tout aussi simple que je croyais [de répondre à la question : « qu’est-ce que j’ai fait de transdisciplinaire dans ma vie?]
Par exemple, je te racontais à quel point ça avait été important pour moi de rater ma première thèse. Si je ne l’avais pas ratée, je n’aurais pas fait celle qui m’a amené à être dans ce coeur d’interdisciplinarité. J’aurais certainement été un meilleur économiste. J’aurais certainement mieux gagné ma vie, parce que je n’aurais pas été prof. J’aurais été un spécialiste de la formation des coûts dans la gestion des déchets… Tout cela, je ne pouvais pas le dire devant toute une salle [comme je le fais maintenant], mais à toi, dans ton bureau, je pouvais le dire. Donc [aujourd’hui] c’est cela qui rend difficile l’exercice, mais en même temps, je me suis aussi rendu compte que c’est ce qui le rend utile. Alors on va essayer d’aller vers les non-dits qui, d’une certaine façon, exposent. Ça rassure, ces non-dits. On n’a pas la maîtrise sur tout : il y a des opportunités… il y a des choses qui arrivent dans la vie, aux moments où on prend peur, et puis après on sait qu’on les jette, et qu’on peut organiser autrement son cheminement. Alors parmi mes propres non-dits, c’est peut-être le premier point [cette thèse ratée]. Deux mots là-dessus donc…
Je partais en Angleterre faire une thèse après une maîtrise en économie du développement et un DEA en écologie appliquée, avec les deux perspectives écologie-économie. Ce double regard que j’avais déjà est ce qui m’a marqué tout le temps de ma vie. Mais le sujet dont je devais être porteur, c’était celui d’une analyse comparative de la formation des coûts de systèmes de gestion de déchets. Les conditions sociales influant sur la recherche, eh bien, un changement majeur dans la gouvernance de la gestion des déchets en Angleterre, dans les mois qui ont précédé mon arrivée à l’université où j’arrivais comme assistant, a fait que c’est devenu un enjeu politique majeur : changement de niveau de gestion au principe de subsidiarité, qui a fait que ça passait de la commune à la région. Et toutes les données dont j’avais besoin étaient devenues secret défense, quasiment. Je me suis retrouvé dans l’impossibilité de pousser cette question. Et ça a vraiment été dur à prendre, mais ça a été ça. Et c’est ce qui fait que je suis arrivé comme immigrant au Québec, en 1978.
Au lieu d’arriver avec une thèse, je suis arrivé avec un DEA, mais pas de thèse. Et c’est ça, finalement, qui a tout fait : le département de biologie de l’UQAM, sur la base de mon DEA en écologie appliquée m’a recruté comme chargé de cours, puis comme assistant de recherche dans le contexte du développement du programme de maîtrise en sciences de l’environnement, qui n’avait que quelques années à l’époque, et qui devait avoir un cours sur les questions de gestion et d’économie de l’environnement. Alors j’ai plongé dans cette ouverture-là […] et de fil en aiguille, j’ai donné des cours de statistiques.
Parce qu’il n’y a rien de plus commun entre les disciplines que les statistiques, ça m’a donné une raison d’être dans ce département. (Lefèvre, 2016b)L’interdisciplinarité d’un temps à un autre : « … peu de publications. Mais on n’est pas aujourd’hui… »
Et deux années plus tard, un poste s’est ouvert – et cela, je le mentionne parce que les institutions changent quant à leurs façons de définir les choses, si l’on peut dire : le poste a entre autres été défini pour renforcer l’interdisciplinarité dans les sciences de l’environnement. (Lefèvre, 2016b)
Plusieurs départements l’auraient voulu [ce poste], et il n’y avait pas de structure à l’époque. Le seul lieu où cela prenait toute sa raison d’être, c’était à la maîtrise en sciences de l’environnement. J’avais très peu de publications. Mais on n’est pas aujourd’hui. Ça pouvait se jouer comme ça. (Lefèvre, 2016a)
Alors quand vous avez justement une partie de votre formation en économie et l’autre en écologie, et que vous l’avez intégrée dans les enseignements, eh bien, j’ai eu la chance qu’on me donne ce poste. Mais toujours pas de thèse, et aucune certitude de pouvoir rester à terme. (Lefèvre, 2016b)
Ça m’a coûté pas mal de réactions d’autres départements qui disaient : « Mais qu’est-ce que c’est que ça, ce petit jeune! » Ils n’étaient pas très contents. Mais bon, c’est comme ça. (Lefèvre, 2016a)« Des connaissances… pour changer les choses » : l’interdisciplinarité et la recherche conjointe entre anarchisme épistémologique et pragmatisme?
Rapidement après être entré à l’UQAM, une des collègues du département m’a dit : « Écoute, je connais un économiste qui parle comme toi. Vous avez quelque chose de commun. Je vais vous faire rencontrer ». Il était un peu l’épistémologue du département. Il enseignait l’histoire de la pensée économique. C’était vraiment un anarchiste épistémologique, se moquant méchamment de tous ses camarades trop pris dans leur positivisme et leur éloignement de l'écologie, de l’économie comme d’une science morale, tout aussi critique des marxistes pris eux-mêmes dans leur dogme. Et le département à l'époque était vraiment un noyau de solides marxistes, des néo-keynésiens avec une obédience plus sociale et de gauche et encore un peu de néo-classiques, mais pas trop. (Lefèvre, 2016a)
Très rapidement, on se met à réfléchir ensemble, à devenir des « chum » épistémologiques. On se gargarisait des logiques en tension entre économie et écologie. Et c’est là que les choses s’emboitent assez vite. (Lefèvre, 2016a)
C’est là que se présente le premier projet dans lequel j’ai plongé, et qui va ensuite beaucoup marquer ma carrière, à l’interface entre l’activité économique et les impacts – environnementaux, sociaux –… toutes sortes de relations, pas nécessairement positives, et souvent négatives. (Lefèvre, 2016b)
Le service aux collectivités de l’UQAM avait un projet de la Confédération des Syndicats nationaux (CSN) : cette espèce de demande sur la gestion de la pêche à la morue en Gaspésie à laquelle j’ai répondu avec mon « chum » épistémologique. Moi, ça me fait en chemin comprendre qu’il y a quelque chose d’autre à faire, et de là est née ma nouvelle thèse. On a remis ensemble une espèce de monographie stratégique à la CSN, qui était un document de connaissance de l’ensemble du contexte de la gestion des pêches dans le golfe du Saint-Laurent, et qui se terminait par un document qui, lui, n’était pas publié, mais qui était l’ébauche d’une stratégie pour eux. (Lefèvre, 2016a)
Pour Revéret, l’interdisciplinarité n’a donc rien de la « stratégie de fin de carrière » qu’elle incarne aujourd’hui pour certains chercheurs (Prud’homme et Gingras, 2015), ni non plus de l’injonction paradoxale qu’elle peut constituer pour les plus jeunes. Face à son institutionnalisation croissante, les jeunes chercheurs actuels peuvent en effet ressentir « une pression accrue de l’établissement pour réaliser des projets interdisciplinaires », alors même qu’ils demeurent « plus sensibles [et dépendants face] aux canons et aux contraintes de l’évaluation académique, laquelle demeure disciplinaire » (Prud’homme et Gingras, 2015, p. 43).
Bien au contraire, à travers le dispositif institutionnel que constitue le Service aux collectivités de l’UQAM[11], les deux économistes ont l’occasion de mettre à l’épreuve leur hétérodoxie épistémologique. Cette expérience, en plus d’outiller Revéret sur le plan conceptuel, permet l’essor d’une carrière qui s’ouvre très vite sur l’interdisciplinarité.
Entre 1978 et 1984, l’interfaçage interdisciplinaire gagne en pertinence, et ses promoteurs en influence (Crespin et Clavier, 2016). Alors que l’« épistémologie institutionnelle »[12] (Le Moigne, 2012) se trouve en quelque sorte convoquée au banc des accusés, face aux enjeux nouvellement perçus de la « technoscience » (environnementaux, sociaux, politique, etc.), l’idée de doter la recherche d’une « conscience » ou d’une « visée sociale » supérieure (Jantsch, 1972) prend son essor. Dans son texte de 1972, Erich Jantsch posait ainsi le problème :
[traduction] La tâche ne consiste à rien d’autre que de bâtir une nouvelle société, avec de nouvelles institutions à son image. Puisque la technologie est devenue le plus puissant agent de changement au sein de notre société, des batailles décisives se gagneront ou se perdront en fonction du sérieux que nous accorderons à l’enjeu de restructurer le “système conjoint” de la société et de la technologie […]. Plus que toute autre chose, notre aptitude à façonner activement notre futur dépendra du point et du rythme auxquels ces institutions clés – ou les types tout à fait nouveaux d’institutions les remplaçant – acquerront la capacité de gérer efficacement les systèmes d’une manière intégrante, en coupant à travers les […] dimensions [disciplinaires]. En lieu et place d’une formation pour des carrières et professions bien définies et unidirectionnelles (par la duplication de compétences existantes), nous avons besoin d’un type de formation qui suscite le jugement dans des situations complexes et dynamiques. Plutôt que de livrer des contributions de recherches spécialisées et fragmentées et des consultations passives, l’université doit jouer un rôle actif dans la planification de la société, et en particulier, dans la planification d’une science et d’une technologie qui soient au service de la société. (Jantsch, 1972, p. 101-102)
En se rappelant la fin des années 1970 et le premier projet de recherche qu’il entreprenait alors, Revéret évoque d’ailleurs la montée en popularité d’une « recherche-action » que l’on conceptualisait déjà, comme en réponse aux enjeux évoqués par Jantsch (1972), « dans des termes très proches de ce qui deviendra après la transdisciplinarité » (Lefèvre, 2016b). Mais si toutes les potentialités d’une recherche interdisciplinaire semblaient alors être en voie d’actualisation et de consolidation, ces mêmes potentialités paraissent aujourd’hui au mieux s’être mitigées ou transformées, et au pire, être disparues.
De nos jours, en effet, devant la représentation commune des projets inter et transdisciplinaires en tant que fondamentalement inadaptés à la formalisation théorique (Prud’homme et Gingras, 2015), et l’idée corolaire qu’ils « empêche[nt] un jeune chercheur de “monter en gamme” et en généralité » (Prud’homme et Gingras, 2015, p. 48), peut-on encore endosser légitimement l’interdisciplinarité comme un anarchisme épistémologique, ou même comme un pragmatisme, tel que le fit Revéret? Cela semble peu probable. Dès lors que le paradoxe qui sous-tend l’interdisciplinarité en de nombreuses circonstances n’est pas explicité (Weingart, 2000), le motif historique du social service, ou de la social robustness en recherche transdisciplinaire peut-il s’actualiser autrement qu’en tant qu’artifice, ou pire, en tant qu’opportunisme? Peut-on, en somme, encore aujourd’hui injecter du sens dans l’expérience interdisciplinaire, sans pour autant en sacrifier l’esprit ou, sinon, sa propre carrière de chercheur?
À propos de ces enjeux, Revéret précise :
Quelles formes cela peut-il prendre, la connaissance produite dans le cadre d’un tel projet de recherche? La recherche-action pour le monde syndical – et je dirais autrement, en généralisant, appelons-la la recherche inter et transdisciplinaire – ne produit-elle que des connaissances utiles à l’action d’un petit groupe? Ou est-elle aussi capable de contribuer à l’une des disciplines qui contribuent à la démarche? Parce qu’on dit très souvent aujourd’hui : « oui, mais ça ne fait pas de publications ». Mais en même temps, c’est parce que souvent, il n’y a pas le souci de faire de la publication. Mais ça peut être fait. Il faut l’avoir en tête. [L’interdisciplinarité et la disciplinarité] ne sont pas des vases étanches. Il n’y a pas la bonne science d’un côté, et la science pour les syndicats de l’autre. Pas du tout! Le CINBIOSE à l’UQAM en est un excellent exemple, à la fine pointe. Mais déjà, à ce moment-là, vers 1980 [c’est-à-dire avant que n’existe le CINBIOSE], on a réussi des trucs assez intéressants avec Karen Messing, qui après en sera l’une des fondatrices[13].
Voilà les deux formats que ça a pris à l’époque, la restitution de nos travaux : 1) un tiré à part dans le International Journal of Health Services, et ça a donné un papier qui s’appelle : Are Women in Female Jobs for Their Health? A Study of Working Conditions and Health Effects in the Fish-Processing Industry in Quebec, Messing et Revéret (1983). C’est tout à fait un ajout honorable dans le CV de chacun, si vous voulez. Ça expose que les rapports de genre en entreprise sont biaisés : on dit en permanence qu’on permet aux femmes de travailler dans des emplois moins exigeants, mais l’étude montre très bien qu’au contraire, la seule différence, c’est qu’on ne les mettait pas dans des postes où il y avait des grosses charges à soulever. Mais que les cadences, les rythmes et les conditions de travail étaient pires encore que celles dans lesquelles étaient leurs compagnons masculins. Et ça, c’est un papier qui a fait beaucoup de chemin. […]
Une recherche de ce type ne peut faire l’objet d’aucune concession à la rigueur méthodologique. Ça, je pense que c’est le premier point, parce que bien évidemment, la première chose que tout autre acteur social voudrait, qui n’aurait pas les mêmes intérêts que la CSN dans ce dossier-là, serait de planter votre travail. Ça, c’est la première chose. Donc les exigences de rigueur – et je peux vous garantir qu’une revue par les pairs ça peut être gentil, par rapport à une revue par un acteur qui n’est pas bienveillant, un qui cherche au contraire à trouver la bibitte –, c’est extrêmement important. […]. Ça permet d’aller dans le sens de donner des connaissances à des acteurs pour changer, mais aussi de publier de façon plus classique. (Lefèvre, 2016b)
À travers un tel propos, le chercheur renverse donc en quelque sorte les évidences en suggérant la possibilité, face « aux canons et aux contraintes de l’évaluation académique » (Prud’homme et Gingras, 2015, p. 43), de faire coup double : « donner des connaissances à des acteurs pour changer [les choses] », et « publier de façon plus classique » (Lefèvre, 2016b). Mais dans quelle mesure le déroulement du projet mené à l’époque a-t-il permis de remplir ce double objectif?
Raisons et passions de la recherche conjointe : « servir à changer les choses »
Pour Jean-Pierre Revéret, l’interdisciplinarité et la recherche conjointe – à laquelle elle se lie pour lui presque naturellement – paraissent donc se présenter dès le début comme une forte intuition pragmatique – il s’agit en effet de « changer les choses » face à la mauvaise gestion des ressources naturelles –, tout autant que comme une occasion fortuite dont il veut et sait saisir les ressorts circonstanciels. Le projet dont il est question ici agira en effet comme « déclencheur » d’un intérêt pour la pêche – ses modèles économiques et biologiques, son droit des mers, ses enjeux de pouvoir… De cet intérêt émergera la question de thèse, de même que, suite à la soutenance, un statut d’expert interdisciplinaire pensé sciemment pour porter une rhétorique influente en faveur du changement social souhaité :
Après le projet de la CSN entrepris via le Service aux collectivités de l’UQAM, ma question [de thèse] était devenue : La surpêche est un fait, elle est avérée dans la zone des Grands bancs de Terre-Neuve. Elle a commencé dans les années 60-70, et là on était peu de temps après que le constat ait été fait. La question était donc : la gestion des pêches est foncièrement construite sur un double modèle biologique et économique qui émet des prescriptions de gestion. Est-ce que le système a échoué parce que les prescriptions émises le sont par un modèle qui est trop loin de capter la réalité, et donc qui informe mal? Ou est-ce qu’il informe bien, mais ce serait un système de tricherie des pêcheurs suffisamment institutionnalisé pour qu’effectivement les deux échouent (puisqu’on n’est pas une ferme laitière, on ne contrôle pas aussi bien la pêche que la production de blé à l’hectare)? […]
Lefèvre, 2016a
En plus de s’avérer décisif pour la thèse, le projet « déclencheur » a suscité « une très forte mobilisation » de la part des acteurs de l’industrie de la pêche à la morue en Gaspésie, et « très rapidement amené à travailler avec d’autres que simplement l’économiste » (Lefèvre, 2016b). De sorte que, tel que Revéret l’énonce lui-même, « ce qui est important quand ça marche, c’est de voir en quoi une telle recherche, dite orientée vers l’action, n’a pas subi le même sort qu’un grand nombre des travaux qu’on peut faire : à savoir, être tablettée. Comment est-elle reprise par l’acteur qui l’a demandée? Et quelles formes ça peut prendre? » (Lefèvre, 2016b).
Pour notre interlocuteur, comme nous le verrons à travers l’extrait qui suit, ce qui fait le succès d’une recherche « dite orientée vers l’action » relève de l’« histoire que l’on parvient à raconter » en tant que chercheur, à partir des connaissances produites, c’est-à-dire à partir « du même type d’info que l’on trouve dans un rapport de recherche » (Lefèvre, 2016b). C’est dire, en d’autres mots, que ce qui s’avère décisif pour que la recherche « serve à quelque chose » (tel que l’entend Revéret), c’est la qualité symbolique du produit destiné aux acteurs porteurs du changement : celle du texte qui sert à restituer la connaissance, d’une part, et celle du vecteur, ou du support par lequel ledit texte est transmis, porté, etc. vers les acteurs.
Des cadres institutionnels ont par ailleurs largement déterminé les conditions de possibilité et de succès du projet, tel qu’il nous est aujourd’hui raconté :
Alors à l’UQAM, 1976, se signe un protocole qu’on appelle le protocole CSN-FTQ-UQAM, qui est maintenant est le protocole CSN-CSQ-FTQ. Il permettait – et permet encore, mais pas avec les mêmes moyens – de rendre accessibles à des centrales syndicales les ressources humaines présentes dans les départements sur des problématiques d’intérêt pour le syndicat, dont les thématiques (donc les objectifs) vont être déterminés – et, vous allez voir, co-construits – par les chercheurs et le syndicat […].
La CSN, en 1980, dans le cadre de ce protocole, demande [donc] à l’UQAM un projet de recherche sur le devenir et la situation du secteur des pêches au Québec, parce que la CSN syndiquait les employés de plusieurs usines de traitement du poisson en Gaspésie. C’est un secteur dont le travail est limité dans le temps, précaire et lié à des fluctuations du poisson, à des fluctuations des marchés et à la saison de pêche qui est restreinte. Donc, vraiment, un groupe d’employés avec des conditions difficiles au point de vue salarial, et difficiles au point de vue relations de travail. Et la CSN voulait se donner les éléments d’une politique d’intervention dans ce secteur, parce qu’elle était toujours face à des acteurs qui avaient des discours, par exemple sur la ressource, des discours en quelque sorte incompatibles avec les logiques qu’elle adoptait dans les autres secteurs. Elle manquait d’une intelligence du secteur des pêches.
Donc avec ce même collègue épistémologue, on a soumis un projet que l’on avait construit avec la CSN dans le cadre du protocole, et nous avons eu le moyen de mener cette étude-là. Au départ, l’idée était bien de comprendre les logiques à l’oeuvre dans le domaine des pêches, comment les différents acteurs se positionnaient, pour que la CSN puisse faire quelque chose avec cela. (Lefèvre, 2016b)Quand on « est instrumentalisé par des acteurs qui veulent changer les choses »
L’enjeu principal dans les usines n’était pas déterminé par la morue… en fait il l’était, en ce qui concerne la durée de la pêche. Mais il ne l’était pas pour les conditions de travail. Et décider d’aborder cela sans ce qui est devenu par après le CINBIOSE, ça n’avait pas de sens à l’UQAM[14]. Karen Messing était collègue de département et elle s’est impliquée avec nous dans cette recherche très concrète, partout où il ne s’agissait pas de faire la monographie stratégique – c’est-à-dire qu’elle a aidé à comprendre le rôle des acteurs dans le secteur des pêches. Tout ce qui était l’enquête en usines, elle a été menée avec la rigueur d’une approche dite de la santé-sécurité au travail.
Et donc très forte mobilisation de la part de Karen Messing, de nous, oui, mais de la CSN aussi, autant au niveau centrale, de la fédération du commerce, des délégués syndicaux dans les usines, et de ce que l’on pourrait appeler les représentants syndicaux en régions, pour contribuer à chaque étape à affiner l’information. Parce qu’en région, et vivant dans le monde de la pêche – on ne peut pas employer le terme « connaissances traditionnelles », mais… –, ce sont des connaissances qui sont déposées chez un certain nombre d’acteurs, et qu’on a pu collecter, allant jusqu’à des sous-ministres des pêches qui eux, sont heureux que quelqu’un se pose la question de manière critique, et qui vous lâchent des confidences, mais dont vous n’imagineriez jamais qu’elles puissent être faites : l’existence d’un rapport non diffusé, etc.
Donc nous sommes instrumentalisés par des acteurs qui veulent changer les choses. Et c’est étonnant. J’ai été extrêmement surpris de ce pouvoir qui nous avait été comme donné, en fait, en quelque sorte. […] Ce rapport […] a donné lieu à une série de recommandations. C’était un rapport assez substantiel, mais […] ce document de synthèse, d’analyse et de propositions qui a été déposé a finalement été complètement adopté.
Dans ces cas-là, on ne sort pas les diplômes qui en ont découlé [pour mesurer le succès]. Ce sont des mots qui vous ont laissé quelque chose : c’est [par exemple], à la fin de toute l’histoire, le président de la CSN du moment – Norbert Rodrigue […] : on est là à la fin de l’étude en 1982, deux ans plus tard. Norbert Rodrigue reçoit les rapports, et ce qu’il précise c’est qu’en assemblée du conseil central, ils les ont transformés en politiques de la CSN dans le domaine des pêches. Donc voilà un matériel intéressant pour voir où nous en sommes par rapport à cette époque. Alors ça, c’est l’étape recherche orientée vers l’action.
Et ce qui est important maintenant, c’est de voir en quoi une recherche dite orientée vers l’action n’a pas subi le même sort qu’un grand nombre des travaux qu’on peut faire : à savoir, être tablettée. Comment elle est reprise par l’acteur qui l’a demandée? Et quelles formes ça peut prendre? […] Voilà les deux formats que ça prend : un tiré à part dans le International Journal of Health Services […]. C’est tout à fait honorable dans le CV de chacun […]. Et ça, c’est un papier qui a fait beaucoup de chemin. Mais je le trouve moins important que celui-là. [J.-P. Revéret brandit alors une bande dessinée dont la couverture illustrée affiche une morue en personnage principal]. (Lefèvre, 2016b)Le rôle de l’artiste local
[Cette bande dessinée] ça a été la transformation de l’ensemble de ces résultats – édulcorés, oui, pour qu’ils puissent être plus digestes –, mais transformés en bande dessinée de vingt-trois pages néanmoins, qui a été tirée à cinq mille exemplaires pour être distribuée à travers la Gaspésie […], là où il y a de la pêche, de façon à inviter les gens intéressés dans les usines à venir assister à des cours sur le secteur des pêches, que j’ai donnés pendant deux ans : deux ans où je suis allé donner des formations aux Iles-de-la-Madeleine, etc. – c’était rare dans des usines qui vivaient une phase de croissance. Tout cela dans l’idée que la connaissance en question n’est pas seulement utile aux gestionnaires, mais qu’il est important qu’elle soit partagée par les syndiqués de base aussi.
Donc c’était vraiment fascinant, parce que c’était à multiples niveaux… Et à un certain moment, je me retrouve à faire cela, et il y a le directeur de l’une des usines de Pêcheurs Unis qui a écrit à l’UQAM pour la remercier de cette intervention auprès de ses employés, alors qu’il savait très bien que c’était fait dans le contexte d’un mouvement syndical. Donc il y a toute une machine qui peut se mettre en marche, et qui rend la connaissance utile à différents niveaux, si vous voulez. (Lefèvre, 2016b)Pour « rend[re] la connaissance utile à différents niveaux » : « raconter une histoire »
L’important, c’est de […] raconter une histoire, sinon les gens ne la liront pas. Dans cette histoire, on retrouve le même type d’info que dans un rapport [de recherche], mais là [dans ce rapport illustré] vous avez des parents et des enfants qui tiennent la corde de pêche qui montrent les emplois, et puis vous avez chaque poisson, de l’autre côté, qui nous raconte un peu les fluctuations, etc. Et en arrière il y a la morue qui nous raconte toute son histoire, et qui témoigne de son intérêt, et qui dit, en gros, qu’elle a les mêmes intérêts que dans les usines. (Lefèvre, 2016b)
Elle raconte depuis les bateaux, donc tu as un aspect historique bien sûr, ça remonte à l’époque des pêcheurs basques qui venaient sur les côtes. Elles étaient fort nombreuses. Évolution de tout ça : comment est arrivée la surpêche ; comment se fait la transformation ; qu’est-ce que ça représente en terme de valeur économique, de valeur ajoutée ; comment l’arrivée de la crevette a compensé la baisse de la morue. C’est vraiment une espèce d’économie politique de la pêche, racontée en vingt-trois pages. (Lefèvre, 2016a)
Et pourquoi le truc a bien marché? Parce qu’on l’a fait ainsi : moi j’étais le scénariste si vous voulez, et on a engagé LA dame qui était la caricaturiste des journaux locaux de la Gaspésie, dont le coup de crayon était connu partout. Donc une espèce de Garnotte, si vous voulez… Et ça, ça a donné une espèce d’intérêt de départ, pour qu’au moins, on ouvre le courant. (Lefèvre, 2016b)
Avec ça, la petite morue était devenue assez célèbre pour que la manifestation, quelques mois plus tard, contre la fermeture d’une usine à Pasbébiac, ait fait l’objet d’un petit macaron que portait tout le monde, avec l’héroïne [la morue] qui voulait raconter son histoire. Donc ça s’est poursuivi à travers des actions même de ce type-là. (Lefèvre, 2016b)
Alors ça, ça a été une source incroyable de plaisir. Ça sert à quelque chose. (Lefèvre, 2016a)Le concept de « représentation sociale » : une recherche transdisciplinaire apte à réfléchir pour-par-et-sur elle-même?
Alors quelques mots clés derrière cela : les questions de propriété m’ont immédiatement touché quand on parle de la pêche, parce que la non-appropriation de la ressource par l’économie néo-classique normale comme la condition de la surpêche, [c’est-à-dire que] si le poisson était propriété privée il ne serait pas surpêché – il y a toute une littérature là-dessus que j’ai beaucoup décortiquée. Ça m’a amené à vraiment m’inscrire dans les enjeux en termes d’appropriation d’usage de ressources, et pas seulement de propriété, dans une dimension réductrice. Ça m’a amené à creuser très rapidement la question des représentations sociales : comment voit-on quelque chose? Et ça, pour les ressources, c’est très important de l’avoir en tête. Ça m’a servi [au-delà] de la question de la gestion des ressources naturelles : de m’intéresser à la représentation est devenu un peu une approche structurante d’énormément de travaux, incluant des travaux sur l’eau. Parce que fondamentalement, on ne peut pas dialoguer sur la question de l’eau, si on n’a pas tout d’abord une mise à plat des représentations sociales qu’on en a. Donc ça, ça restera clé dans mon cheminement. […] (Lefèvre, 2016b)
Pour Revéret, un enjeu majeur de la recherche inter ou transdisciplinaire est donc que soit rendue visible (ou audible) la perspective d’un groupe d’acteurs « dont la voix n’est pas aussi claire et forte que celle de la plupart des autres groupes » (Revéret, 2006, p. 226). Les processus formalisés de décision ont apparemment souvent l’effet inverse, sous le joug de l’économie néo-classique : la notion de propriété privée, en particulier, et les mécanismes d’un marché régulateur auxquels elle s’attache doivent être largement tenus responsables de la souffrance et de la surexploitation que cela engendre à répétition. Pour Revéret, « trois décennies d’échec du “développement” ont suffi, hélas, à l’illustrer » (Weber et Revéret, 1993, p. 73), et il importe de se donner des « moyens » pour faire autrement. « Faire autrement » impliquant ici tout d’abord de comprendre autrement le problème à travers (notamment) le concept de « représentation sociale ».
C’est donc en renvoyant à ce dernier problème que Revéret évoque dans le propos qu’il nous livre « la non-appropriation de la ressource par l’économie néo-classique normale comme la condition de la surpêche ». En vertu d’une telle « non-appropriation », l’on présume que « si le poisson était propriété privée, il ne serait pas surpéché ». Un tel raisonnement s’avère cependant erroné, et mène souvent à la surexploitation des ressources naturelles. Par son travail en recherche, Revéret invite donc notamment à déplacer le regard « de la propriété à l’appropriation », dans la lignée des travaux alors récemment publiés d’Ostrom sur les « communs » (Ostrom, 1990). Car à la différence de processus décisionnels qui sont couramment fondés sur la notion de « propriété privée », ceux qui (plus largement) se construisent sur la base de la notion d’« appropriation » visent à ne pas exclure ces acteurs dont les voix portent moins haut et fort, ni, donc, les pans du problème dont elles sont porteuses.
Essentielle au concept de mode d’appropriation de la nature (ou d’un écosystème) par une communauté d’acteurs sociaux, la notion de « représentation sociale » permet de capter ce qui « relève des systèmes de valeurs, prodigieux systèmes de classement des choses, des hommes et des relations entre les hommes à propos des choses » (Weber et Revéret, 2015, p. 134). En tant que telles, les représentations sociales « disent ce qui est consommable ou non, beau ou laid, utile ou non, propre ou sale, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, etc. » (ibid.). Et puisque la notion ne se trouve pas traduite dans la « propriété privée », la mise en processus décisionnel de cette dernière en vient subrepticement à réduire la pluralité des valeurs attribuables à une « ressource » naturelle comme la morue, en la rapportant trop strictement au système de valeurs propre à la pensée économique néoclassique.
La notion de représentation sociale s’est donc avérée structurante pour Revéret, dans le cadre de projets inter et transdisciplinaires, dont celui sur la pêche à la morue en Gaspésie. Une telle catégorie analytique n’aide-t-elle pas, d’ailleurs, à comprendre les enjeux actuels de la recherche transdisciplinaire? Loin d’en appeler à une expertise de type « communication » ou « marketing » – par laquelle les mêmes ressorts symboliques sont instrumentalisés, en amplifiant ce faisant la dissonance déjà sévère du chercheur eu égard à son engagement dans le projet praxéologique –, Revéret ouvre vers « l’importance fondamentale » de la perspective de l’anthropologue pour pallier la perspective de l’économiste en recherche inter ou transdisciplinaire.
Dans le cadre d’une telle approche, l’artiste local prend un rôle récurrent. Notamment, Revéret rend compte d’expériences analogues vécues dans le contexte d’une étude d’impacts menée à Madagascar, dont il a dirigé le volet « impacts sociaux ». Dans le cadre de nos entrevues, il explique que pour exposer la nature du projet d’extraction minière aux villageois concernés, « la pire des choses à faire, c’était de coller un écran sur le camion, et puis de projeter des animations. Parce que la télé, c’était la modernité » (Lefèvre, 2016a). En faisant ainsi, c’est le medium et non le message qui aurait concentré l’attention des villageois. L’équipe de recherche opte donc pour une autre solution :
Finalement on a engagé un artiste local du village qui a remis en dessins toutes les informations qui étaient contenues dans les PowerPoint, et non seulement dans les PowerPoint, mais aussi tous les messages. Il fallait qu’on analyse l’information, le projet, les composantes, ce qui allait se passer, tout ça dans la perspective de faire les termes de référence de l’étude [d’impacts]. La deuxième étude, ça a été les six premiers mois à partir de 95 regroupements dans les villages […] auxquels tu exposais la nature du projet. Cet exposé de la nature du projet a été fait par des anthropologues, sur la base de flanellographes[15]. (Lefèvre, 2016a)
L’importance fondamentale du sociologue et de l’anthropologue pour percevoir les représentations sociales
Dans ces projets transdisciplinaires, la circulation d’informations s’articule donc à un rapport de force entre chercheurs et acteurs mobilisés. Mais ce double rapport (savoir et pouvoir) est également à l’oeuvre entre les chercheurs appartenant à des domaines disciplinaires différents :
J’ai vécu tellement de situations dans lesquelles on pouvait parler d’arrogance disciplinaire. Il est très fréquent d’être en face d’un individu qui n’est pas un individu arrogant, mais qui témoigne d’une arrogance disciplinaire. Et je pense que, dans le monde des économistes, on est tellement bon pour ça. Quand on a comme point de départ que la rationalité par défaut, ça n’est pas une question de recherche, que la rationalité, c’est la rationalité économique, ben l’anthropologue avec qui vous travaillez, il va vous démolir. C’est pour ça que dans des projets comme ça, je ne laisserais pas un économiste tout seul. (Lefèvre, 2016b)
Vraiment, je pense qu’il y a des incontournables : en transdisciplinarité, ou même en interdisciplinarité qui se veut à finalités appliquées, comme ça, chaque discipline devrait avoir dans le binôme l’autre discipline qui peut permettre de la mettre en perspective. Parce que les paradigmes sont devenus tellement dominants – on n’a plus de paradigmes qui cohabitent en économie, comme on en a eu, c’est vrai… Donc il faut au moins un sociologue, pour dire qu’il y a l’être individuel et l’être social ; il n’y a pas qu’homo oeconomicus, il faut rappeler qu’il y a d’autres logiques. Et l’anthropologue, il est fondamental. Et […] il n’est pas fondamental qu’en Afrique hein! Il est fondamental dans nos cultures. Et y compris dans la pêche […] en Gaspésie et à Boulogne. Parce que sur quelle logique reconnaît-on un capitaine en fin d’année? Le capitaine qui reçoit le ruban bleu, la reconnaissance, c’est à celui qui a rentré le plus gros volume de poisson. Ça n’a rien avoir avec sa performance économique. Donc c’est une aberration totale [pour l’économiste], mais la représentation que l’on a dans le monde de la pêche : un bon pêcheur c’est celui qui sort beaucoup de poissons. Et à n’importe quel coût. Et ce n’est pas vrai que c’est celui qui sort le plus de poisson qui est le plus rentable du point de vue économique. Il vaut mieux comprendre qu’est-ce qu’on valorise et qu’est-ce qu’on ne valorise pas. (Lefèvre, 2016b)
Défis et obstacles : interdisciplinarité factice et arrogance disciplinaire
Du récit de Revéret, ressort donc très clairement un profond souci de « servir à quelque chose » (Lefèvre, 2016a), qui prend tout d’abord la forme d’un changement dans les logiques qui mènent à la surpêche. Pour lui, à l’époque, cela ne pose pas obstacle à l’obtention de la thèse, ni à celle d’un poste de professeur. Sans thèse, il parvient en outre à faire la démonstration qu’il est porteur d’un regard interdisciplinaire à la fois pertinent et original pour son département, eu égard aux enjeux de son temps. Au sein d’un tel contexte, donc – où « ça pouvait se jouer comme ça [sans publication] » –, il ressent néanmoins déjà les enjeux du regard interdisciplinaire auquel il aspire : à savoir, les enjeux de pouvoir – ou « d’arrogance disciplinaire » (Lefèvre, 2016b), dit-il en entrevue – qui relèvent de la mise en relation (ou de la conjugaison) de multiples perspectives disciplinaires au sein d’une équipe, ou encore pour composer une expertise individuelle.
Par un concours de circonstances, la possibilité lui est offerte de soutenir sa thèse soit en économie, soit en biologie. Il pense alors – et l’intuition s’avère décisive – que « sur les mêmes bases » de connaissances, ou partant de la même thèse, l’effet rhétorique d’une parole et d’un statut d’« économiste capable de travailler avec les écologues » portera davantage et plus lourdement que celle « d’un écologue scientifique […] capable de parler avec les économistes ». Tel qu’il se le rappelle aujourd’hui, c’était son « pari du moment. Et dans le fond ça a marché » : « J’avais commencé à comprendre, dit-il, que [comme économiste] j’aurais plus de poids, au sens global de faire changer les choses […] ». Le propos ouvre ainsi vers les défis et obstacles propres à l’entreprise inter ou transdisciplinaire :
C’était [donc] mon premier projet de recherche que j’ai lancé. Et puis ça m’a donné la passion pour mieux comprendre les conditions derrière cette surpêche qu’on avait observée, et c’est ce que j’ai proposé au département – avant de le proposer à mon université Alma Mater : « Ben voilà, je fais ma thèse sur ces enjeux de gestion de ressources renouvelables et les enjeux de la surexploitation ». Tout le monde était d’accord. Et là, je pense que mon département a fait preuve d’une extrêmement grande compréhension, parce que la thèse était « déposable » – [c’est-à-dire] qu’on m’avait accepté pour la thèse – à Clermont-Ferrand en sciences économiques (donc économie des ressources), ou à Orléans à la faculté des sciences, en écologie appliquée.
Et entre vous et moi, « écologie appliquée » en France, dans ces années-là [années 1980], ça ne voulait rien dire d’autre que sciences de l’environnement. Simplement, le terme n’existait pas, mais c’était vraiment les mêmes sciences de l’environnement qu’ici, maintenant. J’avais des chapitres suffisamment solides sur les modèles de logiques écologiques des pêches pour qu’on comprenne comment on gérait la pêche et voir leur rôle dans la surexploitation, mais aussi sur l’analyse économique de la pêche – autant sur la morue, que sur les pêcheries des pays du Sud, parce que les modèles économiques et biologiques des pêches, comme toutes nos approches économiques en général, sont vus comme universels, et pouvant faire aussi bien l’affaire au Burkina Faso qu’en Gaspésie. Dans les faits ce n’est pas vrai. Donc j’ai voulu regarder cela d’une façon plus large, et ça a un peu façonné mon chemin pour après.
Donc arrivé avec un premier jet de thèse, que fais-je? Est-ce que j’ai envie d’être écologue scientifique pour rester dans le département […], et capable de parler avec les économistes? Ou au contraire, sur les mêmes bases, vaut-il mieux que je devienne économiste capable de travailler avec les écologues? Alors j’ai eu le pot – et je ne peux pas le dire autrement – que le département me comprenne bien, et quand je leur ai dit : « est-ce que vous me garder quand même si je dépose ma thèse en économie, mais qu’elle est ce que vous avez devant les yeux, et que je vous garantis que je vais faire ce que vous m’avez demandé de faire dans la définition du poste, [c’est-à-dire] contribuer à l’interdisciplinarité? », eh bien ça a été ça. Ils ont accepté. Et ça, je trouve ça extraordinaire, parce que ça m’a permis dans la même foulée de continuer à travailler au développement d’un cours qui s’appelait « écologie et économie appliquée à l’environnement », que j’avais monté en 1981, donc avant que la thèse soit complétée, mais ça lui donnait une légitimité […].
Donc ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a des moments où l’on peut, dans une institution, arriver à trouver des conditions favorables. Et elles ont changé… elles ont évolué depuis… mais elles peuvent être là malgré tout.
Après ce premier projet de recherches mené en Gaspésie pour-sur-et-avec les acteurs de la pêche à la morue, J.-P. Revéret continue donc de s’intéresser aux débats théoriques et pratiques autour de la « recherche-action », sans pour autant en accoler l’étiquette à ses travaux. Au fil de sa carrière, la réflexion du chercheur s’inscrit plus formellement dans le cadre de débats qui entourent les enjeux d’une recherche dite interdisciplinaire pour le développement – une interdisciplinarité qu’il paraît comprendre comme étant nécessairement construite sur la base d’« un dialogue fort avec les acteurs ». Suivant cette dernière optique, il publie en 2006, dans Études rurales, un article de synthèse qui revient sur les connaissances acquises au cours d’une recherche interdisciplinaire évoquée plus tôt, issue de l’étude des impacts d’un projet minier à Madagascar, dont il a assumé la direction à partir de 1989. L’article se clôt par la formule suivante, un brin subversive, qui sous-entend la virtualité des formes (et des retombées) actuelles de l’interdisciplinarité :
Les sciences naturelles, les sciences humaines et les sciences sociales peuvent trouver là [dans le cadre de tels projets de développement minier] matière à une collaboration interdisciplinaire réelle, non seulement pour porter le regard critique nécessaire, mais, surtout, pour être au coeur d’une réflexion intégrée concernant la recherche pour le développement.
Revéret, 2006, p. 227
Mais que doit-on comprendre ici d’un tel appel à une « réelle » collaboration interdisciplinaire? Quelles peuvent être les formes d’une collaboration interdisciplinaire factice, illusoire, virtuelle? J.-P. Revéret élabore ainsi sa pensée :
Eh bien oui. Il y a [des collaborations interdisciplinaires] qui sont tellement factices, [que] c’est à en mourir. Il y a d’abord […] toutes les interdisciplinarités de type « conditionnalité ». Comme les conditionnalités à l’aide au développement, où l’on vous finance tel [projet] si vous avez ça [les traits attendus de l’interdisciplinarité du moment].
[Par exemple, vers la fin des années 1970] le CNRS avait lancé les […] Programmes interdisciplinaires de recherche (PIR), et celui que je connaissais bien, c’était le PIR-Environnement. […] Vous [y] étiez financé si [votre projet] était interdisciplinaire : [typiquement] vous aviez un(e) professeur(e) qui démarrait son [projet], […] [et qui a posteriori se rendait compte que ça n’était] pas interdisciplinaire. Alors on « pitchait » – au vrai sens du terme – pour correspondre à l’idée. C’était la conditionnalité imposée, et ça a été un échec [eu égard à l’esprit d’une interdisciplinarité réelle]. Mais ça existe [encore]. (Lefèvre, 2016b)
En évoquant ainsi la dérive opportuniste à laquelle peut donner lieu une norme de l’interdisciplinarité institutionnalisée sous la forme de conditions ou de critères formels – soit de financement, d’évaluation de la performance, etc. –, le propos de J.-P. Revéret soulève en effet un enjeu très actuel, et de taille. Nombreux sont ceux et celles aujourd’hui – chercheurs, administrateurs publics, etc. – qui portent le discours transdisciplinaire comme s’il s’avérait lui-même a-problématique, et apolitique. Mais en promulguant ainsi (sans prise de recul critique) la transdisciplinarité en tant que socle de la social robustness en recherche, en vue de « la résolution de problèmes » complexes (Klein, 2014), n’en vient-on pas trop automatiquement à concevoir l’actuelle multiplication des critères conditionnels à la transdisciplinarité dans les politiques d’encadrement (institutionnelles ou gouvernementales) de la recherche comme un indicateur du succès de l’entreprise, et le signe d’un avenir prometteur?
Cette dérive opportuniste peut conduire à la perte du sens d’une recherche pour-sur-et-avec les acteurs. Mais elle peut également conduire à la matérialisation de l’inquiétude soulevée par un chercheur « spécialiste de la modélisation et lui-même fort impliqué dans des projets de collaboration interdisciplinaire », dont le propos est rapporté par Prud’homme et Gingras (2015, p. 46). Pour ce chercheur, il y aurait tout lieu de « craindre que la mode actuelle d’une interdisciplinarité justifiée par ses finalités appliquées ne devienne qu’un prétexte, “un lieu pour fuir les systèmes d’évaluation actuels” [propos rapportés du chercheur] et soustraire une recherche médiocre à la régulation disciplinaire » (ibid.). Partant d’une telle impression, « il soupçonne son propre établissement de mettre en avant l’interdisciplinarité pour s’évaluer selon ses propres règles – et estime qu’il s’agit là d’un jeu dangereux » (ibid.).
Selon Revéret, il importerait donc aujourd’hui, pour le chercheur, de rester vigilant par rapport au caractère factice d’une recherche conjointe devenue « transdisciplinarité conditionnelle ». En tant que chercheur, on y adhère (ou y recourt) par souci et stratégie légitimes de performance ou de survie institutionnelle. Mais lorsque l’adhésion se passe d’une perspective critique, nous dit-il, le sens se perd : l’injonction des bailleurs de fonds de la recherche à la « transdisciplinarité » ou à l’« interdisciplinarité » en vient à prendre le dessus sur l’esprit. Si l’étiquette « inter » ou « transdisciplinaire » doit avoir un sens, c’est en aval, nous dit finalement Revéret. C’est donc dire que cet esprit originel de la recherche conjointe, peu importe l’étiquette qu’on y accole a posteriori, s’incarne tout d’abord en pratique, plutôt qu’en théorie. C’est le piège qui guette une transdisciplinarité que l’on théorise, formalise, normalise, institutionnalise de plus en plus. Pour J.-P. Revéret, l’esprit de la recherche conjointe se cristallise par exemple dans le sens qui est injecté à « la petite morue », par un concours de circonstances et de volontés, sans que personne n’ait vraiment pu le calculer : une morue qui devient subséquemment véhicule de formation en usine, symbole de résistance ouvrière et, pour le chercheur, « ce qui fait que tu te dis : “finalement je sers à quelque chose” » (Lefèvre, 2016a).
De cette première forme de facticité, l’on retient donc toute l’importance de la temporalité, et du paradoxe qui émerge lorsque l’on néglige de la prendre en compte. Mais au moins un autre piège guetterait encore, selon Revéret :
Après, il y a aussi une autre forme de recherche transdisciplinaire factice. [C’est dans cette optique que] je ne suis pas trop à l’aise avec les tableaux [comme celui de Jantsch, 1972[16]] […] qui définissent la multi-, la pluri-, et la cross-disciplinarity, avant [ou comme des étapes préalables à] l’inter-disciplinarity. La cross-disciplinarity, pour moi, c’est une seconde forme factice de l’interdisciplinarité : c’est quand, parfois, en interdisciplinarité [ou sous le couvert de son étiquette], une discipline se fait instrumentaliser par une autre. […] C’est très présent dans l’interdisciplinarité…
La démonstration qui avait été faite [dans Science for Development (Sci Dev)[17]] sur plusieurs projets qui impliquaient des biologistes avec des sociologues et des anthropologues, fondamentalement sur la question des réserves naturelles dans le Sud […], c’est de dire : « Tout ce que vous avez fait, c’est que les biologistes ont demandé aux sociologues de répondre aux questions qu’ils avaient pour mieux comprendre comment intervenir ». […] Donc c’était une espèce d’instrumentalisation de la sociologie et de l’anthropologie [par les biologistes de la conservation] pour répondre à leurs [propres] questions. Et c’était vraiment ça : […] il y a une discipline dominante, qui fixe les règles du jeu, et pose les questions aux autres. Et c’est très différent de s’assoir ensemble et de décider ensemble quelle serait la question que l’anthropologue poserait, y compris au biologiste […] dans la même situation.
Par rapport à cela, je pense qu’il y a des progrès énormes à faire [à ce jour], parce qu’il y a encore beaucoup d’interdisciplinarité faussée par la domination de l’une des disciplines. Ça n’est pas évident à voir non plus : dans ce débat de Sci Dev, c’est quelque chose [un constat] qui a émergé après que le groupe se soit congratulé sur la beauté de ce qu’il avait fait en termes d’interdisciplinarité. Donc ça prend un regard critique, et c’est intéressant.
Le propos de Revéret paraît ici d’autant plus intéressant que nombreux sont ceux et celles dont les épistémologies relèvent de l’une ou l’autre de ces « disciplines dominantes ». Souvent fondée en sciences de la nature ou en génie, la figure type d’une telle épistémologie est ici illustrée à travers la biologie de la conservation. En renforçant l’arrogance disciplinaire à laquelle elle donne lieu, nombre d’institutions construisent et cultivent « l’inhabilité des individus à penser au-delà de leur propre perspective » [notre traduction] (Richter et Paretti, 2008, p. 38). Le concept d’« égocentrisme disciplinaire » que ces auteurs dégagent dans leur article est analogue à l’arrogance disciplinaire, telle que Revéret l’explicite.
Ce faisant, elles les rendent non seulement sourdes aux apports d’autres disciplines – dont la « vision du monde » est incompatible avec la leur –, mais aussi à ceux d’acteurs sociaux « dont la voix n’est pas aussi claire et forte que celle de la plupart des autres groupes » (Revéret, 2006, p. 226).
Tel a d’ailleurs été le cas à Madagascar, relate Revéret, avant que les biologistes de la conservation impliqués dans l’étude d’impacts ne s’ouvrent à la perspective anthropologique concernant le mahampy, un roseau qui poussait localement en zone marécageuse, et que les opérations de retrait du couvert végétal pouvaient menacer. Or, pour le biologiste, « il n’y a[vait] là pas d’enjeu particulier, car il [était] avéré que la reproduction de cette plante [était] bien maîtrisée » (Revéret, 2006, p. 223). Toujours selon eux, il suffisait d’un transfert de savoir bien orchestré entre les biologistes et les villageois, pour que « celle-ci [puisse] être mise en culture après l’exploitation minière » (ibid.), et l’inquiétude réglée. C’était toutefois sans compter la « double signification, à la fois économique et culturelle » du mahampy, pour la population locale. Certes, la transplantation du roseau dans les meilleures conditions après l’exploitation permettrait aux femmes de continuer à fabriquer ces objets de petit commerce « (chapeaux, paniers, nattes, etc.) [qui] représentent une de leurs seules ressources financières, indispensable en période de soudure » (ibid.). Mais elle ne permettrait pas de remplacer le rapport qu’entretiennent les villageois avec le mahampy naturel, issu d’un écosystème vierge, et conçu comme « un don de Dieu ». C’est dire à quel point le caractère naturel du roseau s’avérait crucial : seul un roseau naturel pouvait servir à tresser la natte destinée au linceul, en faisant de sa possible disparition à l’état naturel – pourtant perçue et proclamée anecdotique par le biologiste – une intolérable idée pour les villageois. C’est dire, également, à quel point « la distance initiale [était grande] entre les deux mondes qui [allaient] cohabiter sur ce même espace » (Revéret, 2006, p. 223).
Du retour d’expérience de J.-P. Revéret, l’on retient que l’épisode du mahampy a constitué une occasion réussie de « collaboration interdisciplinaire réelle ». Grâce à l’inclusion rapide de sociologues, d’anthropologues et de géographes malgaches dans l’équipe d’étude d’impacts, et à la pleine valorisation de leurs perspectives et apports par les biologistes, ingénieurs, économistes, gestionnaires, etc., certains enjeux subtils et complexes du projet ont pu être cernés au bénéfice des populations locales. À travers une telle collaboration interdisciplinaire – « réelle » – et l’écoute sensible des populations locales qu’elle a rendue possible, c’est la définition commune de la pauvreté qui s’est (au moins temporairement) élargie : depuis sa définition monétaire classique, l’on a pu passer pour un temps à une « pauvreté » conçue comme « absence de maîtrise du lendemain » (Revéret, 2006, p. 226). De là, des acteurs porteurs de la lutte à la pauvreté (comme l’entreprise promotrice) en sont venus à poser le problème autrement – en termes de manières possibles de maîtrise du lendemain par les villageois, plutôt qu’en termes stricts d’emplois et d’argent –, et à ouvrir ainsi le champ des solutions envisageables. En outre, suivant l’élargissement opéré de la notion de « pauvreté », le propos de J.P. Revéret donne à voir ce en quoi aurait pu consister – et consiste trop souvent – « une collaboration interdisciplinaire [factice, illusoire, virtuelle…] ». À savoir, en une collaboration interdisciplinaire d’affiche, à travers laquelle les définitions et les épistémologies « scientifiquement valides » ne se trouveraient pas temporairement dissoutes par-et-dans les épistémologies « populaires » (ici incarnées par le rapport des villageois au mahampy).
Pour J.-P. Revéret, il paraît clair que le chercheur porteur d’une perspective critique sur son terrain, mais dont le travail aspire néanmoins à être construit pour et avec les acteurs sociaux qui le constituent, se (pré)dispose à être instrumentalisé par des acteurs qui veulent changer les choses. Ce serait là, en quelque sorte, un passage obligé de la recherche transdisciplinaire « réelle ». Du coup, plutôt que de constituer une habitude préétablie par et assujettie à l’« épistémologie institutionnelle », la rigueur méthodologique acquerrait un caractère de redondance à la fois nécessaire et construite dans l’action, au fil de la recherche. Celle-ci se verrait en somme intentionnellement renforcée par le chercheur : car, étant d’autant plus exposée à la critique, la recherche-action – que J.-P. Revéret associe de près à la recherche transdisciplinaire – tendrait à se construire dans un très grand souci de transparence et de robustesse, que les critères usuels de qualité de la connaissance ne permettent pas de « mesurer ». Une recherche transdisciplinaire le serait donc « réellement », à condition que cette rigueur méthodologique n’empêche pas que les acteurs sociaux deviennent eux aussi acteurs de la recherche – par une capacité véritable à influencer la problématisation, l’interprétation, etc. Or, c’est ce qu’interdisent le plus souvent les formes « factices » de la recherche transdisciplinaire : comme celles qui relèvent aujourd’hui d’un financement conditionnel au design transdisciplinaire, ou encore d’une division du travail scientifique qui assigne certaines disciplines à la traduction des discours d’acteurs, au bénéfice d’autres disciplines qui s’approprient la définition des objectifs formalisés de la recherche et la montée en généralité théorique.
Parties annexes
Notes biographiques
Marie-Luc Arpin est diplômée de l’université McGill en génie mécanique et détentrice d’une maîtrise en développement durable appliquée de l’UQAC. Elle a pratiqué l’ingénierie pendant quatre années avant d’entreprendre en 2012 une thèse de doctorat sur le rapport paradoxal de l’ingénieur à l’entreprise à l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM. Marie-Luc est membre du Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG) de Polytechnique Montréal, ainsi que du Centre Organisations, Sociétés, Environnement (OSE) de l’ESG-UQAM. Le projet de recherche de Marie-Luc est soutenu financièrement par le programme de Bourses d’études supérieures du Canada Vanier.
Sylvain Lefèvre est professeur à l’Ecole des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM et directeur de l’axe de recherche « L’universitaire et la transformation sociale » du Centre Organisations, Sociétés, Environnement (OSE) de l’ESG-UQAM. Il est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Rennes (2002) et a obtenu un Diplôme d’Etude Approfondie en Science Politique (mention Sociologie Politique Comparée) à l’Université Lille 2 et à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille (2003). Il détient un doctorat en Science Politique de l’Université Lille 2 (2008).
Notes
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[1]
Nous pensons ici en particulier aux temps longs et aux moyens financiers propres que la recherche interdisciplinaire exige, et qui entrent en tension avec les exigences organisationnelles et académiques auxquelles font face nombre de chercheurs (Leroy, 2004; Prud’homme et Gingras, 2015).
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[2]
Nous renvoyons ici en particulier à celle de Funtowicz et Ravetz (1993) sur l’émergence d’une science « post-normale », à celle de Gibbonset al. (1994) et Nowotny, Scott et Gibbons (2001) sur la place grandissante d’un nouveau mode de production de la connaissance scientifique, dit « mode 2 », et à celle d’Etzkowitz et Leydesdorff (2000) sur l’avènement d’un nouveau modèle de relation université-industrie-gouvernement, dit « Triple Helix ». Dans les trois cas, les thèses connaissent une certaine popularité à ce jour, tout en donnant lieu à diverses appropriations normatives des concepts (Hessels et vanLente, 2008; Klein, 2017).
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[3]
Tel que le comprend Weingart : [notre traduction] « La relation idéologique entre recherche fondamentale, liberté de la science, et liberté de l’Occident en contexte de guerre froide motivait les réactions de nervosité, et même parfois de peur contre la “finalisation” [concept précurseur de celui de “Mode 2”], que ses opposants identifiaient avec la “planification” de la recherche, et donc, avec une menace à la liberté de la science. Maintenant, le vent a tourné. Sur le fond de budgets de recherche de plus en plus serrés et de quatre décennies de croissance presque sans contrainte, l’orientation de la science en alignement avec les valeurs sociétales est perçue comme une nouvelle vertu, une source prometteuse de légitimation » (Weingart, 1997, p. 611). De sorte que : [traduction] “Dans le présent siècle, l’adjectif “interdisciplinaire” en vient à avoir une connotation généralement positive, puisqu’on l’utilise en tant que synonyme de concepts tels que “recherche innovante” et “solutions intégrées” » (Jacobs, 2017, p. 36).
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[4]
L’introduction de Larivière et Gingras (2014) traduit éloquemment la problématique de l’interdisciplinarité telle que la bibliométrie semble généralement la concevoir : [traduction] « Une problématique encore plus récente pour les décideurs et les leaders d’opinion en enseignement supérieur et en recherche a trait à l’étendue de la recherche interdisciplinaire et à sa supposée nécessité dans un monde où les problèmes sont complexes et multidimensionnels. Pour dépasser les effets de mode et les discours performatifs qui disent de l’interdisciplinarité qu’elle est inévitable et donc qu’elle devrait être largement adoptée (Gibbons et al., 1994, Nowotny, Scott et Gibbons, 2001), les analyses bibliométriques ont proposé différentes façons de l’opérationnaliser, en contribuant ce faisant à l’actuelle vague d’intérêt quant à la nature et à la croissance de la recherche interdisciplinaire (Weingart et Stehr, 2000; Frodeman, Klein et Mitcham, 2010). Malgré le fait que la notion a été répétée et promue par nombre de gestionnaires universitaires et “gourous” de l’enseignement supérieur, des données solides confirmant la tendance présumée vers une interdisciplinarité accrue sont difficiles à trouver » (Larivière et Gingras, 2014, p. 187).
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[5]
Voir le chapitre de Larivière et Gingras (2014) pour une synthèse.
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[6]
Voir par exemple Weingart (2000), Abbott (2001) ou Jacobs (2017).
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[7]
En gros, et bien que la forme-type de la « résolution de problème » conçue par Klein (2014, 2017) se décline très diversement en pratiques (voir par ex. Pohlet al., 2017 et, à l’opposé, NAS, 2014), les interdisciplinarités qu’elle profile et amalgame visent toutes à canaliser la recherche vers la résolution de problèmes sociétaux complexes, en vue d’une finalité sociale prétendument explicite et admise, par la voie de l’implication (plus ou moins précoce, fréquente, dialogique, démocratique, critique…) d’acteurs sociaux concernés.
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[8]
Voir par exemple. : Leroy (2004) et Jasanoff (2017).
-
[9]
En lien avec une telle notion de temporalités divergentes, Prud’homme et Gingras (2015) parlent de l’aval et de l’amont de la recherche interdisciplinaire, et des types d’analyse empirique complémentaires qui permettent typiquement de les saisir et de les distinguer. En un sens, notre contribution consiste à ajouter le retour réflexif (nécessairement en aval de la recherche) en tant que trace empirique qualitative d’une identité (inter)disciplinaire en train de se construire ou s’affirmer.
-
[10]
Le séminaire de recherche en question a été documenté et préparé à partir d’entrevues avec Jean-Pierre Revéret, réalisées par Sylvain A. Lefèvre. À l’intention des participants du séminaire, les auteurs ont par ailleurs produit une synthèse de textes marquants publiés par Jean-Pierre Revéret au cours de sa carrière, rendue disponible à l’adresse suivante : [http://ose.esg.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/13/2016/07/Cahier_OSE_s%C3%A9minaire-2.pdf]. L’ensemble des contenus discursifs auxquels ont donné lieu ces dernières activités sert de fondement au présent article, et a été analysé conjointement par Marie-Luc Arpin et Sylvain A. Lefèvre.
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[11]
« Dès 1979, à peine 10 ans après sa création, et suite à sept ans d’expérimentation avec des centrales syndicales et d’autres groupes, l’UQAM adopte la Politique des services aux collectivités qui consolide son ouverture sur les enjeux sociaux et culturels et démontre sa détermination à collaborer à la transformation sociale et économique de la société québécoise. Cet engagement de l’UQAM résulte d’une convergence entre l’université qui cherche à concrétiser sa mission d’université publique axée sur la démocratisation du savoir et les milieux qui participent de plain-pied aux grands débats de société. Issu de cette Politique, le Service aux collectivités a fait fructifier cet héritage, en travaillant conjointement avec des enseignants-es ainsi que des organismes impliqués dans la promotion collective. Outre les projets structurants développés avec différents groupes communautaires, deux partenariats formels ont été développés avec les mouvements syndical et féministe dans le sillage de cette Politique, soit le Protocole UQAM/CSN/CSQ/FTQ et le Protocole UQAM/Relais-femmes ». Historique du CSAC, consulté en ligne le 9 mai 2017, [https://sac.uqam.ca/mission-des-services-aux-collectivites/genese-d-une-mission-universitaire.html].
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[12]
Nous renvoyons ici à la synthèse des épistémologies constructivistes de Jean-Louis Le Moigne (2012), qu’il élabore sur le fond de ladite « épistémologie institutionnelle » : à savoir, ce « contrat social épistémologique » qui se dégage tacitement au carrefour des épistémologies positivistes et réalistes, sous la forme d’un idéal prégnant et institutionnalisé de la connaissance scientifique. Par le « critère de “vérité objective” » qui la constitue (Le Moigne, 2012, p. 36), cette « épistémologie institutionnelle » se trouve à exclure en tant qu’illégitime tout projet épistémologique qui ne peut, ou ne vise pas à « exprimer en vérité et [à] “expliquer” en raison les perceptions de la réalité que les êtres humains tiennent pour connaissables » (Le Moigne, 2012, p. 36). C’est dire qu’elle exclut la possibilité qu’il puisse appartenir légitimement aux chercheurs d’agir en fonction des propriétés constructives (c’est-à-dire socialement transformatives) des connaissances scientifiques qu’ils ou elles produisent.
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[13]
En lien avec le propos de Jean-Pierre Revéret, voir l’entrevue guidée avec Karen Messing, réalisée par Esther Cloutier, Ana-Maria Seifert et Nicole Vézina, publiée dans Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé. [En ligne], 11-1 | 2009, mis en ligne le 03 février 2013, consulté le 16 mars 2016. URL : [http://pistes.revues.org/2327]
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[14]
Le CINBIOSE se définit aujourd’hui comme « un centre interdisciplinaire de recherche qui contribue à l’avancement et à la mise en oeuvre des connaissances sur les liens entre la santé, la société et l’environnement. Le CINBIOSE se démarque par son approche écosystémique en santé environnementale et en santé au travail, élément rassembleur pour ses multiples collaboratrices et collaborateurs locaux et internationaux » (tiré de [https://cinbiose.uqam.ca/], le 30 mai 2017). Bien que le centre n’ait acquis son nom qu’au début des années 1990, le caractère novateur des travaux en santé des femmes au travail – qui en ont fait l’un des fleurons de la recherche à l’UQAM – s’installe dès le début des années 1980 (Cloutieret al., 2009). D’où l’impossibilité, déjà à l’époque, d’envisager un tel projet sans une collaboration avec Karen Messing. Tel qu’elle l’explique elle-même : « Au début des années 80, Donna Mergler et moi avons fait une demande de subvention à l’IRSST pour devenir une équipe associée. On a demandé d’être officiellement codirectrices, ça n’a pas marché car ce n’était pas possible administrativement. Les premiers travaux du regroupement, qui ne s’appelait pas encore CINBIOSE, ont commencé. […] Nous étions des biologistes, donc on pensait en termes de mécanisme, on ne pensait pas en termes de maladie. On ne travaillait pas avec des épidémiologistes au début. Il fallait se positionner parce que la santé au travail à l’époque c’était soit la toxicologie, soit l’épidémiologie. Il n’y avait même pas de biomécanique. On voulait vraiment comprendre qu’est-ce qui arrivait au corps et comment détecter ce qui arrive au corps avant que la personne ne tombe malade à cause d’altérations biologiques. Ce sont les premières discussions qu’on a eues […]. Il fallait aussi situer la santé des femmes au travail à travers les axes de notre demande. […] En 1986, Nicole Vézina a terminé son doctorat en ergonomie en France. C’est donc elle qui nous apporte la préoccupation de l’ergonomie. Après mon année en France je me suis tournée vers l’ergonomie aussi, et pour diverses raisons Donna Mergler s’est tournée vers des études environnementales. […] Mais en travaillant sur la santé des femmes au travail et en travaillant avec les centrales syndicales, c’est devenu de plus en plus difficile de me faire subventionner par l’IRSST. […] Le problème fondamental, c’est que pour beaucoup de scientifiques, parler des femmes ce n’est pas de la science. Moi, je soutiens que parler des femmes c’est de la science. Ce n’est pas scientifique de dire que les hommes et les femmes ont les mêmes expositions, c’est une erreur scientifique qui nuit aux conclusions qui peuvent être tirées. C’était très difficile de faire comprendre ça à des organismes subventionnaires en sciences naturelles. Je me suis donc tournée vers des sources de subvention en sciences humaines (rire). C’est paradoxal! » (Cloutieret al., 2009, p. 5-6).
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[15]
Tel que l’explique Revéret en entrevue : « La flanelle, c’est le tissu le plus classique en Afrique. Ce tissu-là, tu le coupes en bandelettes que tu attaches entre deux barres de bois avec des vis, ou du fil de fer. Dessus, tu peints ou tu dessines l’information que tu veux faire passer : ça peut être des chiffres, une carte, le dessin d’un camion... et tu le roules. Quand tu vas d’un village à un autre, tu le passes comme tu ferais avec un flipchart, mais il est en tissu. Donc tu n’es jamais à l’abri. S’il pleut, tu perds tout. C’est avec ça que les ONG – qu’elles soient religieuses ou environnementales – communiquent avec les gens depuis des siècles, et on dit que ça ne sert à rien d’essayer d’avoir un truc plus sophistiqué » (Lefèvre, 2016a).
-
[16]
E. Jantsch (1972) définissait ainsi la cross-disciplinarity : « L’axiomatique d’une discipline est imposée aux autres disciplines […], créant ainsi une polarisation rigide à travers [celles-ci] … » (Jantsch, 1972, p. 101). Il la distinguait ainsi à la fois de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité, toutes deux caractérisées par une coordination des disciplines sur la base d’une axiomatique émergente, et donc non spécifique à l’une des disciplines en relation (dont l’axiomatique s’imposerait en tant que dominante).
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[17]
J.-P. Revéret se réfère ici au site suivant : [http://www.scidev.net/global/].
Bibliographie
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