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Si les études anthropologiques à propos des Inuits abondent, rares sont celles qui se sont intéressées spécifiquement à la question des figures de pouvoir et à leurs transformations au fil du temps. C’est à cette tâche que s’attelle l’anthropologue Caroline Hervé dans Le pouvoir vient d’ailleurs. Leadership et coopération chez les Inuits du Nunavik.
Divisé en deux parties, l’ouvrage examine d’abord les relations de pouvoir telles qu’elles sont vécues au sein des familles et des communautés inuites du Nunavik. L’anthropologue, qui maîtrise la langue inuite, est ici en mesure de démontrer qu’il existe, pour les Inuits, de multiples et subtiles manières de nommer et de penser le pouvoir. La deuxième partie du livre s’intéresse ensuite aux transformations du pouvoir qui ont accompagné les bouleversements économiques, sociaux, culturels et politiques engendrés par la présence grandissante des Qallunaat (les étrangers) au Nunavik. C’est dans ce contexte, et plus précisément lorsque les gouvernements cherchent à organiser la vie politique au sein des villages naissants, au milieu du 20e siècle, que la notion de leadership, jusque-là étrangère aux Inuits, est importée au Nunavik par les autorités fédérales puis provinciales. Hervé se propose donc d’examiner la manière dont les Inuits ont compris ce concept de leadership et comment ils ont tenté de l’intégrer à ce qui constitue pour eux le fondement de leur société, à savoir l’entraide.
Avant leur pleine sédentarisation, autour des années 1950, les Inuits du Nunavik vivaient en petites bandes éparses sur un immense territoire. Comme ces groupes n’avaient ni chef ni organisation politique formelle, en plus d’être fortement enclins à l’égalitarisme, on a souvent cru que les Inuits appartenaient à des « sociétés sans pouvoir ». Cette idée reçue, sans cesse démentie par les observations de terrain des ethnographes, continue néanmoins d’être véhiculée dans les manuels d’anthropologie politique, où on conçoit les Inuits comme un modèle de société égalitaire. Certes, il est vrai que le souci de préserver l’égalité au sein du groupe, grâce à l’entraide et à la coopération, est une caractéristique essentielle de la culture inuite. Pourtant, le livre d’Hervé montre bien qu’à travers ces relations de coopération se nouent des relations de pouvoir qui trahissent de nombreuses inégalités.
Car nul n’est jamais l’égal d’autrui en matière d’expérience, de connaissances et de savoir-faire, de talents ou de possessions matérielles. Ainsi, bien que le fait d’aider et de partager avec les autres n’ait pas cessé d’être valorisé par les Inuits et ce, tant dans leurs pratiques que dans le discours qu’ils tiennent à leur propos, cette obligation sociale de constamment s’entraider, dans toutes les sphères de l’existence, confère de l’influence et du pouvoir à ceux et celles dont les autres dépendent. Quiconque possède quelque chose que les autres n’ont pas (gibier, moyen de locomotion, relations sociales, connaissances religieuses, etc.) se voit dès lors investi d’un certain pouvoir, mais aussi de l’obligation d’en faire bénéficier le groupe. Malgré son ascendant sur autrui, un individu ne doit donc jamais oublier qu’il appartient à un groupe, qu’il est soumis à ses contraintes et que son pouvoir, en dernière analyse, lui est donné par les autres.
Après avoir fourni une analyse minutieuse, parfois fastidieuse, des multiples et complexes configurations que peuvent prendre la coopération et le pouvoir au sein des familles et des communautés inuites, Hervé s’intéresse à l’apparition et à l’évolution d’une nouvelle figure de pouvoir : le leader. Sans équivalent dans la culture inuite traditionnelle, la notion de leadership renvoie à la nécessité, pour les acteurs étrangers (commerçants, gouvernements), de désigner des dirigeants locaux, des administrateurs, des interlocuteurs avec qui négocier. Autrement dit, un leader l’est en vertu de la position qu’il occupe dans une structure de pouvoir qui n’existait pas avant l’arrivée des Qallunaat. Généralement associé à un titre (gérant d’un comptoir de traite ou d’une coopérative, conseiller communautaire, maire, négociateur, etc.), ce nouveau pouvoir repose en outre sur des compétences nouvelles (maîtrise de l’anglais, comptabilité, connaissances des rouages administratifs, etc.) qui ne sont pas accessibles à tous.
Si le leader, de par son accès privilégié à des ressources ou à des savoirs désormais utiles, est ainsi appelé à jouer un rôle important auprès de ses congénères et dans les institutions locales et régionales, il ne faudrait cependant pas en conclure qu’une conception radicalement nouvelle du pouvoir et de son exercice a supplanté l’ancienne. L’un des intérêts de l’ouvrage d’Hervé est justement de montrer que la montée du leadership inuit n’a pas fait disparaître les anciennes formes de pouvoir, non plus que les exigences des Inuits envers ceux qu’ils acceptent de suivre. Au contraire, on assiste à une véritable appropriation culturelle du concept de leadership par les Inuits du Nunavik, qui ont toujours cherché à faire coexister leur vision du monde avec les impératifs d’une existence politique qui demeure, encore aujourd’hui, trop largement dominée par un pouvoir étatique venu d’ailleurs.