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Quarante ans après l’adoption de la Charte de la langue française (CLF), la protection de cette langue demeure un enjeu d’actualité, spécialement dans le contexte d’un recul graduel du français au Québec. Le livre de Poirier est particulièrement intéressant car il permet de mettre en lumière les difficultés pour le gouvernement québécois de légiférer afin de protéger la langue française sans que la portée des mesures adoptées soit considérablement réduite au fil des contestations judiciaires.
Poirier débute en replaçant habilement la CLF dans le contexte de son adoption en 1977, en mettant l’accent sur le fait que dans l’esprit de ses concepteurs il s’agissait d’un projet sociétal d’envergure visant à ce que le français devienne la langue commune du Québec. Toutefois, cet objectif est vite confronté à l’interprétation restrictive des tribunaux et plusieurs mesures sont invalidées ou leur portée réduite. Devant cette réalité, Poirier se demande si tel devrait être le cas malgré l’intention des législateurs.
Se basant sur le cadre théorique du droit-intégrité développé par Ronald Dworkin dans L’empire du droit (P.U.F., 1994), Poirier soutient que la meilleure interprétation d’une loi n’est pas nécessairement celle que favoriseraient ses concepteurs, mais plutôt celle qui est la plus cohérente avec le système juridique dans son ensemble, ce qui peut expliquer les écarts importants entre l’intention du législateur et l’interprétation du juriste. Il insiste sur l’idée selon laquelle une loi n’existe pas de façon indépendante du système juridique dans lequel elle s’inscrit. Puisque les tribunaux n’ont pas reconnu de principe fondamental du droit visant spécifiquement à justifier une interprétation favorisant la protection du français au Québec, les juges doivent, dans leur entreprise de construction du droit, se baser sur d’autres principes pour déterminer la meilleure interprétation de la CLF. La thèse défendue par Poirier est que c’est le rattachement des juges au paradigme du droit-intégrité et cette absence de principe spécifique qui expliquent l’interprétation restrictive réservée à la CLF.
Bien qu’au chapitre 1 l’auteur aborde la question des déclarations d’inconstitutionnalité et des initiatives législatives qui généralement viennent restreindre les mesures prévues dans la CLF, l’ouvrage se base principalement sur une analyse de 26 jugements d’interprétation des plus hauts tribunaux québécois et canadiens concernant non pas la constitutionnalité des articles, mais leur portée. De ceux-ci, 20 interprètent de façon restrictive les droits du français. Pour chacun des litiges présentés, l’auteur explique les écarts entre les jugements retenus et les objectifs des concepteurs de la CLF à la lumière de la théorie de Dworkin.
Aux chapitres 3 et 4, Poirier donne des exemples de « bonnes décisions » selon la perspective du droit-intégrité. Il reprend l’analogie du roman à la chaîne de Dworkin qui compare le droit à une suite de chapitres d’un même grand livre dans lequel il est nécessaire d’avoir un fil conducteur cohérent au nom de l’intégrité. L’arrêt Miriam en 1984, s’appuyant sur le principe fondamental de la liberté linguistique, qui favorise le libre choix faisant de l’usage exclusif d’une langue une exception, vient ainsi donner le ton à une théorie restrictive de la CLF.
Les travaux de Poirier recensent toutefois six cas de « mauvaises » interprétations larges des droits du français aux chapitres 5 et 6. L’auteur soutient qu’il agit de l’oeuvre de juges pragmatistes ou conventionnalistes qui s’éloignent du paradigme du droit-intégrité en ne s’appuyant sur aucun principe du droit. Ces décisions risquent fort, en conséquence, d’être renversées si elles sont contestées, pour sauvegarder la cohérence du droit. D’ailleurs, comme le démontrent certains exemples présentés dans l’ouvrage, ce processus de révision est déjà en cours.
L’auteur maîtrise bien l’art de créer l’espace de sa problématique dans la littérature. Sans remettre en question les écrits sur le sujet, il démontre de quelle façon les principales approches s’intéressant au phénomène interprétatif restrictif de la CLF ne permettent pas d’expliquer l’ensemble des jugements, en particulier ceux interprétant largement les droits du français. La thèse de Poirier se démarque donc dans la littérature sur le sujet. Son analyse part du point de vue d’un juriste mais reste facilement accessible à un public plus large en raison de l’effort de vulgarisation chez l’auteur.
Poirier souligne à plusieurs reprises que son but n’est pas de justifier la situation actuelle mais plutôt de l’expliquer. Cet ouvrage peut même servir à enrichir les critiques de la théorie de Dworkin dans la littérature. Comme le mentionne Poirier, l’absence de principe du droit visant à protéger le français au Québec en raison de l’histoire de cette province, de son contexte linguistique spécifique en Amérique du Nord, des grandes attentes concernant la CLF au moment de son adoption, etc., n’est pas justifiable. Un tel principe pourrait d’ailleurs être développé en s’appuyant sur ces éléments exposés dans le livre.