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Qu’est-ce qui fait qu’une pièce, un spectacle, voire un « environnement », est québécois ? Comment se définit la québécité ? C’est ce que se demande Erin Hurley dans ce livre, traduction d’un ouvrage paru originellement en anglais en 2010 et qui a remporté le prix Pierre-Savard du Conseil international d’études canadiennes en 2012 ainsi que le Prix de la Société québécoise d’études théâtrales en 2014.
La démarche de l’auteure s’inscrit à l’intérieur des performance studies, ce qu’on pourrait traduire par l’étude des arts de la scène, mais comprend également celle d’« environnements ». L’appareil de notes et de références campe clairement le texte dans les études savantes, universitaires, alors que la question de départ et les études de cas pourraient interpeller un public plus large, tout comme la perspective féministe adoptée dans l’analyse.
Comment une oeuvre devient-elle québécoise, même si au premier regard elle ne l’est pas ? La mimèsis nationale, ou représentation de la nation, prend selon Hurley différentes formes et ne se réduit pas au reflet, au miroir, car elle est « l’activité de représenter la nation aussi bien que le résultat de cette représentation » (p. 32).
L’analyse de cette mimèsis nationale repose sur cinq études de cas, qui s’éclairent mutuellement et mettent chacune en évidence une forme de la mimèsis : le pavillon du Québec à l’Expo 67, comme « environnement » (construction nationale), la pièce Les Belles-soeurs de Tremblay (réflexion nationale), la trilogie théâtrale sur les Italo-Québécois et le manifeste Speak What de Marco Micone (simulation nationale), les spectacles de Carbone 14, sous la direction de Gilles Maheu, où se combinent danse et théâtre (métonymie nationale) et enfin le « phénomène » Céline Dion (affection nationale). Le choix de ces performances repose sur ce que chacune « a attiré l’attention internationale » (p. 10).
Plusieurs itinéraires sont – implicitement – suivis dans l’analyse. Il y a bien sûr la chronologie, les cas étudiés étant présentés du plus ancien au plus récent. Mais il y a aussi l’itinéraire de la langue, qui passe au fil du temps par le français standard, le joual, le plurilinguisme, le langage du corps et de l’image, et enfin l’anglais. Parallèlement, la parole s’amenuise. L’analyse de la langue et de la parole est en effet centrale dans les chapitres sur Tremblay et Micone, même si une des pièces de la trilogie de ce dernier s’intitule Silence ; la parole est pratiquement absente dans le travail de Carbone 14, et problématique pour plusieurs amateurs ou contempteurs de Céline Dion. Au fil des chapitres, se dessine enfin un itinéraire de la référence, à mesure que l’on passe du Québec à des composantes de celui-ci puis aux individus : le pavillon du Québec, les classes sociales populaires, les immigrants, les individus, puis la star. Le livre de Hurley est ainsi très riche, et nous entraine sur la trajectoire du Québec et de la définition de la nation depuis une cinquantaine d’années. Transversale, la perspective postcoloniale suit les avatars de la conceptualisation des Québécois comme Nègres blancs d’Amérique. Voici quelques lignes de force des études de cas.
Le pavillon du Québec à l’Expo 67, comme « environnement », illustre la construction du Québec dans les années 1960, autrement dit, pendant la Révolution tranquille ; Hurley attire l’attention sur les hôtesses de ce pavillon, guidant les visiteurs dans ce passage « du pays à la nation » (p. 68).
En ce qui concerne Les Belles-soeurs, pièce qui ne cesse d’être lue et interprétée depuis sa création en 1968, c’est-à-dire l’année qui a suivi la susmentionnée Expo, Hurley insiste sur ce que « à la différence des révolutionnaires tranquilles qui comprenaient qu’ils étaient les architectes du Québec nouveau, aucune des belles-soeurs n’est l’ingénieur ne serait-ce que de sa propre vie » (p. 95). De plus, leur aliénation n’est pas tant politique – bien qu’elle le soit aussi – que féminine, d’une part, et « affective » d’autre part, car elles aspirent à « une vie plus fondamentalement satisfaisante sur le plan des sentiments » (p. 119), comme l’illustrent les monologues au sein de la pièce.
Le chapitre sur Micone est particulièrement intéressant, en ce qu’il montre comment l’oeuvre de celui-ci, écrite essentiellement dans les années 1980, fait éclater le face-à-face entre les « Anglais » et les Québécois, et le recadre en dehors du paradigme des Nègres blancs d’Amérique exploré dans les années 1960. Cela dit, ce qu’est la simulation nationale est plus difficile à saisir, malgré la référence à Baudrillard qui définit la simulation par l’engendrement de « copies sans original » (p. 129), ce à quoi renvoie possiblement « le statut de néo-Québécois, une catégorie, faut-il le rappeler, sans fond référentiel » (p. 158).
Le théâtre de Carbone 14 et de Maheu dans les années 1980 et 1990, comme à la même époque celui de Lepage et les spectacles du Cirque du Soleil, marque un déplacement « faisant passer la québécité du pôle linguistique […] au pôle corporel », ce qui « n’implique pas nécessairement le désengagement politique » (p. 166). C’est une époque où, selon Hurley, il y a beaucoup de spectacles solos, et la singularité témoigne, en parole ou en acte, au nom de tous, d’où la métonymie. Il n’empêche, tous sont rejoints sur un « terrain affectif partagé » renforcé par « les environnements englobants créés par Maheu » (p. 175).
Quand on passe à l’analyse de ce que l’auteure appelle le « phénomène Dion », il appert que depuis les années 1990 la star ne chante pas nécessairement en français, et plus souvent aux États-Unis qu’au Québec. Cela dit, Céline Dion ne laisserait au Québec personne neutre ou indifférent, car elle est « rejetée par ceux qui la détestent avec un enthousiasme égal à celui avec lequel elle est adulée par ceux qui l’aiment », ce qui serait le « signe de son effet affectif » (p. 215).
Ce qui ressort de ces analyses, bien plus étoffées que l’aperçu que j’en donne ici, c’est que ce qui constitue la québécité dans ses diverses incarnations, c’est « le pont affectif » (p. 175), expression utilisée par Hurley à propos de Carbone 14, mais qui a une portée plus large. Ce pont affectif peut passer par le discursif ou le non-discursif. Et qu’est-ce que l’affect ? Une manière « de porter attention au monde, […] de laisser le monde s’imprimer en soi et de s’y insérer » (p. 211). Selon l’auteure, « la catégorie de l’“affection” fournit aux chercheurs un nouveau point de départ pour percevoir le national » (p. 214). Deux questions se posent à ce propos. Cette affection est-elle propre aux arts de la scène, où il y a coprésence entre les artistes et le public, ou peut-elle s’installer dans la réception d’autres formes artistiques comme le roman ou le cinéma ? Si l’affect crée de l’identité, ou à tout le moins de l’identification, celle-ci est-elle nécessairement nationale ?
Bref, il s’agit d’un livre riche, touffu par moments, et qui donne à penser sur le Québec et sa culture.