La littérature québécoise a pensé la modernité, la sienne et celle de la société globale, par la ville, et ce depuis les romans réalistes des années 1940 (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007) jusqu’aux analyses de l’écriture migrante (Mata Barreiro, 2004). La revue Lèvres urbaines, fondée en 1983, s’inscrit pour sa part dans la postmodernité. Dans les études littéraires québécoises, ville et modernité, voire postmodernité, sont ainsi pratiquement synonymes, et l’extérieur de cette ville est rejeté dans les limbes de la tradition (la ruralité) ou de l’aliénation (la banlieue). C’est cette réputation d’uniformité et de conformité entachant la banlieue qui est mise à mal dans les ouvrages ici discutés. En effet, désormais la majorité de la population vit en banlieue et y grandissent majoritairement les enfants, ce qui tend à infléchir l’imaginaire de la banlieue. Mais à en croire Laforest et les auteurs ayant collaboré au collectif Suburbia, la littérature québécoise peine à s’installer en banlieue : les mots lui manquent pour en parler, et quand elle a parlé de la vie quotidienne dans cet espace en perpétuelle mutation, elle n’a pas toujours été entendue. Entre la représentation d’une part, et le quotidien d’autre part, loge l’imaginaire, sur lequel portent ces deux livres. Les liens entre la littérature et la société québécoises, auxquels Recherches sociographiques a déjà consacré deux numéros, sont scrutés ici à partir de l’espace habité. L’âge de plastique et Surburbia ont été écrits par des spécialistes de la littérature, mais leur point d’ancrage en banlieue renvoie aux travaux du géographe Pierre-Mathieu Le Bel (2012) sur les romans de la métropolisation, définie par trois axes : limites, fragmentation et connectivité de la ville. La « géographie romanesque » de Le Bel, selon le titre de son ouvrage, l’amène à puiser aux travaux aussi bien des géographes et sociologues que des analystes de la littérature et du récit, ainsi qu’aux approches géocritiques (Westphal, 2007) et sociocritiques (Popovic, 2011). Symétriquement pourrait-on dire, Laforest et certains collaborateurs au collectif Suburbia, notamment Michel Nareau, puisent abondamment chez les sociologues, géographes et urbanistes, ce qui les mène sur les sentiers de l’urbanisation, c’est-à-dire de l’étalement, de la « ville comme forme toujours en développement » (Laforest, p. 158, les italiques sont dans le texte). Il n’en demeure pas moins une différence importante entre la démarche des sciences sociales et celle des études littéraires, ces dernières étudiant les auteurs reconnus par l’institution et la critique, alors que le géographe se penche sur une large production, qui comprend des romans « parfois très mauvais et parfois excellents » (Le Bel, 2012, p. 14). Lire la ville contemporaine, pour Daniel Laforest, c’est lire la banlieue, non pas comme espace fixe mais « comme forme de vie et comme force d’expansion agissant sur les histoires individuelles » (p. 23); la question est donc de savoir comment cette dynamique agit sur ceux et celles qui y vivent. Du point de vue littéraire, tout commencerait sur la Rive Sud et la banlieue idéal-typique, la « ville matrice », pour reprendre l’intitulé du chapitre 2 de Laforest, c’est Ville-Jacques Cartier (désormais intégrée à Longueuil), dont plusieurs écrivains ont parlé, les plus connus étant Jacques Ferron, Pierre Vallières et Michael Delisle. Selon Laforest, la banlieue québécoise est différente de la banlieue nord-américaine, en ce qu’elle ne serait pas née dans la planification, mais dans le chaos, ce dont témoigne la part autobiographique de Nègres blancs d’Amérique (Vallières, 1968), ce qu’évoque également L’amélanchier (Ferron, 1970), deux ouvrages écrits à la même époque et témoignant de …
Parties annexes
Bibliographie
- Biron, Michel, François Dumont, Élisabeth Nardout-Lafarge, 2007 Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal.
- Fortin, Andrée, 2015 Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois, Québec, Presses de l’Université Laval.
- Le Bel, Pierre-Mathieu, 2012 Montréal et la métropolisation. Une géographie romanesque, Montréal, Triptyque.
- Mata Barreiro, Carmen, 2004 « Identité urbaine, identité migrante », Recherches sociographiques, 45, 1 : 38-59.
- Popovic, Pierre, 2011 « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, 151-152 : 7-38.
- Westphal, Bertrand, 2007 La géocritique. Réel, fiction et espace, Paris, Minuit.
- Beaulieu, Victor-Lévy, (1969) Race de monde, Montréal, Éditions du Jour.
- Delisle, Michael, (2002) Dée, Montréal, Léméac.
- Dickner, Nicolas, 2009 Tarmac, Québec, Alto.
- Ferron, Jacques, 1970 L’amélanchier, Montréal, Éditions du Jour.
- Hébert, Bruno, 1997 C’est pas moi, je le jure, Montréal, Boréal.
- Laberge, Rosette, 2012-2013 Souvenirs de la banlieue, 6 tomes, Marieville, Les éditeurs réunis.
- Laberge, Rosette, 2014 Un voisinage comme les autres, 4 tomes, Marieville, Les éditeurs réunis.
- Lemieux, Jean, 2012 L’homme du jeudi, Montréal, La courte échelle.
- Mavrikakis, Catherine, 2008 Le ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope.
- Robitaille, Marc, 2004 Un été sans point ni coup sûr, Montréal, Les 400 coups.
- Soulières, Robert, 1996 « Une journée dans la vie d’un écrivain de banlieue », Lurelu, 19, 2 : 55-58.
- Ste-Marie, Richard, 2013 Un ménage rouge, Montréal, Alire.
- Vallières, Pierre, 1968 Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Parti pris.