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Né d’une collaboration entre Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie à l’Université Concordia, et Andrée Fortin, professeure émérite de sociologie à l’Université Laval, l’essai Pratiques et discours de la contreculture au Québec trace le portrait des mouvements de contestation qui font du Québec des années 1960 et 1970 le lieu d’une grande fête rebelle et colorée. Loin d’eux l’idée de dresser l’inventaire des oeuvres contreculturelles et de brosser un tableau historique de la période, les auteurs ont plutôt cherché à montrer la dynamique sociale du mouvement en se concentrant sur « les pratiques et les attitudes qui donnent corps à la contreculture et permettent d’en comprendre rétrospectivement le succès auprès d’une large frange de la jeunesse québécoise » (p. 19). Par une approche sociologique et en s’attardant davantage à la manière dont sont créées les oeuvres qu’aux oeuvres elles-mêmes et à la façon dont se propagent les idéaux, ils signent un ouvrage qui rend merveilleusement bien l’esprit de l’époque.
Les auteurs délimitent la période depuis l’été de l’Expo 67, moment charnière qui symbolise l’affirmation de la nationalité et l’ouverture à la vastitude du monde et qui dévoile les nouvelles couleurs de la jeunesse, jusqu’à 1976, alors qu’une espèce de résignation collective annonce le déclin des rêves de révolution. Le contexte – société d’abondance, situation économique favorable et salaire minimum plus que décent – donne en quelque sorte les moyens à la jeunesse de réaliser un refus aussi global. Le phénomène prend naissance dans la métropole alors que les draft dodgers (Américains qui fuient l’enrôlement dans l’armée) apportent de nouvelles valeurs à celles proclamées par la Révolution tranquille. Il est également important de noter que la contreculture prend, chez nous, une ampleur tout aussi impressionnante que dans les villes qui l’ont vu naître, comme San Francisco, ou dans des quartiers où elle s’incarne de toutes parts, par exemple le Greenwich Village, car elle déborde largement du pôle incontesté qu’est Montréal pour s’étendre assez rapidement dans l’ensemble du Québec. À cet effet, les recherches exhaustives effectuées par les deux auteurs nous sortent des terrains connus et nous apprennent que le rock résonne dans les radios de Lévis, qu’on mange aussi bio à Victoriaville, qu’on voyage sur le pouce jusqu’en Gaspésie pour aller y « tripper » et que l’odeur du « pot » se fait sentir jusque dans les villages les plus éloignés.
L’essai montre bien la dynamique du mouvement, autant sous ses jours sombres que ses plus lumineux, porté par une jeunesse habitée d’une volonté de refaire le monde autour de nouveaux rapports sociaux, corporels, spirituels, voire cosmiques. Cette sous-culture, d’abord révélée selon les dimensions du triptyque sexe, drogue & rock’n’roll – éléments les plus puissants et subversifs pour faire éclater une société dite sclérosée – s’avère en réalité beaucoup moins homogène qu’elle ne le paraît. La multitude de tendances aux couleurs psychédéliques fait davantage ressortir le caractère kaléidoscopique d’un mouvement aux multiples facettes qui laisse à chacun la liberté de s’épanouir et se réinventer. Ces nombreux visages de la contreculture sont d’ailleurs diffusés à travers plusieurs médiums qui transforment les genres médiatiques et incarnent l’esprit d’expérimentation et de liberté qui anime la jeunesse. Warren et Fortin insistent sur l’importance de la radio comme vecteur de nouvelles idéologies et d’une volonté de nouer des liens au sein de la population. Ils attirent l’attention sur deux stations qui ont joué un rôle central dans la diffusion de la pensée contreculturelle : LS-Radio, ancêtre des radios communautaires qui invite son jeune public à participer en ondes, de même que CKGM (aujourd’hui CHOM), qui offre aux auditeurs le meilleur de la musique underground. Poursuivant également l’objectif d’unir les gens, de les mettre en contact, la revue alternative Mainmise s’impose comme l’organe principal du courant et « représente à l’évidence un lieu central de définition de la contreculture » (p. 80).
En réalisant cette première synthèse sociale et culturelle de la période, les auteurs de l’essai tracent les filiations entre les années 1970 et la période actuelle, en insistant sur le fait que l’essoufflement du mouvement ne signe pas nécessairement l’échec des utopies de l’époque et, de ce fait, ils soulignent que la contreculture a été plus gagnante que perdante. Nous n’avons qu’à penser aux actuels débats sur la légalisation de la marijuana, l’étendue que prend maintenant toute une gamme de produits biologiques, les nouvelles écoles alternatives, l’éveil d’une conscientisation écologique, etc. L’hypothèse du départ est alors validée, nous sommes bel et bien « les enfants de la contreculture » (p. 233). Les magnifiques clichés de Pierre Crépô qui parsèment les pages de cet essai confirment cela chaque fois qu’ils font le portrait des jeunes d’autrefois, que l’on pourrait si facilement confondre avec les hipsters d’aujourd’hui. À croire que plus ça change, plus c’est pareil. Ou que « toutt est dans toutt », comme disait l’autre.