Corps de l’article

Le présent article propose une réflexion sur la territorialisation de l’identité au Québec[1]. Cette expression, « territorialisation de l’identité », si elle n’est pas d’usage courant, désigne pourtant une réalité plutôt bien documentée par les recherches sur l’identité et le nationalisme au Québec, soit celle du passage d’une identité qu’on qualifie de « canadienne-française » à une identité proprement « québécoise ». Pour ne citer que quelques exemples, pensons à Louis Balthazar, qui, dans son Bilan du nationalisme au Québec (1986), avance la thèse selon laquelle ce nationalisme, qui était tout d’abord « canadien » et lié aux Patriotes et à leurs revendications politiques, a acquis plus tard le qualificatif de « canadien-français » à la suite de l’échec des Rébellions de 1837-1838, pour enfin devenir « québécois » à compter des années 1960, avec la Révolution tranquille. Treize ans plus tard, Joseph-Yvon Thériault (1999) reprend cette évolution en trois temps alors que, dans un livre plus récent, Robert Comeau (2010) nuance quelque peu, en insistant entre autres sur la rupture entre les identités canadienne-française et québécoise qui aurait été insufflée par la Révolution tranquille.

Un changement profond

Le passage d’une identité à une autre n’est pas qu’un strict changement de qualificatif ou une façon renouvelée, chaque fois plus contemporaine, de nommer cette réalité. Il implique également une redéfinition des frontières mêmes à l’intérieur desquelles se développe et finit par se cristalliser cette identité. Le nationalisme canadien-français renvoyait essentiellement au Canada français, et n’avait pas vraiment d’assise territoriale[2] puisqu’il englobait tant les francophones qui habitaient la province de Québec que ceux des autres provinces canadiennes ainsi que ceux ayant migré aux États-Unis (les « Canadiens français des États », comme on les appelait à l’époque). L’identité québécoise, quant à elle, suppose par définition un recentrement du projet national sur les frontières de l’État québécois, phénomène qui conduira implicitement à une rupture avec tous les francophones de l’extérieur du Québec. D’ailleurs, Yves Frenette écrit à ce sujet :

Le territoire physique occupé par l’État du Québec se confond désormais avec le territoire mental de la nation, qui se traduit par un « nous les Québécois » dont sont plus ou moins exclus les francophones vivant à l’extérieur du Québec, perçus comme appartenant à une autre zone, canadienne ou américaine, donc à un gouvernement étranger.

Frenette, 1998, p. 168

Une territorialisation de l’identité

L’idée de territorialisation décrite dans le présent article vise à montrer de quelle manière la nouvelle identité, appelée « québécoise » à partir des années 1960, s’est donnée un territoire de référence, le Québec, et, du coup, un outil de gouvernance pour en réaliser les aspirations, l’État québécois, jouant par le fait même un rôle central dans la promotion des intérêts nationaux (Martel, 1998; Thériault, 2004; Mclaughlin, 2012) de ceux qui se nomment désormais « Québécois » (et non plus « Canadiens français » de la province de Québec). Cela dit, s’il est clair que nous poursuivons ici cette réflexion sur la territorialisation de l’identité au Québec, nous comptons nous y prendre en suivant une approche plutôt originale.

L’immense majorité des travaux sur le sujet, dont ceux mentionnés ci-dessus, ont accordé une importance particulière aux années 1960, moment où cette identité aurait en fait émergé. Pour plusieurs chercheurs, la Révolution tranquille correspond à cette grande période d’édification d’un État québécois moderne, où se multiplient les interventions de tous genres dans les domaines social, culturel et économique. Concurremment, on estime que la Révolution tranquille constitue en quelque sorte l’époque où se révèle et prend tout son sens cette nouvelle identité territorialisée. Quant aux francophones à l’extérieur du Québec, ils considèrent que les États généraux du Canada français de 1967 (Martel, 2007) cristallisent la rupture avec le Québec, évènement qui amène les francophones hors du Québec à se doter eux aussi d’institutions à l’échelle provinciale et à se réclamer désormais d’autant d’identités qui en découlent (Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, etc.) (Thériault, 2004).

Une transformation amorcée avant la Révolution tranquille?

S’il est indéniable que la Révolution tranquille est un moment fort de l’élaboration de l’identité québécoise, notamment avec la création par l’État d’importants symboles de la nouvelle nation moderne et laïque (nationalisation de l’électricité, instauration d’un ministère de l’éducation, mise en place d’instruments publics de soutien au développement économique francophone, etc. [Balthazar, 1986]), il apparait toutefois logique de se demander si la territorialisation de l’identité, c’est-à-dire une construction excluant les francophones de l’extérieur des frontières, n’était pas déjà amorcée bien avant la Révolution tranquille. Ainsi, on pourrait se référer aux travaux de Luc Turgeon, qui fait remarquer que les chercheurs québécois ont souvent insisté sur la Révolution tranquille comme une rupture dichotomique avec la période précédente de « Grande noirceur », alors qu’une telle vision, selon lui,

est en effet incapable de penser le passage d’une forme de régulation à une autre sans avoir recours à l’idée d’une élite éclairée, agissant à partir de l’État dans l’optique de faire du Québec une société moderne, ou encore afin de satisfaire ses propres intérêts de classe. Une telle approche ne permet guère de comprendre pourquoi une population, dont on affirmait qu’elle était enfermée dans une mentalité d’Ancien régime, en vint à appuyer le projet du gouvernement Lesage d’intégrer le secteur social à la mission de l’État.

Turgeon, 2000, p. 15

Non seulement Turgeon nous invite-t-il à prendre toute la mesure de l’importance des mutations précédant la Révolution tranquille, mais également à reconnaitre pleinement la contribution de la société civile comme agent décisif de changement. Plus précisément, sur la question qui nous occupe, les travaux de Marcel Martel évoquent l’hypothèse que la remise en question de l’identité (alors « canadienne-française »), avant d’apparaitre comme le fruit de démarches initiées sous les institutions publiques de la Révolution tranquille, avait déjà trouvé sa voix dans les médias :

La Révolution tranquille n’a rien d’une poussée brusque, d’un mouvement porté par une génération spontanée. Au contraire, elle permet de mesurer l’ampleur du projet de redéfinition de l’identité canadienne-française amorcée au cours de la décennie précédente par le procès de la pensée nationaliste effectué notamment par le quotidien Le Devoir ainsi que par les revues Cité libre et l’Action nationale.

Martel, 1998, p. 20

À l’instar des travaux de Martel, on peut considérer les journaux comme une source privilégiée pour saisir les discours sur la nation. À cet effet, on peut invoquer comme autre renfort les travaux de Benedict Anderson (1991) sur l’origine du nationalisme. Pour Anderson, les nations sont des communautés imaginées, c’est-à-dire des communautés dont les membres ne se connaissent pas nécessairement et n’entretiennent pas forcément de relations personnelles. La presse écrite avec sa diffusion large a rendu possible cette identification des individus à la nation malgré l’absence de lien concret entre les membres. Si, historiquement, les journaux ont été un lieu où a été rendue possible l’émergence d’identités nationales en Europe, on peut imaginer qu’ils sont également des espaces privilégiés pour observer la territorialisation de la nation francophone au Québec au milieu du 20e siècle.

De façon un peu plus immédiate, les journaux – parce qu’ils sont publiés à des intervalles fréquents – permettent aussi de suivre finement l’évolution du discours sur la nation. De même, les journaux à travers leurs diverses rubriques (éditoriaux, nouvelles, opinions des lecteurs, etc.) ouvrent une fenêtre non seulement sur les prises de position officielle des journaux et celles des élites, mais également sur la façon dont les discours sur la nation s’enracinent dans la population et son quotidien.

Notre analyse portera ici une attention toute particulière aux discours d’avant la Révolution tranquille, et non à ceux qui ont proprement caractérisé cette période. Avant tout, l’analyse aura comme objectif de cerner le ou les moments-charnières de la construction de l’« identité territorialisée », clairement recentrée sur les frontières du Québec. Toujours en suivant l’exemple de Martel, c’est dans les grands journaux québécois que nous avons tenté de relever les changements de repères identitaires qui s’opèrent alors au sein de la société civile québécoise. Nous pensons, et c’est là notre hypothèse, qu’une étude de certains termes présents dans les quotidiens au Québec des années 1940 jusqu’aux années 1970 révèlera une temporalité assez différente de celle qui prévaut actuellement chez une majorité de chercheurs, dont les travaux sont principalement axés sur la Révolution tranquille et les manifestations les plus historiquement patentes et célébrées de cette nouvelle identité québécoise. Autrement dit, ce « retour en arrière », bien avant la Révolution tranquille, permet de voir non seulement l’identité territorialisée québécoise dans sa forme achevée, mais également d’interroger le parcours que suit la mise en place de cette nouvelle identité, au même titre que l’intégration de ses nouvelles balises territoriales.

Cela dit, l’approche que nous privilégions diffère de façon notable de celle de Martel, dans la mesure où nous accordons une importance particulière au vocabulaire des journaux. Le recentrement du projet national implique, en effet, l’usage de nouvelles appellations afin de se définir et de se nommer au Québec. Certains termes qui étaient porteurs de sens au sein d’une société canadienne-française au discours identitaire peu territorialisé, et qui étaient ainsi utilisés couramment, le deviennent de moins en moins et laissent place à des vocables inédits. L’exemple le plus manifeste de ce phénomène de transition est sans aucun doute la désignation « Canadien français », qui se voit progressivement remplacer par « Québécois ». Concurremment à ces nouvelles étiquettes, on constate l’abandon d’autres termes, notamment celui de « province ». L’expression « province de Québec » dans le contexte du nationalisme canadien-français doit être comprise comme un usage désignant une sous-partie spécifique d’un ensemble plus grand (le Canada ou encore le Canada français). Le terme « province », tel qu’il était utilisé par les nationalistes canadiens-français, est très révélateur d’une vision de la nation qui ne se laisse pas enfermer dans les limites territoriales du Québec.

À l’intérieur du projet national « québécois », où le Québec devient l’ensemble national (et non plus seulement une sous-partie), la référence à la « province » perd son sens et, de ce fait, tombe en désuétude à mesure que s’effectuera le repositionnement identitaire. Ces mots qui seront peu à peu éliminés dans le discours social, tout comme ceux qu’on verra surgir, nous semblent d’importants marqueurs de la redéfinition qui a alors cours et, plus précisément, de leur relativement lente, mais néanmoins indiscutable, territorialisation.

Méthodologie

Pour effectuer l’étude, la méthodologie retenue, soit celle d’une approche par corpus, a été privilégiée, avant tout parce que les quotidiens sont des témoins inaltérables de l’actualité et des mots qui sont mobilisés pour la décrire. Ainsi, notre recherche a porté sur deux journaux de langue française parus au Québec, soit La Presse et Le Devoir, pendant une période de plus d’un quart de siècle. Ces deux publications ont été recensées de 1944 à 1970, années qui balisent amplement, voire débordent l’époque du changement linguistique à décrire. La première borne, l’année 1944, est nommément celle de la crise de la conscription au Canada, qui soulève une opposition forte de la part des francophones du pays. La période étudiée se termine en 1970, année qui marque symboliquement la fin de la Révolution tranquille, du moins dans l’imaginaire québécois. De 1944 à 1956, seules les années paires ont été recensées. L’année 1956 est celle de la publication du rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (Commission Tremblay) visant à affirmer l’autonomie provinciale du Québec face au pouvoir fédéral de dépenser du gouvernement (Noël, 2015). D’ailleurs, d’aucuns considèrent cette Commission et son rapport comme un moment annonciateur de la Révolution tranquille. Ainsi, à partir de 1956 et jusqu’en 1970, chaque année a fait l’objet d’un ajout aux corpus. Ce changement de fréquence de saisie s’explique par le fait qu’on approche du moment généralement considéré comme le point de départ de la Révolution tranquille, soit l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage en 1960 et de son slogan « Maîtres chez nous ».

Aux fins de l’étude, quatre parutions annuelles ont été ciblées : 1er mars, 1er juin, 1er septembre et 1er décembre. Dans les cas où il n’y avait pas de publication ce jour-là (il s’agissait d’un dimanche, d’un jour férié, etc.), l’édition la plus rapprochée a été retenue. Au total, le corpus est constitué de 84 éditions prélevées sur 21 des 27 années observées.

Si les journaux de cette époque ne sont pas accessibles en format électronique, ils existent cependant sous forme de microfilms. Aux fins de notre enquête, ces parutions ont d’abord été consultées à l’écran, puis lorsqu’une des formes énumérées au paragraphe suivant était repérée, l’article qui la contenait était imprimé et classé.

Le tableau ci-dessous présente les vocables de base recherchés, par catégorie grammaticale : les noms propres réfèrent au territoire et les substantifs désignent les habitants; s’y greffent les adjectifs. Leurs désinences ont aussi été incluses, le cas échéant. Quant aux formes entre crochets, elles ont été trouvées au fil des textes, mais n’étaient pas attendues.

Tableau 1

Formes recherchées dans le corpus

Formes recherchées dans le corpus

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Au total, 754 articles ont été retenus. Le nombre moyen d’occurrences par article a été établi à 715. La taille du corpus est donc évaluée à 539 110 occurrences.

Tableau 2

Caractéristiques du corpus de l’étude

Caractéristiques du corpus de l’étude

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Chacune des occurrences a ensuite fait l’objet d’une entrée dans une base de données. Diverses informations ont été consignées pour chacune des entrées : graphie de l’occurrence; nom du journal, date de publication, catégorie grammaticale, fréquence dans l’article, numéro de page, type de texte (article, éditorial, opinions des lecteurs, publicité, etc.), titre de l’article, sujet(s) du texte, auteur, type d’énonciation (par exemple, discours rapporté ou citation directe), etc. Le contexte de l’occurrence a été également transcrit.

Résultats

Examinons maintenant les résultats de l’étude. Quatre analyses particulières retiendront notre attention, présentées suivant un ordre qui traduit en l’occurrence notre lecture du réaménagement identitaire des Québécois de cette période; d’abord, au sens où l’on comprendra qu’il doit y avoir « déterritorialisation » avant que ne puisse avoir lieu toute espèce de « reterritorialisation » (une analogie ici évidente, quoiqu’indirecte, aux fondements théoriques du concept du même nom de Deleuze et Guattari [1972]). On verra ensuite comment la « déprovincialisation », c’est-à-dire l’abandon graduel du terme province présage en quelque sorte le passage de Canadien français à Québécois. Seront ensuite dévoilées, en troisième lieu, les premières formes lexicales annonciatrices du changement dans l’usage. Enfin, l’importance du traitement du sujet dans les journaux sera abordée.

Sur la « déprovincialisation »

Les premières données analysées porteront sur la désignation du territoire, aspect particulièrement symbolique. En fait, il ne s’agit pas, dans un premier temps, de renommer l’espace québécois, mais de laisser tomber une partie de son appellation traditionnelle, soit province, dans le but d’en refléter ou d’en exprimer l’autonomie, souhaitée ou réelle. Nous proposons ainsi le terme « déprovincialisation » afin de qualifier l’effacement progressif du mot province dans la dénomination du territoire québécois.

Comme en fait foi la distribution ci-dessous, l’utilisation de Québec et de province de Québec de façon partagée est présente dès les premières éditions consultées, soit 1944. L’axe des abscisses indique les années et celui des ordonnées le coefficient d’implantation, c’est-à-dire la proportion de l’usage de chacune des formes. La situation évolue clairement au fil du temps, la concurrence diminuant progressivement au profit de la « déprovincialisation ». Le point de non-retour est pour ainsi dire atteint au début des années 1950, soit bien avant la Révolution tranquille. Selon nos données, le recours à Québec, utilisé absolument, est en fait majoritaire dès 1952. Une dizaine d’années plus tard, en 1963, province de Québec est en usage moins d’une fois sur dix. Dès l’année suivante, la fréquence de province de Québec est insignifiante. Enfin, on notera de rares occurrences d’État du Québec, plus communes à compter des années 1960 (et devenu plutôt courant depuis), ce qui montre bien le rôle structurant des institutions publiques dans ce que nous avons appelé ci-dessus l’« identité territorialisée » associée à la Révolution tranquille.

Figure 1

Déprovincialisation

Déprovincialisation

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Sur le passage de Canadien français à Québécois

Avec le délaissement de l’appellation province, le passage de Canadien français à Québécois est certainement la transformation linguistique la plus manifeste, mais aussi la plus conséquente. Le terme Canadien a désigné historiquement les colons de Nouvelle-France et leur descendance. Par la suite, au 19e siècle, l’expression Canadien français en est venue à représenter un francophone du Canada, par opposition à Canadien anglais. Ainsi, l’abandon de Canadien français signale à la fois une rupture significative avec les autres collectivités francophones du pays et avec la communauté anglophone; c’est une affirmation identitaire catégorique, qui nomme ou, mieux, renomme (comme le faisait jadis Canadien) sans recours à l’épithète.

Les données présentées ici portent sur le substantif, c’est-à-dire la désignation des habitants du territoire québécois; les formes adjectivales sont donc exclues. Outre Canadien français et Québécois, divers vocables ont été recensés, mais n’ont toutefois pas été inclus dans l’analyse en raison d’une trop faible fréquence : Canadien-français; Canadien d’expression française; Canadien d’origine française; Franco-Canadien; Néo-Québécois et Québecois.

La figure 2 ci-dessous montre une fluctuation dans l’usage dès 1944, avec une forte préférence pour Canadien français. Encore ici, l’axe des ordonnées représente le coefficient d’implantation et celui des abscisses l’évolution dans le temps. C’est en 1959, à l’aube de la Révolution tranquille que la fréquence de Québécois l’emporte pour la première fois sur celle de Canadien français. L’utilisation de Québécois demeure somme toute timide jusqu’au milieu des années 1960, puis la forme Québécois prend le dessus brusquement, mais aussi définitivement à partir de 1968.

Figure 2

De Canadien français à Québécois

De Canadien français à Québécois

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Sur la catégorie grammaticale d’abord apparue (adjectif ou nom)

Il est également intéressant de déterminer si la forme adjectivale (québécois) a précédé la nominale (Québécois) ou inversement. À cette question, nos données n’apportent pas de réponse claire. La première occurrence de l’adjectif est décelée en décembre 1944, tandis que le substantif apparait en juin 1946. Comme aucune mesure n’a été effectuée en 1945, nos données attestent d’une manifestation quasi simultanée. Chose certaine, l’usage de l’adjectif (193 fois) domine largement celui du nom (94 cas). Comme ces premières occurrences ont précédé de plusieurs années le phénomène lexical de « déprovincialisation » abordé plus haut, on peut prudemment avancer que le besoin de renommer les habitants du territoire s’avérait moins impératif que celui de rebaptiser l’espace, les institutions nouvellement créées qui s’y rapportaient, etc. Quoi qu’il en soit, voici comment nous pouvons hiérarchiser l’apparition des usages :

  • province de Québec

  • Québec (nom propre)

  • québécois (adjectif) et Québécois (substantif).

La figure 3 ci-dessous illustre le nombre d’occurrences des formes adjectivale et nominale (axe des ordonnées) en fonction des années (axe des abscisses).

Figure 3

Catégorie grammaticale premièrement apparue

Catégorie grammaticale premièrement apparue

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Sur l’importance du traitement du sujet dans les journaux

Enfin, nous avons tenté de déterminer s’il existe un lien manifeste entre l’actualité politique et les formes utilisées. Certes, l’évolution linguistique ici étudiée est intimement associée à la mise en discours progressive de l’identité québécoise. Cependant, avant de se fixer, l’usage a-t-il varié au gré des évènements que relatent les nouvelles? Le choix du mot Québécois et de ses dérivés devient-il plus fréquent lorsque le territoire ou ses citoyens forment le coeur de l’actualité? Pour le savoir, nous avons eu recours à un autre type de données : la page où parait le vocable examiné. Notre raisonnement a été le suivant : plus les occurrences interviennent dans les premières pages des journaux étudiés, plus grand devient le poids attribué par la direction du quotidien à l’article qui les renferme et, donc, plus politique en est le contenu.

Voici ce que révèle la figure 4 ci-dessous, dont l’axe des ordonnées indique le numéro de page moyen où les unités lexicales ont été recensées et celui des abscisses précise les années. De 1944 à 1963, on assiste à une fluctuation assez importante de l’emplacement des occurrences; celles-ci s’éparpillent de la page 3 à la page 17. Au début des années 1960, le sujet est régulièrement abordé dans les premières pages des éditions retenues. À compter de 1963, les mots à l’étude se situent en moyenne dans les 10 premières pages. Cinq ans plus tard, à partir de 1968, les formes linguistiques recherchées se trouvent en moyenne dans les cinq premières pages des quotidiens.

Figure 4

Numéro de page moyen où figurent les occurrences de Québec et de ses dérivés

Numéro de page moyen où figurent les occurrences de Québec et de ses dérivés

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À la lumière de la figure 4, il n’est pas possible d’établir une corrélation entre l’importance du sujet traité et le choix d’une forme linguistique en particulier. Il n’existe pas de recoupements entre les données des figures 1 à 3 et celles de la figure 4, du moins pour la période allant de 1944 à 1963. Pendant la Révolution tranquille, les thèmes identitaires occupaient l’avant-scène et se retrouvaient logiquement présentés dans les premières pages des journaux. Pourtant, ce n’est qu’à partir de 1968, comme l’indique la figure 2, que l’usage a basculé de façon irréversible, en passant de Canadien français et dérivés à Québécois et dérivés. L’hypothèse liant l’importance du traitement du sujet dans l’actualité et la forme lexicale retenue semblerait donc infirmée.

Notre analyse visait à apporter un éclairage nouveau sur le phénomène de territorialisation de l’identité au Québec. L’hypothèse de départ était que, contrairement à ce qui est habituellement présumé dans les travaux sur la francophonie canadienne, cette territorialisation s’était amorcée bien avant la Révolution tranquille. Nous pensions également qu’un regard sur les antécédents de la Révolution tranquille permettrait de mieux apprécier le rôle joué par la société civile (et non seulement par les institutions étatiques qui ont dominé les années 1960) dans la trajectoire de cette territorialisation.

Un premier constat, à la lumière des résultats obtenus ici, serait de nature méthodologique. Les résultats observés confirment qu’il s’est effectivement opéré un changement quant aux mots utilisés pour décrire la réalité nationale, sa collectivité et les individus qui la composent. Si le passage de « Canadien-français » à « Québécois » était bien connu des chercheurs dans le domaine (même si jamais mesuré toutefois), la disparition progressive du terme « province » n’avait pas vraiment été documentée dans la pléthore de travaux sur l’identité au Québec, ni à vrai dire étudiée par les chercheurs. Surtout, ce renouvèlement terminologique, si on peut s’exprimer ainsi, qui s’étale sur plusieurs décennies, semble confirmer la pertinence de notre stratégie de se pencher sur les vocables comme des indicateurs de la territorialisation de l’identité.

La question suivante, celle qui était au coeur de notre hypothèse, a trait à la temporalité. Nos résultats montrent que l’identité canadienne-française et son appellation ont été remises en question bien avant la Révolution tranquille. Nous avons cherché des traces de ces changements dans deux importants journaux québécois pour une période allant de 1944, soit seize ans avant le début (« officiel ») de la Révolution tranquille, jusqu’à la fin de celle-ci en 1970. À l’appui de notre hypothèse, les données montrent formellement que la déterritorialisation existait, comme phénomène discursif, dès 1952. Le passage de Canadien français à Québécois, entrepris une quinzaine d’années avant la Révolution tranquille, ne s’est toutefois installé clairement dans l’usage qu’à l’aube de celle-ci. C’est donc dire que, pendant presque une décennie avant la Révolution tranquille, ces termes propres au nationalisme québécois ont cohabité avec ceux du nationalisme canadien-français, mais en occupant un espace de plus en plus grand à mesure que l’on traverse les années 1950. De façon intéressante, dans notre corpus d’articles de journaux, l’avènement des nouveaux termes qui rapprochent la nation et le territoire (par exemple, « Québécois ») a été précédé par la déprovincialisation déjà bien enclenchée au début des années 1950. Chronologiquement, on a pu le voir, les formes province de Québec et Québec (nom propre) ont devancé l’adjectif québécois et le substantif Québécois.

On a aussi pu voir qu’il n’existerait pas vraiment de corrélation entre le renouvèlement des termes et l’endroit plus ou moins proche de la première page, où les termes apparaissent dans les journaux, ce qui s’avère un résultat en soi significatif. En effet, dans la mesure où les termes déjà bien ancrés dans l’usage et les nouveaux termes peuvent apparaitre n’importe où dans les journaux, il faut comprendre que l’apparition de ces nouveaux termes ne s’inscrit pas dans un univers de discours particulier (on s’attendrait par exemple qu’il soit plus susceptible de prendre place dans le monde de la politique), mais qu’il semble plutôt traverser de façon plus indistincte toutes les sphères du discours social de l’époque.

Le présent article expose une première série de résultats, mais notre base de données permettrait d’aller beaucoup plus loin et de répondre à plusieurs questions complémentaires qui affineraient l’analyse encore davantage. Une question importante qui n’a pu être traitée dans cette première phase est celle qui viserait à savoir de qui émanent les discours rénovateurs d’identité. Par exemple, les équipes de rédaction jouent-elles sur ce plan un rôle d’avant-garde, ou les nouveaux mots apparaissent-ils de façon concurrente dans les diverses catégories d’articles de journaux (éditoriaux, opinions des lecteurs, nouvelles, publicité, etc.)? Y a-t-il des différences notables entre les deux journaux analysés, considérant qu’ils sont reconnus comme ayant des prises de position politique différentes? Ce sont là autant de questions auxquelles pourrait répondre une analyse du discours des centaines d’articles amassés. Une telle analyse éclairerait encore davantage, pensons-nous, cette période de transformation qui a complètement refaçonné le rapport contemporain des Québécois à leur territoire, et ce tant dans la réalité sociale qu’en mots.