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Jalons d’un parcours sociologique : cohérences, appartenances et influences

Puisque l’objectif de cet entretien est non seulement de parler de vos derniers ouvrages, mais aussi d’en comprendre le sens dans l’ensemble de votre démarche de sociologue, je commencerai par une question très générale. Votre vie intellectuelle s’est déployée à travers un grand nombre d’intérêts diversifiés. Y a-t-il un fil rouge, une question centrale, un projet unificateur qui vous a conduite à travers toutes ces thématiques?

Oui, il y en a deux. Premièrement : le Québec. Ce n’est pas par hasard que j’ai été rédactrice de Recherches sociographiques pendant pratiquement vingt ans (avec quelques interruptions). Le Québec, c’est travailler sur quelque chose de proche de moi : proche parce que c’est là que je vis, et proche parce que ça me tient à coeur.

L’autre fil rouge, c’est le changement social. Mon intérêt central n’est pas tant le Québec en soi que ce qui change au Québec, et de comprendre les conditions du changement. À la fois les possibilités et les pesanteurs, dans une démarche que mon maître Marcel Rioux aurait qualifiée « d’élucidation des conditions de l’émancipation ». Élucider les conditions du changement, c’est mettre la situation à plat et retourner les analyses au milieu. Dans cette démarche, nous (Robert Laplante, Jean-Pierre Dupuis et moi) avions travaillé avec Rioux, au début des années 1980, à un programme d’intervention sociale, non pas à la Touraine, mais dans un esprit d’engagement. J’ai toujours gardé ce souci-là de faire circuler les résultats de la recherche d’une manière ou d’une autre, pour que les gens s’en saisissent. Ou ne s’en saisissent pas! Moi, je ne peux pas le faire à leur place, mais au moins je peux « élucider ». Rioux disait : « pour saisir les conditions du changement social, il faut comprendre la domination politique, l’exploitation économique et l’aliénation culturelle ». Je me suis intéressée plus particulièrement à l’aspect culturel, même si les deux autres sont également importants.

C’est complètement lié, non?

Dans le cas du Québec, on voit particulièrement bien que c’est lié, peut-être moins maintenant, mais si on remonte aux années 1960, si on regarde le groupe des Québécois francophones au Québec, on constate qu’il se situait en bas de la hiérarchie sociale, comme l’ont montré d’ailleurs les études de Porter [The Vertical Mosaic, 1965]. Les Canadiens français étaient tout en bas de la pyramide. Au-dessous d’eux, il n’y avait que les Amérindiens; les Irlandais, les Italiens, les Grecs, toutes les autres « communautés » canadiennes avaient un revenu plus important. C’est ce phénomène que cherchaient aussi à expliquer Rioux et Dofny dans leur article « Les classes sociales au Canada français » [1962], qui revenait à dire qu’il y avait un lien fort entre le groupe ethnique et les conditions socio-économiques. C’est moins vrai depuis le Québec inc. des années 1980, mais il est sûr que ces aspects sont néanmoins liés.

C’est intéressant, car on vous voit comme une sociologue de la culture avant tout, et vous parlez du Québec et du changement social, je ne m’attendais pas à ça!

Toutes mes recherches ont porté sur le Québec!

Le Québec est donc un objet à part entière, pour vous, plus qu’un simple contexte pour aborder d’autres objets de recherche? C’est aussi une question, la société québécoise?

Oui, comprendre la société québécoise dans toutes ses dimensions : ce peut être la culture ou la contre-culture, les mouvements sociaux, la ville et la banlieue, la famille… Au fond, quand je travaille sur toutes ces thématiques, ça me permet de faire des liens, parce que c’est toujours la même société. Si je travaillais sur tous ces thèmes dans différentes sociétés, le cerveau m’exploserait! Or, puisque c’est toujours au Québec, je peux faire des liens : « Ah, mais oui, il y a tel phénomène que j’observe en région, mais c’est lié… l’art, les mouvements sociaux… »

Quand vous parlez du changement, et de votre préoccupation de retourner les résultats de recherche aux acteurs, vous parlez donc aussi de la posture ou du rôle du sociologue dans la cité?

Oui, il y a quelque chose comme ça, et il y a la conviction que j’ai, que le changement ne peut venir que « d’en bas », de la population. On peut changer des structures, parfois cela peut aider, mais ce n’est pas ce qui est décisif. Ce qui est décisif, c’est que les gens disent « il faut que ça change ». Lorsqu’il y a un ras-le-bol. Cette conviction vient d’encore plus loin chez moi…

De votre père?

Oui! Mon père était le maître à penser de tout un groupe d’animateurs sociaux, tant urbains que dans le Bas-du-Fleuve, et ces gens-là venaient chez nous – pourquoi chez nous plutôt que de le rencontrer à son bureau, je ne le sais pas, mais ils venaient chez nous – et ils racontaient, racontaient, racontaient… et papa parlait très peu. Il fallait que ces animateurs expliquent leurs problèmes avant que papa puisse leur donner des pistes de réflexion, des conseils. Ils parlaient énormément, et moi, adolescente, j’avais la permission d’écouter. Pas de parler, mais d’écouter! Donc, j’écoutais tous ces gens qui travaillaient avec des comités de citoyens, et j’ai compris que, si on voulait que les choses changent, il fallait que cela vienne de la population elle-même. Que les sociologues, travailleurs sociaux ou animateurs, ne pouvaient pas faire les choses à la place de la population, et que ça ne passait pas par la technocratie, la bureaucratie, par l’État; il fallait que ça vienne de la base. S’il y a une chose que j’ai héritée de mon père, c’est bien ce souci du changement social par la base.

Mon père parlait beaucoup de participation, et c’est une chose qui m’a vraiment marquée. Plus que l’animation sociale en tant que telle, c’est la participation. Ensuite, Rioux aussi, qui n’était pas mon directeur de thèse pourtant, m’a beaucoup influencée de ce point de vue, et ça m’a suivie tout le long de ma carrière, y compris jusqu’à ce que je travaille avec des architectes dans une démarche de recherche-action.

Donc, la sociologue, ou l’intellectuelle, met à disposition une élucidation, comme vous le disiez tout à l’heure, qui devient disponible…

… et les gens en font ce qu’ils veulent! Mais, au fond, l’idée de travailler sur le Québec, c’est ça aussi : les gens que je rencontre dans le cadre de mes recherches, ce n’est pas que pour les déranger et leur faire perdre du temps en leur posant des questions. Je suis là aussi pour leur renvoyer une image.

C’est peut-être quelque chose que l’on entend moins aujourd’hui, alors qu’il me semble que l’on est très critique par rapport à cette idée de la participation.

Oui, bien que d’un autre côté, il n’y ait jamais eu autant de participation dans toutes sortes d’instances, gouvernementales, non gouvernementales, avec les réseaux sociaux, etc. C’est quelque chose qui est important aujourd’hui, plus que jamais! On la pensait d’une façon différente dans les années 1960 ou 1980, mais aujourd'hui elle s’exprime autrement.

Pour filer à partir de ce que vous dites sur votre père : il était sociologue, et comme vous le racontez à Frédéric Laugrand dans les entrevuesde la série Les Possédés, vous êtes tombée dans la marmite de la sociologie très jeune! Mais, dans ces entrevues, vous dites que les gens influents dans votre parcours ne sont pas nécessairement ceux que l’on pense. À demi-mot, vous dites que ce n’est pas votrepèrequi a été le plus influent, dans votre parcours intellectuel, probablement parce qu’il était avant tout votre père, d’ailleurs!

Certainement! D’ailleurs, j’ai toujours été très réticente à lire ses oeuvres, pour toutes sortes de raisons, même si je l’aimais beaucoup! Les gens qui m’ont marquée… Je viens de parler de Marcel Rioux, un professeur que j’ai connu en étudiant au doctorat, ainsi que Luc Racine (professeur de sociologie à l’Université de Montréal). L’idée des réseaux, qui est présente dans plusieurs titres de mes livres [Le Rézo; Histoires de famille et de réseaux; Nouveaux territoires de l’art : régions, réseaux, place publique], me vient de Luc Racine. Ce sont des gens qui ont été importants parmi les professeurs, et chez mes pairs aussi, il y a des gens qui ont compté dans ma réflexion. Par exemple, Robert Laplante, qui est maintenant à l’IREC : nous étions étudiants en même temps. Nous avons beaucoup discuté et débattu… car il était aussi secrétaire de rédaction de la revue Possibles [fondée en 1976]. Francine Saillant aussi a joué un rôle dans mon parcours. Nous sommes toujours amies, nous nous sommes connues au cégep, nous avons fait nos études en même temps et avons été engagées à l’Université Laval en même temps! Francine et moi avons eu beaucoup de discussions et partagé un même rapport à l’écriture. Elle participait à la revue Dérive [1975-1987], une revue culturelle, et m’a introduite au monde des revues avant même ma participation à Possibles. Elle m’a mise en contact avec Jean Jonassaint, directeur de la revue Dérives et l’un des fondateurs de l’Association des périodiques québécois, devenue la SODEP [Société de développement des périodiques]. C’étaient des gens au centre de ma démarche intellectuelle, des pairs, des gens de mon âge, et qui ont été structurants. Enfin, l’autre personne qui a été très structurante dans mon parcours c’est Éric [Gagnon, mon conjoint]. Ça fait plus de trente ans que nous entretenons des discussions multiples et quotidiennes! Nous avons d’ailleurs écrit plusieurs articles et même un livre ensemble au fil des années. C’est toujours mon premier lecteur et le plus sévère, parce qu’il voit les premières versions, bien sûr, mais pas seulement!

Parmi les auteurs, est-ce que certains vous ont accompagnée toute votre vie? Je pense aux étudiantes et aux étudiants qui vont lire cette entrevue : est-ce que c’est important, est-ce que l’on doit avoir des mentors, des « maîtres de bibliothèque », pourrait-on dire?

Eh bien, moi, je n’en ai pas! Quand j’étais au doctorat, tout le monde me demandait : mais toi, Andrée, es-tu marxiste, es-tu fonctionnaliste? Et je répondais : je ne suis rien de tout cela… J’ai toujours été mal à l’aise avec ça. Il y a des auteurs qui m’ont marquée, même si je ne me définis pas par eux. S’ils m’ont beaucoup marquée, je ne dirais pas qu’ils m’ont accompagnée explicitement. Par exemple, Cornelius Castoriadis, celui de L’institution imaginaire de la société. Voilà un livre qui m’a marquée. Quand je l’ai lu ça a été un choc, car il parlait de la théorie des ensembles, dans un livre qui traite de l’institution imaginaire de la société! Il m’a permis de comprendre les liens entre l’imaginaire social et la science, et comme mes études de premier cycle ont été en mathématiques, cela m’a beaucoup touchée, ça résonnait! Piaget est un autre auteur que j’ai beaucoup aimé, parce qu’il abordait le développement de l’intelligence, comme processus inné et acquis. Et puis évidemment, il y a eu Edgar Morin, celui du Paradigme perdu : la nature humaine et de La Méthode. Ce sont des auteurs qui m’ont influencée parce que – et Luc Racine a renforcé ce souci-là – ils situent toujours l’être humain dans un contexte à la fois biologique et social. L’être humain, ce n’est pas qu’un imaginaire social, c’est aussi un corps, un environnement… D’où mon souci environnemental, écologique, qui se reflète dans mes choix de vie. Ces auteurs m’ont marquée, m’ont-ils accompagnée? je ne sais pas. Un autre auteur marquant : Henri Lefebvre, La Critique de la vie quotidienne, que j’ai découvert après mon doctorat. Et puis, celui que j’ai lu un peu plus tardivement, Claude Lévi-Strauss. Quand j’étais petite, mon père avait Tristes Tropiques dans sa bibliothèque. Je trouvais le titre fascinant, et la couverture de l’édition de poche également… et finalement, j’ai lu tout Lévi-Strauss dans les années 1980. Je ne suis pas structuraliste, mais c’est un auteur que j’apprécie pour la qualité de son écriture, de son érudition… un modèle. Finalement, mon idole à Québec, c’était Vincent Lemieux (professeur de science politique à l’Université Laval)! Il sortait pratiquement un livre par année et je trouvais ça extraordinaire. Il alternait des ouvrages empiriques et théoriques, et il travaillait beaucoup sur les réseaux. Je ne le connaissais que très peu, mais il m’impressionnait tellement, toujours simple et souriant. J’avais une très grande admiration pour lui!

Vous n’étiez donc pas une disciple…

Non, une disciple de personne. Même pas de Rioux. Probablement que le fait d’être « tombée dans la marmite » en étant petite me donnait une forme de… liberté.

Vous parlez, dans l’entrevue avec Laugrand, d’un de vos professeurs au cégep…

Ah! Monsieur Bez! Il était impressionnant, c’était un modèle, non pas dans le contenu, mais dans la transmission, dans la pédagogie. Il était en transe quand il enseignait! Je pense que l’on est plusieurs à avoir « attrapé » cette espèce de flamme, sa curiosité intellectuelle. Souvent, j’ai pensé à lui en enseignant. Je me disais : à l’Université, on ne se racontera pas d’histoire, la matière, ça entre par une oreille des étudiant-e-s et ça sort par l’autre. Ce que tu peux réellement transmettre, c’est une passion, le goût d’en savoir plus, et comment poser des questions. Tout le reste, c’est à eux d’en faire ce qu’ils veulent. Nous, on leur tend des perches, ils les saisissent ou pas! Mais, il ne faut pas tendre la perche sans façon, il faut leur dire : « C’est l’fun, c’est tripant!» Je me disais : ils vont peut-être garder le souvenir d’une femme qui « tripait » sur ce qu’elle racontait, qui avait l’air d’avoir du fun, qui était émue… Par exemple, chaque fois que je parlais des films de Pierre Perrault, particulièrement Pour la suite du monde, j’avais les yeux pleins d’eau, je ne pouvais pas faire autrement, c’est un souvenir que certains étudiants ont gardé de moi. C’est important la transmission, mais encore une fois : les étudiant-e-s en font ce qu’ils veulent! Comme moi j’ai fait ce que je voulais de ce que Rioux et Racine m’ont appris, par exemple.

Toujours cette liberté : vous n’étiez pas une disciple, et n’avez pas essayé de faire des disciples non plus!

Non! Ça m’énerve les gens qui ont leur « cour » autour d’eux. Par exemple, je ne me suis jamais définie par rapport à Fernand Dumont, qui a été quelques années mon collègue. Je n’ai jamais suivi ses cours, et je ne suis pas toujours d’accord avec ce qu’il a écrit! Cependant, quand j’ai donné le cours de sociologie de la culture, j’ai tenu à faire lire Le lieu de l’homme. J’ai accompagné les étudiants dans cette lecture, qui n’est pas évidente! Chaque semaine, ils devaient en lire un chapitre. Et moi, je passais trois quarts d’heure en classe à le décortiquer.

Ce que j’ai aimé le plus dans l’enseignement, c’était le Labo [Laboratoire de recherche, un cours dans lequel les étudiants(es) sont appelés à réaliser une véritable recherche de terrain pour le compte d’un organisme sans but lucratif], parce que c’était vraiment non magistral et on accompagnait les étudiants dans des recherches empiriques.

Dans une transmission pratique!

Oui! C’est comme un menuisier qui apprend à son apprenti à « gosser » : quels outils, quel papier sablé, quel vernis… ça me faisait penser à ça, le Labo!

Une perspective sur l’étude des arts et de la culture en sociologie

Il me semble que dans votre travail, mais c’est une impression qui s’explique peut-être par mes propres intérêts de recherche, les arts constituent une thématique importante. Néanmoins, c’est toujours une question pour moi : qu’est-ce qu’on fait avec les objets d’art, de création, en sociologie? Quelle a été votre façon de traiter cet enjeu? Y a-t-il un regard sociologique juste à poser sur l’art?

Il y en a plusieurs! Le mien, c’est l’interrogation sur le rapport des créateurs à leur oeuvre, le rapport des créateurs au public et le rapport du public à l’oeuvre. Ça ne veut pas dire que les oeuvres me sont indifférentes et que je ne les regarde pas, mais c’est surtout le rapport du créateur et du public à l’oeuvre qui m’intéresse. Quand je veux parler des oeuvres, comme dans le livre sur le cinéma québécois, j’en prends plusieurs, et alors c’est plus un imaginaire collectif, social, que je cherche à cerner. Cet imaginaire ne réside pas nécessairement dans une oeuvre, même si certaines sont plus exemplaires. Par exemple, dans mon livre Nouveaux territoires de l’art, je me suis intéressée aux événements artistiques en région. Mes assistants et moi avons fait des entrevues, de l’observation, de l’analyse documentaire, et je me suis rendu compte qu’au-delà des esthétiques, qui variaient énormément, il y avait le rapport du créateur à l’oeuvre et au public spécifique dans l’art créé en direct – par exemple, dans les symposiums de peinture et de sculpture, dans les répétitions, les visites d’ateliers, partout où l’on invite le public à être témoin du processus de création, et indépendamment des diverses esthétiques. C’est une observation intéressante, car lorsqu’on parle de ces enjeux, c’est le plus souvent seulement en rapport à l’art actuel. Or, dans les symposiums d’aquarelle ou de peinture de paysage, la même chose se passait! Je trouvais que sociologiquement, c’était quelque chose d’important : au-delà de l’esthétique, il y a un format, ou un dispositif qui est commun. Et c’est le sociologue qui peut le mettre au jour. Voilà ce que le regard sociologique peut apporter! En même temps, ça suppose une comparaison, il faut un large corpus pour statuer sur l’exemplarité!

S’intéresser à un vaste corpus, ou choisir de se positionner au niveau des rapports, ce sont des façons de s’émanciper de la question de l’esthétique, qui rattrape toujours celui qui fait des recherches sur les arts : quel art, quel artiste, etc. C’est vrai que c’est probablement au niveau des rapports que l’on peut dire quelque chose d’original en tant que sociologue.

Oui, c’est mon sentiment. Ça ne veut pas dire que je suis indifférente à l’esthétique! Toutefois, en tant que sociologue, je peux dire des choses sur des oeuvres que j’aime moins, ou que j’aime beaucoup, en les rapportant les unes aux autres. Comme ça, on peut faire ressortir les éléments esthétiques à partir d’un ensemble, plus facilement que si l’on se focalise sur une oeuvre, comme font les historiens de l’art ou du cinéma. C’est très bien de faire une analyse approfondie sur un artiste, une oeuvre, un film, mais le sociologue, d’après moi, doit procéder autrement. Parfois, ce ne sont pas les meilleures oeuvres, selon les critères de l’histoire de l’art, qui sont exemplaires du point de vue sociologique!

Puisque dans ce numéro sera publiée également ma recension de votre livre sur le cinéma, dans laquelle j’émets un questionnement critique, je vous pose la question directement pour que vous puissiez tout de suite nous éclairer sur cet enjeu. Dans votre ouvrage récent, L’imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois, vous vous employez à « débusquer » l’imaginaire québécois qui s’est construit autour des espaces structurants que sont la ville, la campagne et la banlieue, à partir de l’étude d’un vaste corpus de films. Bien sûr, comme vous le dites vous-même dans l’ouvrage, les films ne sont pas des documents, mais bien des oeuvres de fiction, des créations. Elles sont le fait d’auteurs, intégrés dans un vaste réseau de coopération ou monde de l’art, comme dit Howard Becker, et d’autant plus vaste et complexe dans la production cinématographique! Mais tout de même : comment avez-vous résolu, pour votre part, cet enjeu difficile de l’adéquation entre oeuvre personnelle et représentation sociale? Vous dites dans plusieurs de vos écrits que l’art reflète et participe à modeler les identités sociales : mais quel statut accorder à l’auteur, à l’artiste, dans ces circonstances? C’est tout le problème des rapports entre individu et société qui me semble se profiler derrière cette difficulté. Comment l’avez-vous résolu, ou appréhendé, dans vos propres recherches? On cherche à dégager un imaginaire social. Évidemment, il est là, les auteurs sont dans leur société, ils y vivent, ils participent, ils en sont habités. Mais il reste que nous sommes devant des gens qui sont dans une communauté relativement spécifique… Comment aménage-t-on notre regard de sociologue pour voir les représentations sociales, l’imaginaire social, en partant de l’oeuvre d’un auteur?

En fait, je suis très proche de Becker : je ne crois pas qu’il existe un auteur d’un film. Un film, c’est une entreprise éminemment collective, parce qu’il y a le scénariste, le réalisateur, qui sont parfois la même personne et parfois des personnes différentes. Il y a aussi le directeur photo, le monteur, l’accessoiriste, celui qui compose la musique… et tous ces gens sont importants. Bien sûr, le directeur photo peut travailler avec le réalisateur, mais quand on écoute les entrevues avec les réalisateurs, ils disent : « J’ai choisi tel directeur photo pour telle raison ». Alors, le directeur photo bénéficie aussi d’une certaine autonomie. L’accessoiriste détient une autonomie relative : on lui dit qu’on veut des accessoires des années 1960, mais y a-t-il une palette de couleurs? Dans certains films, il y a visiblement une palette de couleurs dans les accessoires : est-ce que c’est volontaire, involontaire, est-ce que c’est une lubie de l’accessoiriste ou une consigne du réalisateur? Dans ce sens-là, il y a une telle multitude de personnes, que l’expression « un film de… » n’est pas toujours appropriée.

Et si l’on pense à d’autres types d’art, à la littérature, par exemple?

Je dois dire que je n’ai pas étudié de corpus littéraire, j’ai étudié des corpus d’événements, encore une fois des entreprises collectives, où il n’y a pas un auteur unique. Quand j’ai étudié les revues, j’ai étudié les textes de présentation : bien sûr, quelqu’un les écrit, mais c’est au nom d’un collectif. Donc, je ne répondrai pas à la question, parce que je l’ai toujours éludée! Je ne me suis jamais posé cette question, dans la mesure où ce qui m’intéresse, ce sont les rapports : le rapport à l’oeuvre du ou des créateurs, du ou des publics, le rapport entre les créateurs et les publics. Cela m’amène à éluder, si l’on veut, ce problème-là qui n’est pas le mien! Qui n’est pas inintéressant, mais qui n’est pas le mien.

Pour insister un peu, si l’on pense que le milieu du cinéma est tout demême une forme de communauté, certains – pas moi, cependant – vont même jusqu’à parler de « classe artiste », est-ce une interrogation dans votre réflexion, du traitement sociologique de ces corpus? Ou, pour poser la question d’une autre façon, est-ce que l’on peut dire, en regardant le cinéma québécois dans son ensemble, que l’on constate des vagues, des moments de l’histoire où il se passe quelque chose au sein de la communauté cinématographique, avec un impact sur les films produits?

Oui, il y a des générations…

Et cela se passe visiblement dans le cinéma, à travers des interinfluences au sein du milieu du cinéma, entre les gens qui y oeuvrent. Mais peut-être qu’avec les grands corpus que vous traitez, vous voyez autre chose…

Je ne l’aurais pas dit comme ça. C’est sûr qu’il y a eu des étapes dans l’histoire du cinéma. Par exemple, dans les années soixante, c’était la naissance du cinéma québécois, pourrait-on dire, même s’il y a eu des films avant. À ce moment-là, c’était un cinéma d’auteurs, dotés de peu de moyens, qui se posaient des questions sur le Québec. Ensuite, il y a eu une vague de films érotiques, mais parallèlement, un cinéma très engagé faisait son apparition, avec «le premier» Denys Arcand. Dans les années 1980-1990, ça a éclaté, puis dans les années 2000, on a vu une nouvelle génération de cinéastes qui sont apparus graduellement, des jeunes qui font des films avec peu de moyens. Avec les caméras numériques, le montage devient un processus technologiquement plus léger. Ça ramène un cinéma d’auteur, ce qui nous permet de faire le lien entre les années 1960 et les années 2000, des films un peu « coup de gueule », risqués. Pour moi, c’est au-delà des thèmes. Bien sûr que les thèmes changent, comme je le mentionne dans l’article paru dans Les Cahiers des Dix, « Mémoire des années 1960 dans le cinéma québécois » [2015], où je mets en parallèle les films réalisés pendant les années soixante et ceux réalisés postérieurement, mais dont l’action se passe pendant les années soixante, pour essayer de voir l’image qui se dégage dans les deux cas.

On arrive donc, avec cette méthode, à sortir du descriptif, on parvient à acquérir un regard synthétique et analytique.

Oui, par exemple, dans les films des années soixante, les héros sont souvent des jeunes qui n’ont pas de parents, qui sont orphelins ou dont les parents sont relativement absents. Dans les films postérieurs, les héros sont encore assez jeunes, mais ils ont des parents, des familles. C’est intéressant : ça explique un peu pourquoi on a parlé des films des années soixante comme des films d’échec, qui finissent en queue de poisson ou qui finissent mal. Les héros n’ont pas de parents, ne savent pas d’où ils viennent, donc ils ne peuvent aller nulle part… Je caricature, bien sûr, parce qu’il y a beaucoup d’exceptions, mais par comparaison à d’autres films dont le récit se déroule dans les années soixante, le regard est différent.

Ce n’est pas la même génération de cinéastes, non plus.

Non, ce n’est pas la même génération, mais en même temps, leurs films renvoient à la même époque. La musique n’est pas la même non plus, ça aussi c’est fascinant. Dans les films des années soixante, il y a beaucoup plus de jazz, alors que dans les films postérieurs, on entend surtout de la musique populaire, voire yéyé.

De la musique qui « fait » années 60 et qui produit l’image des années 60…

Sur les générations de cinéastes, il y a beaucoup de choses à dire. Il y a des thèmes qui apparaissent, d’autres disparaissent. Par exemple, dans mon autre étude, parue dans Recherches sociographiques, sur la filiation dans le cinéma québécois, j’étais partie avec l’hypothèse suivante : « la violence des pères et la folie des mères ». En avançant, je me suis aperçue que ce n’était pas ça, mais plutôt le silence des mères; non pas leur folie, mais leur silence, le silence étant parfois la conséquence de la folie, mais pas toujours. Et parfois, c’est un silence dans le déni : elles parlent, mais elles taisent les choses importantes. Alors que les pères ne sont pas toujours dans la violence, mais la relation est toujours fragile, compromise, difficile, bien qu’elle se noue, finalement, tardivement. Ça, je ne m’y attendais pas. Et ce qui est aussi intéressant avec cette découverte, c’est qu’elle est transversale : des années 1960 à aujourd’hui! Un autre élément intéressant : dans ces films, beaucoup des enfants dont la mère demeure dans le silence, ou dont la relation avec le père est difficile, s’en sortent par l’art. À noter que ce corpus est composé exclusivement de films qui parlent de la famille.

C’est un travail qui continue, pour vous, cette recherche sur le cinéma?

Oui, j’ai un article qui vient de paraître dans Nouvelles vues (revue en ligne portant sur le cinéma québécois – [http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/] sur les petites villes, car il y a de plus en plus de films qui se passent dans des petites villes – Alma, Baie-Comeau, etc. – et on peut essayer de le comprendre. Aussi, j’ai envie de travailler sur la mémoire de la banlieue dans le cinéma québécois. Dans mon livre [Imaginaire de l’espace…], je dis que la banlieue, on la pense toujours au futur. Sauf qu’en même temps, avec les années qui passent, se crée une mémoire de ces espaces, ne serait-ce que celle des événements d’octobre [1970] : l’enlèvement de Pierre Laporte, ça se passe en banlieue! Mais il y a aussi des souvenirs individuels de la banlieue, comme dans 1981 [Ricardo Trogi, 2009] ou C’est pas moi, je le jure [Philippe Falardeau, 2009]. Ce que je veux montrer, c’est comment la banlieue devient support de mémoire, à la fois individuelle et collective, bien qu’on la pense encore au futur.

J’aimerais que nous parlions un peu de votre livre sur la contre-culture. Que se passe-t-il en ce moment avec cette thématique? Plusieurs ouvrages sur la contre-culture semblent avoir émergé en même temps ou presque : je fais référence particulièrement au livre que vous avez écrit avec Jean-Philippe Warren, et au collectif dirigé par Karim Larose et Frédéric Rondeau, sorti peu après.

La contre-culture a une quarantaine d’années, et c’était dans l’air, pour toutes sortes de raisons. Une chose qui a contribué au regain d’intérêt pour la contre-culture au Québec, c’est la mise en ligne de la revue Mainmise [1970-1978] depuis quelques années, sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ). La contre-culture ne se résume pas à Mainmise, mais en même temps, cela fut pour moi un élément déclencheur. Tout comme pour Jean-Philippe Warren. À la suite d’une rencontre, à l’occasion de la réunion du comité de rédaction de Recherches sociographiques, nous avons convenu de travailler ensemble et nous sommes entendus sur des balises temporelles. Nous avons fait débuter notre analyse de la contre-culture en 1967 avec l’Expo et l’avons fait terminer en 1978 lorsque Mainmise meurt et que Le Temps fou [1978-1983] apparaît. C’est notre périodisation, il y en a d’autres possibles.

Qu’est-ce qui définit pour vous la contre-culture, car c’est une catégorie qui peut être utilisée d’une façon assez floue?

Nous le disons dans l’introduction du livre, la contre-culture, c’est les communes, mais c’est aussi le repli sur soi et la méditation transcendantale; c’est : « je redécouvre mon corps, mon individualité, mais je le fais en commune »; on veut faire un retour à la terre, mais on « tripe » sur la science-fiction et l’informatique, etc. Dans la contre-culture, il y a un peu tout et son contraire, ce qui en fait l’unité, c’est une critique de la société de consommation. C’est à cette critique que Jean-Philippe et moi nous sommes accrochés, et nous avons essayé de voir comment ce mouvement s’est incarné au Québec. Évidemment, cela nous obligeait à regarder ce qui se passait ailleurs, parce que la contre-culture québécoise n’est pas dans un îlot. Cependant, elle a sa spécificité, qui la rend à la fois différente de la contre-culture américaine et de la française, parce qu’elle se développe en même temps que le mouvement nationaliste. Ça lui donne une couleur différente.

Plus politisée?

Oui et non, parce que la contre-culture n’est jamais vraiment politique, elle se veut plutôt apolitique, mais elle doit toujours se définir par rapport à d’autres mouvements sociaux, par rapport au mouvement féministe, à l’écologisme notamment, et dans le cas du Québec aussi par rapport au nationalisme. Par exemple, Robert Charlebois, dans le temps de l’Osstidcho [1968] : était éminemment contre-culturel, mais éminemment nationaliste aussi! Un autre bon exemple, c’est Raôul Duguay, particulièrement sa chanson La bitt à Tibi [1975], une synthèse musicale flyée qui a un propos nationaliste. Au début, dans Mainmise, Pénélope (pseudonyme de Jean Basile, le directeur de la revue), est plutôt hostile au mouvement nationaliste, mais le premier numéro de Mainmise est sorti en octobre 1970…! Donc dès le numéro 2, la revue a été obligée de se positionner! Le rapport de la contre-culture au nationalisme, dépendamment des gens, a parfois été difficile, mais toujours présent. Basile et Georges Khal [les deux fondateurs de Mainmise] sont des exceptions, parce que la plupart des adeptes et porte-parole de la contre-culture au Québec étaient aussi plutôt nationalistes.

Cette recherche sur la contre-culture ouvrait-elle pour vous un territoire inexploré?

Non, parce que mon premier ouvrage, après ma thèse de doctorat, c’était Le Rézo [1985]. Cet ouvrage était le résultat d’une intervention sociologique et d’une observation participante de deux ans… Bien que, comme c’était dans les années 1980, on ne peut pas parler de contre-culture au sens strict, mais plutôt d’alternative. Il y avait encore des communes. Donc, c’était toute cette mouvance-là, que je connaissais assez bien pour l’avoir côtoyée au quotidien pendant deux ans, que j’ai retracée dans cet ouvrage qui a assez peu circulé, est demeuré confidentiel. Au moment où l’on a pensé écrire sur la contre-culture, Jean-Philippe et moi, j’ai ressorti… ou plutôt il a ressorti ce livre que j’avais écrit en 1985.

Aujourd’hui, qu’en est-il de tout ce mouvement?

Eh bien, nous sommes tous les enfants de la contre-culture! Beaucoup de choses nous viennent de la contre-culture et on ne le sait pas! Par exemple, l’alimentation bio vient de là. Comme je le dis dans la conclusion du livre sur le Rézo, le jour où l’alimentation biologique sera dans les épiceries, ce sera un grand succès. Certains diront que c’est une récupération, mais en fait on peut le voir comme un succès, parce que ça a pénétré dans la société. Il y a beaucoup d’exemples comme ça : l’écologie, l’environnement, la médecine douce ou alternative… Toutes ces choses-là ont été, d’une certaine façon, récupérées, mais dans cette récupération, je vois un aspect plutôt positif, de pénétration de certaines valeurs dans la société. Bien sûr, ce n’est pas tout le monde qui a intégré ces valeurs! Mais selon certaines enquêtes, il semble que pour beaucoup de jeunes, l’obtention d’un permis de conduire n’est plus perçu comme un vecteur d’autonomie! C’est un changement radical dans la culture!

Pendant des années, j’ai donné des cours sur les mouvements sociaux, ce qui m’a permis de réfléchir à ce qu’est le succès ou l’échec d’un mouvement social. Quand un mouvement se fait récupérer, est-ce que c’est un succès ou un échec? Un peu des deux, c’est donc en partie un succès!

Autre élément, les relations hommes-femmes qui ont beaucoup changé depuis l’époque où j’étais au cégep! La sexualité… Beaucoup de choses se murmuraient, mais ne se disaient pas ouvertement, par exemple, les relations sexuelles avant le mariage. Aujourd’hui, ce n’est même plus un sujet de discussion! Ma mère disait : « Vous êtes chanceuses d’avoir pu vivre avec vos conjoints avant de vous marier! » Sa génération entrait dans la vie de couple sans avoir jamais partagé un espace de vie… Les relations hommes-femmes ne sont plus du tout les mêmes. Je ne dis pas que c’est seulement la contre-culture, il y a eu aussi l’apparition de la pilule, mais dans la contre-culture, il y a eu une expérimentation un peu tous azimuts : il fallait repenser les relations hommes-femmes, repenser aussi l’éducation. Les réformes pédagogiques des dernières années ont une dimension absurde, notamment en ce qui concerne l’acquisition des compétences, mais aussi une dimension intéressante qui vient de la pédagogie par projet, du concept d’apprenant. Tout ça signifiait : « Ça suffit, le bourrage de crâne!» Moi, je me souviens en 7e année du primaire, il nous fallait apprendre des prières en latin par coeur. On ne connaissait pas le latin, on ne savait pas ce que cela voulait dire! Dans la contre-culture, il y a eu un rejet de ces méthodes pédagogiques. La contre-culture a « brassé la cage » dans beaucoup de domaines, rejeté certaines valeurs qui étaient véhiculées par la société de consommation – on est encore dedans, mais il y a des choses qui changent lentement.

Il y a des contre-discours, au moins, il y a eu des fissures dans lesquelles certains ont pu s’infiltrer, que d’autres ont pu agrandir.

Oui. Dans ce sens-là, la contre-culture, c’est un échec et en même temps, c’est un succès. Il faut regarder tout ça un peu sereinement, je pense.

Ce qui était intéressant dans le fait de travailler avec Jean-Philippe Warren, c’est qu’il est beaucoup plus jeune que moi! Je lui ai enseigné au 1er cycle. Il y a des éléments dont nous parlons dans le livre qui viennent vraiment de ma mémoire et de mon livre de 1985, alors que Jean-Philippe, pour sa part, se fiait plus aux sources documentaires.

Des mondes artistiques, dans cette période, mondes que vous fréquentiez aussi – j’ai vu que vous aviez écrit pour la revue Inter, par exemple –, qu’en était-il? Plusieurs organisations, qui ont démarré à la marge, se sont institutionnalisées depuis une vingtaine d’années. Je pense notamment aux centres d’artistes autogérés. Est-ce que vous partagez ce constat?

Oui, ça s’est institutionnalisé, mais je ne vois pas l’institutionnalisation nécessairement négativement. Elle peut être négative lorsque l’on oublie pourquoi l’organisation a été créée au départ. Et il y a des pièges dans l’institutionnalisation, par exemple le fait que les gens s’habituent à fonctionner avec un budget, un fonds de roulement. Si les subventions se tarissent, ils ne sont pas toujours prêts à recommencer comme au début à tenir les choses à bout de bras. C’est le piège. Cependant, que ça se mette à rouler et qu’il y ait différentes façons, par exemple pour les artistes, de se regrouper et d’exposer ensemble, je vois cela plutôt d’un bon oeil, et tant mieux si des institutions les soutiennent.

Et il y aura toujours l’espace pour ce qui veut sortir ailleurs, même si un secteur s’institutionnalise, les marges sont toujours là.

Il y a toujours les processus d’institutionnalisation et de contre-institutionnalisation. Le sociologue René Lourau [1933-2000] avait beaucoup réfléchi sur ces questions-là. J’avais bien apprécié un de ses livres intitulé L’autodissolution des avant-gardes [1980], qui avait nourri ma réflexion : pourquoi les groupes se dissolvent-ils? Ça peut être par épuisement, mais aussi parce qu’ils ont atteint leurs objectifs et n’ont plus de raison d’être! J’avais aimé sa façon de réfléchir sur les mouvements sociaux, de souligner le fait que chaque fois que se crée une institution, il y a toujours à côté une contre-institution, comme les festivals off, voire les off-off!

Le monde académique

Vous avez passé de nombreuses années dans la vie académique. En tant que sociologue, comment percevez-vous le devenir de nos institutions qui semblent « en crise »?

Oui, la crise est là, j’ai l’impression que le système est en train d’imploser. Cela n’a pas de sens. Le monde universitaire évolue actuellement – et ce n’est pas qu’au Québec – en se collant de plus en plus sur l’entreprise, sur l’industrie. On voudrait que les formations conduisent toutes à des brevets, à des inventions, soient financées et finançables par le monde de l’entreprise. Cela fait que dans certaines universités, on ferme des départements de sociologie ou de philosophie parce qu’on a l’impression que ce n’est pas immédiatement rentable, l’impression qu’il n’y a que la médecine, les technologies ou le management qui soit rentable. C’est un premier danger qui guette les universités. L’Université Laval est un peu prise là-dedans, quoique je ne pense pas que l’on soit rendu à fermer le département de sociologie.

Mais il y a aussi le fait que l’on presse les jeunes chercheurs à obtenir des subventions, à publier, alors qu’en même temps, on donne de moins en moins d’argent pour soutenir ces ambitions. On coupe dans les programmes de subvention, dans le financement des revues scientifiques, et on veut que les jeunes chercheurs publient de plus en plus! C’est intenable, ça ne peut qu’imploser, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans cette approche.

On n’a pas les moyens de nos ambitions, on ne se donne pas les moyens, les ambitions ne sont pas soutenables?

L’université ne sait plus trop pourquoi elle est là. On voit les administrateurs se payer des salaires faramineux, alors que l’on coupe partout ailleurs. L’Université Laval est un bon exemple de cette tendance et je trouve ça honteux. Il y a quelques années, notre syndicat a publié des courbes montrant que le nombre d’étudiants augmente, que le personnel administratif augmente de façon plus importante, en proportion, que le nombre d’étudiants, alors que le nombre de professeurs reste constant ou diminue[1]

Alors que les départements n’ont pas plus d’argent pour employer des chargés de cours!

Oui! Alors on se demande : c’est quoi, l’université? L’université, c’est d’abord des étudiants. Et puisqu’il y a des étudiants, il faut des professeurs. Et l’administration, c’est une « cerise sur le sundae », qui devrait être une petite cerise. Par exemple, avec tout le respect que j’ai pour ceux, dans l’administration, qui se désâment (et j’en connais plusieurs), est-ce que cela devrait être une priorité d’embaucher des personnes aux communications pour établir le lien avec la communauté?

Pendant que les professeurs et les étudiants n’ont plus les moyens d'établir et d'entretenir le lien avec la communauté, pour diffuser leurs recherches!

C’est ça. Et je sais qu’il y a des enjeux « d’enveloppes » budgétaires, mais chaque fois que je suis passée sur le campus, j’ai remarqué des travaux extérieurs ou aux édifices. Je sais que ce n’est pas la même enveloppe budgétaire, mais c’est fâchant! On aurait besoin de ressources pour l’enseignement, pour la bibliothèque! Ça va être joli, les nouveaux aménagements, mais ça ne règle pas le problème du manque de professeurs. L’administration universitaire parle de développement durable : bien sûr! J’en suis, je n’ai pas de voiture, et ça implique aussi d’autres choix de vie. Mais l’Université Laval devra mettre un peu moins d’argent là-dessus, et un peu plus sur l’enseignement et le soutien à l’enseignement.

Tout ça ne semble pas très réjouissant, mais vous, les jeunes profs, vous arrivez à une période où l’université doit largement se réinventer, et en ce sens, c’est stimulant!

Merci, Andrée Fortin, pour cet entretien.