Corps de l’article

Ma mère, à grand renfort de « pardon » à cause de la religion, hésita longtemps avant de divorcer de mon père qui avait des aventures avec des jeunes hommes. Puis un jour, elle en eut assez. Nous n’irions plus à l’église…

Blanc, 2013, p. 2

Partout dans le monde, l’émancipation des femmes s’est faite contre : contre les pouvoirs, contre le patriarcat et notamment, contre les religions.

Pour les droits des femmes du Québec, 2013, p. 6

Il n’effleurerait jamais l’esprit d’un jeune homme de ma génération que les femmes puissent être inférieures aux hommes.

Samson, 2013, p. 43

Au cours des dix dernières années, différents rapports et discussions publiques ont exposé clairement la relation entre la laïcité et l’égalité entre les femmes et les hommes[1]. En réalité, dans de nombreux cas, comme l’illustrent les citations présentées au début de ce texte, l’égalité hommes-femmes ne semble être envisagée que dans un contexte laïque. Le Québec n’est pas isolé dans le déploiement d’un discours qui associe l’égalité hommes-femmes à la sécularisation, aux valeurs laïques et, plus généralement, au vivre ensemble. Le gouvernement fédéral du Canada a déjà opposé les attitudes barbares de « l’autre » à « nos valeurs »[2], avançant que l’égalité hommes-femmes (parfois l’égalité femmes-hommes) est l’une de « nos » valeurs et qu’elle doit être protégée. Si l’on regarde plus loin, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt S.A.S. c. France (2014), affaire impliquant une femme musulmane portant un niqab lorsque « son humeur spirituelle le lui dicte », a reconnu le bien-fondé de la loi restrictive française concernant la dissimulation du visage, en partie au nom de « l’égalité entre les hommes et les femmes »[3]. Il semblerait que l’égalité des femmes ait nouvellement acquis un rôle vital dans la justification des lois et des politiques de l’État qui permettent de réglementer la conduite, aussi bien des femmes croyantes (religious) que de celles qui ne le sont pas. De fait, émergerait une préoccupation démesurée concernant la manière dont les femmes se vêtissent, dont elles prennent des décisions en matière conjugale, et bien entendu, dont elles pratiquent la religion. Par ailleurs, l’encadrement de la conduite des femmes est interprété comme étant une question d’intérêt public, permettant de célébrer un « nous » amorphe pour identifier et réguler les comportements barbares de « l’autre ». L’intervention de l’État en vue de garantir une protection se place ainsi dans un contexte de préservation d’une valeur vaguement énoncée d’égalité hommes-femmes et s’exprime sous deux angles fondamentaux : la protection des femmes croyantes contre elles-mêmes et leurs communautés religieuses et la protection des femmes non croyantes contre l’autre religieux.

Plusieurs sous-entendus sont inscrits dans le champ discursif constitutif de l’engagement sociétal envers l’égalité des femmes. Un de ces jugements tacites veut que l’égalité des femmes soit un fait accompli dans les démocraties occidentales, dont les institutions gouvernementales et sociales se seraient pleinement engagées en vue de sa réalisation. Un deuxième porte sur la nature « barbare » des pratiques adoptées par les « autres ». Troisièmement, il existerait un consensus sur la définition du séculier et du laïque. Enfin, « nos valeurs » seraient partagées et facilement identifiables. Pour le propos qui est le nôtre, le plus important est que l’égalité hommes-femmes ne semble pouvoir être concrétisée que dans un contexte étatique qui, au Québec, imposerait une forme de laïcité dans la sphère publique. Ce dernier sous-entendu constitue l’axe principal du présent article.

Bien qu’une discussion détaillée des concepts de sécularisation et de laïcité dépasse le cadre du présent article, ces deux termes doivent être au minimum brièvement clarifiés. Nous partons du principe que la sécularisation et la laïcité sont des catégories distinctes, bien que connexes. Pour certains, la laïcité est une catégorie qui précise uniquement la relation entre l’État et la religion, tandis que la sécularisation est une catégorie plus large. En droit, la notion de neutralité de l’État a constitué le noyau de ce que cela signifie lorsque l’on pose comme principe que l’État est séculier ou laïque. Toutefois, ces termes deviennent bien plus complexes lorsqu’on considère leur utilisation dans la vie quotidienne. Par exemple, dans le débat public, la notion de société laïque ne renvoie pas seulement à la relation entre l’État et la religion, mais implique également un imaginaire auquel les concitoyens doivent se référer pour se présenter eux-mêmes et exposer leurs convictions en public. Mais même ici, l’idée de ce qu’est le « public » est contestée, comme en atteste le travail de Fournier et See (2014). Pour d’autres, la notion du « laïque » est simplement intraduisible dans une autre langue[4].

Dans les pages qui suivent, nous adoptons la position selon laquelle ni « le religieux » ni « le laïque » n’échappent au patriarcat et que les femmes ne peuvent, par conséquent, être « protégées » sous un régime ou sous l’autre[5]. Par ailleurs, nous sommes préoccupées par le fait que des débats publics comme ceux qui se sont déroulés à l’occasion de la Commission Bouchard-Taylor et du projet de Charte des valeurs détournent l’attention des multiples façons dont les femmes continuent d’être oppressées et défavorisées et nuisent à l’identification d’un socle commun de défense des femmes. Nous débutons ce texte par un survol historique de la place de la religion dans la société québécoise, et présentons certains des principaux débats publics qui ont marqué l’histoire récente du Québec, en particulier les audiences et le rapport de la Commission Bouchard-Taylor et les discussions publiques et les mémoires déposés à l’Assemblée nationale du Québec à l’occasion du débat sur la Charte des valeurs en 2013. Nous soulignons les contours spécifiques des débats sur la représentation des femmes dans la société québécoise. Nous présentons ensuite les conclusions d’un projet de recherche qui a examiné les débats et les mémoires concernant la Charte des valeurs. Nous nous appuyons ici sur les travaux de Carol Bacchi (2010, 2012) pour explorer les moyens au travers desquels les discours sur l’égalité de genre s’articulent par rapport au religieux et au laïque. À quelques exceptions près, il en ressort un discours commun (narrative) qui positionne toutes les femmes comme ayant besoin de protection : les femmes croyantes doivent être protégées d’elles-mêmes, de leurs maris dominants et de leurs idéologies religieuses; les femmes non croyantes doivent être protégées des dangers de la religion. Nous comprenons et sommes sensibles au fait qu’il est important de reconnaître l’oppression des femmes dans les religions organisées; toutefois, nous sommes soucieuses de la manière dont la capacité d’agir des femmes, qu’elles soient ou non affiliées à une religion, est sapée par un discours de protection qui les écarte en tant qu’agents. Comme le souligne M. Samson (un jeune homme et citoyen engagé qui a présenté un mémoire à l’Assemblée nationale) dans la citation qui figure au début d’article, il n’effleurerait jamais l’esprit d’un jeune homme de sa génération de penser que les femmes puissent être inférieures aux hommes. En réalité, qu’on tienne pour acquise l’égalité hommes-femmes dans ce cas précis est peut-être encore plus préoccupant face aux manifestations récurrentes de violence, d’oppression, et de sujétion sexuelle, tant dans des contextes séculiers que laïques. Nous soutenons que cette contradiction vaut la peine d’être examinée.

La religion et la société québécoise

La laïcité est une invention de la modernité; elle s’est imposée comme une solution aux guerres de religion. Grâce à la laïcité, la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire ou de ne pas croire, et la liberté de pratiquer une religion sont garanties dans les États modernes.

Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité, 2013, p. 8

Ce long cheminement vers la laïcité de l’État québécois ne doit surtout pas être remis en cause par l’arrivée de religions plus récemment présentes au sein de notre société et qui ne respecteraient pas les valeurs établies historiquement ici.

Société d’histoire de Charlevoix, 2013, p. 3

La citation ci-dessus, extraite du mémoire présenté par la Société d’histoire de Charlevoix à l’Assemblée nationale, exprime l’idée selon laquelle au cours du siècle passé, le Québec s’est dégagé de la domination religieuse pour adhérer aux principes de la laïcité. Parallèlement, comme l’indique l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité (AQNAL), la laïcité présume le soutien à la liberté et à l’égalité de tous, y compris les femmes. Si ce discours n’est pas propre au Québec, les débats qui entourent la définition de la laïcité, de même que les débats plus larges à propos de la religion, ont des contours et une prédominance distincts dans cette province. C’est au Québec, toutes provinces confondues, que les institutions religieuses étaient les plus ancrées jusqu’à la Révolution tranquille à la fin des années 1960[6]. Notre objectif n’est pas de présenter une vision particulière de l’histoire. En revanche, nous tentons d’explorer les manières dont l’histoire est mobilisée à des fins spécifiques par les citoyens, les groupes et les sociétés engagés dans les débats publics (voir Gagnon-Tessier, 2012) au titre d’outil discursif de problématisation. Comme le constate Bacchi (2010, p. 4), « ce que nous disons vouloir faire à propos de quelque chose indique ce qui, à nos yeux semble devoir changer et partant, la manière dont nous constituons le "problème" ». Dans ce cas de figure, les transitions historiques qui sont perçues comme relevant d’un savoir commun n’exigeant que peu, voire aucune explication, sont utilisées pour soutenir les postulats selon lesquels il existe un problème auquel sont confrontées les femmes, qu’elles soient croyantes ou non.

Un élément essentiel de ce discours historique est l’idée selon laquelle les dogmes et les croyances religieuses auraient été responsables de la condition de soumission des femmes : les valeurs religieuses ayant disparu, tant au niveau de l’État que de la société, la libération des femmes[7] s’est ensuivie. Dans cette optique, la religion, la symbolique religieuse et les pratiques religieuses représenteraient une menace sérieuse pour les positions acquises de haute lutte par les femmes dans la société, non seulement au Québec mais partout dans le monde. Un tel discours, exagérément simpliste, peut être contredit de multiples façons, parmi lesquelles on peut mentionner notamment la position progressiste de nombreux évêques catholiques québécois au cours des années 1970 et 1980 (Lefebvre et Breton, 2011), l’importance de la vie et de la communauté paroissiales pour bon nombre de femmes, et l’activisme des femmes au sein de l’Église pour modifier les pratiques et le rôle permanent de l’Église dans les institutions et la société québécoises. Notre position ne vise pas à écarter ou rejeter celles dont l’implication ou l’expérience dans une religion institutionnelle ou organisée a donné lieu à des expériences négatives. La religion a contribué indiscutablement à la discrimination sexuelle et à l’oppression des femmes. Mais elle n’est que l’une des nombreuses institutions sociales à l’avoir fait (et continuer de le faire). Nous nous intéressons ici à la domination de ce discours particulier qui gomme la complexité de l’expérience des femmes à l’égard de la religion. En outre, notre discussion ne saurait exclure les femmes qui ont des expériences à la fois positives et négatives et qui ont lutté pour l’égalité des sexes au sein de leurs organisations religieuses. Le fait est que les aspects négatifs et oppressifs ont été mobilisés de façon particulière et à des fins spécifiques, et que ces mobilisations contribuent à l’oppression des femmes et à la validation du patriarcat plutôt que de le remettre en question.

Bon nombre de discours actuels sur la religion reposent sur l’idée selon laquelle « nos femmes » étaient opprimées par l’Église. Bien entendu, le rôle joué par les hommes d’une manière générale semble avoir été oublié ou commodément réduit à celui des seuls gardiens sacerdotaux de l’Église qui sont ainsi devenus les vecteurs symboliques de cette oppression. Bien que l’anticléricalisme français n’ait pas son égal au Québec, et que l’on ne s’en réclame pas de la même façon pour règlementer la religion, ces constructions du « fait » historique comportent effectivement un élément d’anticléricalisme. Ce récit public du souvenir collectif comporte un aspect unique qui mérite d’être mentionné et qui se réaffirme, participant à l’histoire de la religion et du Québec, dans le discours public et les mémoires présentés aux commissions. De nombreuses personnes ont enrichi ce récit du souvenir d’une mère, d’une tante ou d’une autre figure féminine importante de leur propre histoire et qui a souffert de cette oppression. Par exemple, la citation de Michelle Blanc au début de cet article s’inspire de l’histoire de sa mère qui hésitait à quitter son père « à cause de la religion ». Lorsque sa mère s’est sentie suffisamment forte pour se libérer du mariage, la famille quitta l’Église. Nous examinerons plus loin des récits similaires, à la fois à partir des données que nous avons analysées et de celles d’une précédente étude menée par Lefebvre et Beaman (2013).

Nous nous arrêterons ensuite brièvement sur les détails du débat concernant la Charte des valeurs, bien que ce ne soit pas la première fois que de tels discours sont entendus dans le débat public québécois : en 2007, le gouvernement du Québec avait mis sur pied une commission en vue de répondre à l’inquiétude du public à l’égard des « accommodements excessifs ». Bien qu’initialement conceptualisée pour aborder la question de la diversité dans un sens large, cette commission a vu son principal centre d’attention se déplacer vers la question plus spécifique de la diversité religieuse. Le gouvernement a nommé des commissaires, le sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor, afin de mener l’enquête. Plus de 900 mémoires ont été présentés à la Commission Bouchard-Taylor par des individus et des organisations, et plus de la moitié d’entre eux ont affirmé la nécessité de l’égalité des sexes (Lefebvre et Beaman, 2013, p. 96). Voici, à titre d’exemple, deux extraits de ces mémoires :

De cette liberté découle une volonté de laïciser l’espace public de sorte que chaque citoyen ou citoyenne soit reconnu comme un être humain et non comme un être religieux… Au Québec, les hommes et les femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux et tous les Québécois tiennent à cette égalité qui a été gagnée suite à de chaudes luttes. Nous voulons que toutes les nouvelles arrivantes bénéficient de cette liberté que nous, femmes québécoises, avons réussi à imposer.

Francine Laurier, tel que cité dans Lefebvre et Beaman, 2013, p. 101

Notions d’égalité. L’accommodement serait déraisonnable s’il entrave un autre droit à l’égalité, ou un autre droit fondamental inscrit dans la charte canadienne ou dans la charte québécoise. Nous pensons ici en particulier au droit à l’égalité homme-femme souvent remis en question lors de l’attribution d’accommodements aux nouveaux arrivants ou à certains groupes ethniques. Les motifs fondamentaux de la sécurité du public et du droit à la vie, peuvent aussi rendre un accommodement déraisonnable, ainsi que l’entrave causée au droit démocratique de voter en cours d’élection.

Luce Bérard, tel que cité dans Lefebvre et Beaman, 2013, p. 101

Le rapport final de 300 pages, intitulé « Fonder l’avenir : Le temps de la conciliation » (Bouchard et Taylor, 2008), insiste sur l’importance de l’égalité hommes-femmes, reproduisant en partie le discours sur « l’égalité acquise mais menacée par la religion » :

« La Commission a appuyé un amendement proposé à la Charte des droits et liberté de la personne du Québec qui soulignerait l’importance de l’égalité des sexes. Cet amendement a été proposé spécifiquement en réponse à la menace perçue de la religion à l’égard de l’égalité des sexes, et les commissaires ont constaté tous deux que la Charte contenait déjà une disposition interdisant la discrimination en raison du sexe, un tel amendement devenant vraiment symbolique ».

Beaman, 2012, p. 231

La Charte des valeurs québécoises[8] a été mentionnée pour la première fois au printemps 2013 et introduite officiellement par le projet de loi n° 60 le 7 novembre 2013. Ce projet de loi a été présenté à la population comme devant régler définitivement la question controversée de l’accommodement raisonnable qui avait donné lieu à la mise sur pied de la Commission Bouchard-Taylor. Dans un entretien avec Al Jazeera, M. Drainville, le ministre à qui revient l’initiative du projet de loi, a exposé les raisons qui selon lui ont motivé la Charte des valeurs :

D’un point de vue historique, le Québec a toujours été une société très religieuse pendant très longtemps. Dans les années 1960, nous avons décidé, en tant que société, de séparer l’église catholique de l’État. Nous avons simplement décidé de devenir un État séculier. Et je présume que ce que nous faisons avec la Charte est la suite logique de cette décision adoptée dans les années 1960[9].

La Charte des valeurs avait un mandat très vaste : modifier la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, fixer une norme en matière de neutralité pour tous les employés des administrations et créer un cadre pour les demandes d’accommodement. L’un des principaux objectifs de la Charte visait l’interdiction de symboles ou de signes ostentatoires tels que ceux – turbans, kippas, foulards et grandes croix – reproduits dans la brochure ci-dessous diffusée dans toute la province du Québec.

-> Voir la liste des figures

Les restrictions sur les vêtements à caractère religieux ont fait l’objet d’un vif débat sur la scène publique, en particulier concernant l’égalité hommes-femmes. Ceux qui défendaient la Charte ont estimé que la présence d’une tenue à caractère religieux dans la sphère publique était inacceptable et traduisait l’état d’asservissement des femmes par des groupes religieux extrémistes. Les individus et les groupes opposés à la Charte craignaient que les restrictions en matière de symboles religieux posent problème à de nombreuses enseignantes, infirmières et éducatrices en garderie – professions dominées par les femmes –, annihilant la volonté affichée dans la Charte de consacrer l’égalité des femmes comme un principe ayant préséance sur celui de la liberté religieuse.

Peu de temps après les auditions publiques, le Parti Québécois perdit les élections et fut remplacé par le Parti Libéral, ce qui signa l’arrêt de mort du projet de loi n° 60. Toutefois, nous sommes d’avis que les débats eux-mêmes et leurs implications pour les individus sont toujours très pertinents et ont marqué la société et la culture québécoises de façon importante. Comme le soutient Dabby (2015), les débats sur la Charte ont eu des conséquences négatives de longue portée pour la société québécoise. Et la question n’est toujours pas résolue, puisque l’actuel gouvernement a indiqué qu’il proposera une nouvelle version de charte avant les élections générales de 2018[10].

Nous souhaitons ici souligner le fait que la question de l’égalité des sexes prend une forme particulière qui s’inscrit dans une histoire spécifique au Québec. Cette histoire, que nous avons brièvement et superficiellement relatée, a constitué le cadre des discussions contemporaines sur la religion au Québec et s’avère donc essentielle à la compréhension des discussions actuelles sur la religion dans la province, ainsi que sur le déploiement de la rhétorique sur « l’égalité hommes-femmes ». La Commission Bouchard-Taylor et la Charte des valeurs sont de nature relativement différente et impliquaient des parties prenantes et des acteurs très distincts[11]. Quoi qu’il en soit, nous nous intéressons ici à la manière dont elles ont contribué toutes deux à alimenter un champ discursif plus vaste qui situe l’égalité des femmes au centre des discussions sur la place de la religion dans la sphère publique.

La laïcité et l’égalite des femmes au Québec

M. Drainville : La valeur de l’égalité entre les femmes et les hommes unit très fortement les Québécois. Bien qu’universel, ce principe d’égalité s’incarne de manière unique au Québec en raison des luttes passées et de nos façons de concevoir les rapports entre les sexes.

Assemblée nationale du Québec, 2014 [Vol. 43, No. 110]

Mme Sylvie Bergeron : Qu’elles le veuillent ou non, toutes les femmes voilées contribuent à l’avancement de l’intégrisme religieux et à la régression de la liberté des femmes.

Assemblée nationale du Québec, 2014 [Vol. 43, No. 110]

Dans sa déclaration d’ouverture des auditions publiques sur le projet de Charte des valeurs, le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne du gouvernement du Parti Québécois, alors au pouvoir, rappelle à l’Assemblée nationale et à tous les observateurs le principe constituant l’un des piliers centraux de la Charte des valeurs controversée. L’égalité entre les sexes a été durement acquise, fait-il valoir, et elle se trouve aujourd’hui menacée. Les commentaires formulés par Mme Bergeron durant la présentation de son mémoire à la commission des institutions de l’Assemblée nationale identifient l’une de ces menaces : les femmes qui portent le « voile ». Qu’elles le veuillent ou non, soutient-elle, ces femmes voilées musulmanes contribuent à la régression de la liberté des femmes, qu’elles soient croyantes ou non. Le déploiement rhétorique de l’égalité hommes-femmes et la mention du « voile » jouent sur l’inquiétude du public et les querelles politiques; ils font également appel à des souvenirs historiques associés au féminisme au Québec et à une représentation imaginaire des musulmans qui façonne le discours public.

Le féminisme au Québec a été associé au projet nationaliste; toutefois, nous nous intéressons ici à l’existence de deux courants parallèles du féminisme dont chacun a une approche différente de la religion[12]. Ces courants se définissent essentiellement par le type de société que le Québec devrait représenter selon eux, et la laïcité est centrale dans cette définition. De manière générale, le Conseil du statut de la femme a adopté une perspective relativement intransigeante à l’égard de la laïcité, rejetant explicitement ce que le rapport Bouchard-Taylor qualifiait de « laïcité ouverte »[13]. Dans cette perspective, la religion est perçue comme étant amplement régressive (et répressive) et, si elle doit exister, elle devrait se limiter à ce qui est communément appelé la sphère privée. En revanche, la Fédération des femmes du Québec a, pendant une grande partie de son histoire, adopté une vision plus tolérante à l’égard de la religion, penchant vers un modèle de laïcité ouverte. Cette histoire est complexe et il faudrait plus d’espace que nous n’en avons ici pour en rendre compte, mais il suffira d’indiquer que la religion demeure un point de discorde tant pour les femmes québécoises que pour les organisations féministes (voir Lefebvre et Beaman, 2013). Un des conflits essentiels qui jalonnent cette histoire porte sur le défi que représente l’augmentation du nombre d’immigrants non chrétiens (en particulier les musulmans) au Québec. Considérée dans cette perspective, la présence des femmes portant un foulard renvoie à l’image des religieuses catholiques d’avant Vatican II et aux éléments opprimants de la religion et de l’adhésion à la religion que cette image évoque.

Il existe un nombre croissant d’ouvrages critiques qui s’intéressent à la manière dont les musulmans sont représentés dans le discours public, et, notamment, dont celui-ci désigne les femmes musulmanes comme opprimées et les hommes musulmans comme oppresseurs. Pour comprendre les discours qui contribuent à ces croyances, il faut envisager la relation mutuellement constitutive qu’ils entretiennent avec des représentations plus larges concernant les relations de genre. Comme le constate Nadia Fadil (2011, p. 96), « l’idéal séculier réglementaire n’est pas neutre du point de vue du genre mais s’appuie sur une mise en perspective particulière du corps (de la femme), qui perçoit la divulgation de certaines parties du corps (tels les cheveux, le visage et le corps) comme étant essentielles pour atteindre "l’âge adulte en tant que femme" ». Jacobsen (2011), Jouili (2011), Mahmood (2005, 2009) et Pham (2011) examinent les notions de piété et de capacité à agir par soi-même (agency), qui dans leur complexité échappent au « modèle binaire de subordination et de résistance » (Jacobsen, 2011, p. 74). En réalité, dans la déclaration de Mme Bergeron citée plus haut, la femme voilée est à la fois l’opprimée et l’oppresseur, puisqu’elle contribue à la régression de la liberté des femmes. La femme musulmane est donc représentée comme ayant besoin d’être sauvée, mais il faut également l’empêcher de contaminer la liberté des autres femmes, elles-mêmes « à risque » du fait même de la présence d’une femme voilée[14].

Malgré des données scientifiques abondantes qui suggèrent que les femmes musulmanes prennent souvent la décision de se couvrir pour des raisons qui tiennent à leurs propres choix stratégiques et religieux (voir par exemple, Clarke, 2013; Hoodfar, 2003; Mossière, 2013), un discours sur l’oppression continue de circuler. Dans l’affaire S.A.S., par exemple, où une jeune femme musulmane a remis en question la pénalisation par la France de la dissimulation du visage, la Cour européenne des droits de l’homme a fait preuve de prudence en reconnaissant la sincérité et la légitimité de la requérante. Cependant, le jugement qu’elle a rendu est empreint d’inquiétude concernant l’oppression des femmes musulmanes voilées et l’impact de la dissimulation du visage sur les valeurs françaises. Pourquoi, en dépit des preuves contraires, continue-t-on de penser que les femmes musulmanes ont besoin d’être sauvées de leurs maris, de leurs pères, de leurs communautés et d’elles-mêmes? Valérie Amiraux estime que les preuves ne peuvent rien y changer : le flux d’informations et les « avis autorisés » sur le voile couvrant la tête ou le visage « [évoquent] la fonction sociale du commérage, les manières dont il trahit les secrets et perpétue les rumeurs » (Amiraux, 2016, p. 44). Le commérage crée une « sorte d’autorité, indépendamment de la source initiale », qui permet de « faciliter l’imposition en douceur d’idées dominantes qui ultérieurement s’avèrent quasiment impossibles à contester » (Amiraux, 2016, p. 44). La force du discours sur la femme musulmane opprimée l’emporte ainsi sur les preuves et se trouve de façon plus générale utilisée comme un appui à la problématisation. Comme l’observe Bacchi, « les problématisations et les représentations du problème qu’elles renferment sont construites en discours » (Bacchi 2010, p. 63, souligné par l’auteur).

Ici, nous souhaitons faire remarquer que les femmes musulmanes ne sont pas les seules à être suspectes à cet égard. En réalité, la capacité d’agir des femmes croyantes, en particulier celles qui adhèrent à des formes d’expression religieuse conservatrices, est également remise en question. Ainsi, les femmes catholiques sont réprimandées si elles continuent de fréquenter l’église, les femmes mormones fondamentalistes se voient dénier toute autonomie lorsqu’elles décident de vivre dans des relations polygames, et les femmes juives orthodoxes et amish sont perçues comme étant soumises à un régime de règles et de pratiques qui les contraignent plutôt qu’elles ne les libèrent[15]. Nier la capacité d’agir des femmes religieuses crée une autre forme de hiérarchie qui, en définitive, renforce plutôt qu’elle ne contribue à éliminer le patriarcat. Clare Hemmings soutient en effet que nous devons « examiner les façons dont les discours féministes occidentaux sur le passé récent coïncident de manière troublante avec ceux qui positionnent le féminisme occidental fermement dans le passé afin de « neutraliser » l’égalité des sexes dans ses circuits globaux » (Hemmings, 2011, p. 11). Elle ajoute que « la capacité d’agir est ainsi mobilisée de manière discursive comme étant l’opposé de l’inégalité plutôt que comme faisant partie de la négociation des relations d’autorité dans des conditions contraignantes » (Hemmings, 2011, p. 209, souligné par l’auteure). Par ailleurs, les « inégalités persistantes qui ne cessent de marquer les relations entre les hommes et les femmes » (McRobbie, 2009, p. 19) ne sont jamais remises en question dans le cadre d’un discours qui présente l’égalité comme acquise mais menacée par un « autre » religieux. En ce sens, le patriarcat relève autant de la religion que du « séculier », et nous estimons en réalité que la séparation entre ces domaines reste contestable, floue, et ne procède en définitive que de constructions sociales.

Méthodologie

Nous nous attachons maintenant à présenter les résultats d’une analyse des discours véhiculés par la Charte des valeurs, et en particulier des procédés par lesquels les femmes croyantes ou non, pratiquantes ou non, ont été mises au centre des débats publics. Bien que distinctes, la Commission Bouchard-Taylor et les auditions publiques sur la Charte des valeurs sont des exemples de construction publique d’une politique gouvernementale. Il est très intéressant d’examiner ces auditions comme lieux de circulation, de mobilisation et de mise en débat de différentes opinions, idées, valeurs et croyances. Comme indiqué précédemment, la Charte est d’une certaine manière unique en ce qu’elle a été portée par un parti politique et qu’elle n’avait pas pour finalité d’être représentative ou objective. En outre, les auditions publiques sur le projet de Charte n’ont pas abouti à une décision politique. Nous soutenons que le degré de réalisation effective des résultats recherchés est secondaire dans la mesure où l’éventail de textes, de vidéos et de déclarations déployés à l’occasion des auditions publiques sont constitutifs d’un champ discursif bien plus vaste concernant la place de la religion, et dans ce cas de figure, de la place de la religion dès lors qu’elle touche à l’égalité hommes-femmes, dans les sociétés contemporaines comme le Québec.

L’approche méthodologique que nous utilisons pour analyser les mémoires et les débats concernant la Charte des valeurs est généralement décrite comme une analyse de discours (Fairclough, 2001, 2010; Hall, 1997, p. 44-46). L’analyse de discours critique est centrée non seulement sur le langage, mais également sur les façons dont le pouvoir est impliqué dans les relations sociales par le biais, pour ce qui concerne notre étude, de la formulation « du problème » ou « de la question ». Plus spécifiquement, nous nous appuyons sur les travaux de Bacchi (2010, 2012) concernant la problématisation et l’analyse post-structurelle des politiques publiques et nous adoptons son cadre d’analyse, dit WPR (pour « What’s the problem represented to be? »), qui consiste à interroger la façon dont un problème est représenté. Comme l’observe Bacchi, « toutes les politiques et propositions reposent sur des présupposés et des hypothèses sur lesquels la culture exerce son influence ("des façons de penser non explorées") et qui pourraient bien avoir des conséquences délétères sur certains groupes sociaux » (Bacchi, 2010, p. 62). Par conséquent, tant les débats de la Commission Bouchard-Taylor que ceux concernant la Charte des valeurs peuvent se comprendre comme des processus de problématisation visant à créer des stratégies sociales et politiques particulières pour résoudre les questions identifiées. Bien que ne constituant pas en eux-mêmes des politiques, les débats et les mémoires étaient interprétés dans ces deux cas dans le contexte d’une proposition de politique publique, c’est pourquoi le cadre d’analyse de Bacchi nous semble approprié pour les aborder.

L’approche repose sur six questions à mettre en oeuvre pour mener une analyse de discours (semblable aux directives de Hall [1997] pour l’étude d’une formation discursive). Nous avons reformulé les questions méthodologiques fondamentales de Bacchi[16] afin de refléter le contexte spécifique de la recherche et nos propres objectifs. Plus spécifiquement, nous avons posé les questions suivantes :

  1. Quel problème est identifié dans les mémoires et les débats?

  2. Quels présupposés ou hypothèses sous-tendent cette représentation du « problème »?

  3. Sous quelle forme cette représentation du « problème » a-t-elle été exposée?

  4. Qu’est-ce qui ne pose pas problème dans cette représentation?

  5. Quels sont les effets produits en représentant le « problème » de cette manière?

  6. Comment/où cette représentation du « problème » s’est-elle produite, a-t-elle été diffusée et défendue? Comment peut-elle être remise en cause, abandonnée et remplacée?

Le but recherché en posant ces questions est non seulement de mettre en lumière le rôle productif des politiques publiques et les moyens par lesquels elles maintiennent ou transforment les relations sociales, mais également de remettre en question les fausses évidences que recèlent les problèmes sociaux et de « faire preuve d’imagination pour inventer des formes différentes de problématisation » (Bacchi, 2010, p. 70).

Les débats sur la Charte des valeurs ont duré 16 jours et mobilisé environ 200 heures de travail à l’Assemblée nationale. Tous les mémoires qui ont été présentés peuvent être téléchargés; les vidéos et les transcriptions des débats à l’Assemblée nationale sont également disponibles en ligne. 250 individus et organisations ont soumis des mémoires à l’Assemblée nationale et 79 ont été sélectionnés pour présentation lors d’auditions publiques[17]. En analysant les mémoires qui ont été déposés et entendus en audition publique, nous avons estimé que la grande majorité d’entre eux peuvent être considérés comme « pro-Charte » (environ 45 groupes ou individus), moins d’un tiers comme opposés à la Charte (environ 20 groupes), et une infime minorité comme à la fois pour et contre la Charte (environ 5 groupes). Il convient de préciser que peu de mémoires étaient totalement en faveur de la Charte et que la plupart des groupes ont proposé des changements mineurs, qu’il s’agisse du titre de la Charte, de l’élargissement de la laïcité à l’ensemble de la société québécoise ou de la sélection des nouveaux immigrants en fonction de leurs convictions religieuses. Ceux qui étaient favorables à la Charte réitéraient généralement la proposition de M. Drainville selon laquelle ce texte serait la dernière étape vers la laïcité. Ceux qui étaient contre la Charte penchaient vers un appui à la notion de laïcité de manière générale mais remettaient en question les implications de la Charte pour le statut des femmes, évoquant la possibilité que les débats engendrent de la haine et de la violence envers les minorités religieuses. En particulier, toutes les associations de garderies et d’écoles, et toutes les organisations hormis une, se positionnaient contre la Charte. Il est à noter que la plupart des mémoires faisaient référence à la question de l’égalité hommes-femmes.

Après une première lecture permettant de déterminer les questions communes, nous avons procédé à un codage plus particulièrement centré sur des thèmes spécifiques, l’un d’entre eux étant l’égalité entre les hommes et les femmes. Les résultats produits ici s’inscrivent par conséquent dans un projet de recherche plus large. Les antécédents de chaque intervenant ont été pris en compte, de même que leur affiliation, le cas échéant, à toute organisation ou institution. Les objectifs globaux de chaque mémoire ont été résumés et l’on a noté les recommandations formulées par les intervenants. Ensuite, et en nous fondant sur l’approche préconisée par Bacchi, nous avons sélectionné des citations clés reflétant la manière dont l’intervenant présentait le problème auquel la Charte répondait. Nous avons enfin porté une attention particulière aux modalités par lesquelles l’individu ou l’organisation a précisé les questions posées, mis en scène certains récits historiques et présenté les méthodes permettant de soutenir son argument. Par exemple, si l’intervenant soutenait que des règlementations étaient nécessaires pour protéger l’égalité des femmes, quelles en étaient les justifications? S’il abordait l’histoire comme un fondement pour éliminer la religion, sur quel discours historique s’appuyait-il? S’il puisait dans une histoire personnelle, quelle était la portée de cette histoire et quelle valeur pouvait-elle avoir au regard de ce contexte particulier? Par ailleurs, l’analyse a tenté d’établir des points communs entre les différents types d’intervenants afin de démontrer que des discours similaires sont apparus et ont contribué à constituer un champ discursif plus vaste englobant les femmes croyantes et les non croyantes. Nous abordons ci-dessous la façon générale dont on a fait des femmes, croyantes ou non, un problème nécessitant une solution et, plus important encore, nécessitant la protection active de la société.

La charte des valeurs : quel est le problème avec les femmes?

Dans le présent article, nous entendons le « patriarcat » comme une inégalité systémique entre les sexes qui permet la reproduction des privilèges masculins et de l’oppression des femmes. Si le patriarcat se perpétue souvent par le biais de la violence physique et de la domination, il peut également s’exprimer dans des croyances et des propos quotidiens qui présupposent que les femmes sont, en quelque sorte, moins en mesure ou capables de prendre des décisions et ont besoin, par conséquent, d’une attention et d’une assistance particulières. La religion organisée a souvent été qualifiée d’institution patriarcale (Daly, 1968), même si cette vision est problématique selon des féministes et des chercheurs en études religieuses qui se sont penchés sur les expériences des femmes au sein de groupes religieux qu’on pourrait considérer comme conservateurs (Ammerman, 1987; Beaman, 1999; Neitz, 1987). Comme nous l’avons indiqué plus haut, en dépit des conclusions contraires, il existe toujours la présomption d’un lien entre la religion et le patriarcat, en fonction duquel les femmes ne peuvent qu’être opprimées. Notre analyse du discours des mémoires et débats concernant la Charte des valeurs révèle que les individus et les groupes ont effectivement contribué aux discours qui présentent les femmes comme étant en mal de protection : les femmes croyantes (ou pratiquantes) devant être protégées d’elles-mêmes, de leurs maris oppressifs et de leurs idéologies religieuses, et les femmes non croyantes (ou non pratiquantes) devant être protégées des dangers de la religion et de « l’autre » religieux. Comme nous le démontrons ci-dessous, ces deux discours se chevauchent et s’imbriquent l’un dans l’autre pour venir en fin de compte renforcer le patriarcat.

Alors que l’on se serait attendu à ce que la Charte des valeurs traite de l’égalité entre tous les hommes et les femmes, nous avons constaté que les débats et les mémoires – à quelques exceptions près – étaient majoritairement axés sur la place des femmes dans l’islam et sur la question de savoir dans quelle mesure le fait d’être musulman et de choisir certaines tenues vestimentaires, à l’instar du foulard, du tchador, du niqab ou de la burka, était révélateur de différents degrés de capacité d’agir par soi-même. Si nous revenons à l’approche de Bacchi, une partie de ce qui se passe dans ce genre de processus est l’identification d’un problème – dans ce cas de figure, les femmes musulmanes qui ne s’intègrent pas dans une société libre et démocratique. Par exemple, le mémoire présenté par Mme Dionne, une citoyenne engagée, s’attardait plus spécifiquement sur les femmes musulmanes et les vêtements religieux :

N’oublions surtout pas que des femmes dans le monde sont obligées de les porter pour sauver leur propre vie. Si nous n’interdisons pas cela ici dans un pays libre, évolué et démocratique, c’est que nous cautionnons ces dérapages contre les femmes.

Dionne, 2013, p. 4

Dans la situation évoquée par Mme Dionne, qu’elle situe comme reflétant des changements plus vastes qui s’opèrent dans la société québécoise, son argument pèse plus lourd puisqu’il se fonde sur l’appui de sa famille, d’amis et de collègues. Son approche trouve un écho chez M. Réjean Parent, également en faveur de la Charte et qui se dit inquiet par rapport au statut des femmes. Il soutient sa position en mentionnant sa belle-soeur :

Moi, j’ai une belle-soeur syrienne. Pour elle, je veux dire… elle est très procharte puis elle dit : Ne regardez pas ça juste avec vos yeux de Québécois, regardez ça avec vos yeux du monde. Ça fait que c’est dans ce sens-là que les mesures spécifiques, comment est-ce qu’on place l’égalité hommes-femmes, comment ça va se traduire…

Assemblée nationale du Québec, 2014 [M. Réjean Parent, Vol. 43, N° 110]

Dans les deux cas, ces personnes expriment leur soutien à la Charte sous la forme d’une défense des femmes. Il est également intéressant d’attirer l’attention sur la référence que fait M. Parent à sa belle-soeur syrienne, qui l’autorise à revendiquer une alliance avec un « autre » devant être protégé.

Les partisans de la Charte ont souvent renforcé leur position en s’appuyant sur des arguments présentés par des « autres » acceptables, comme l’AQNAL. De la même manière, les représentants politiques et les autres intervenants se fondaient sur les positions d’immigrants intégrés « avec succès » à la culture et à la société québécoises, comme M. Tinawi, un immigrant égyptien et professeur retraité de l’École Polytechnique de Montréal. Bacchi indique que « le but [de son cadre d’analyse] est de découvrir des engagements ontologiques et épistémologiques profonds dans les politiques (« solutions ») qui sont probablement invisibles pour les décideurs politiques et les concepteurs de politiques » (Bacchi, 2010, p. 63). Ce cadre favorise par exemple l’identification des « "savoirs experts " dont dépendent les représentations du problème, et partant, la reconnaissance de la place de ces savoirs dans la régulation de l’ordre social » (ibid.). C’est dans ce cas l’expertise d’un « autre » immigrant qui est mise à profit pour affirmer l’universalisme de l’individu – et de la position du Parti Québécois –, ce qui permet de dissiper les accusations de racisme et de faire de la Charte un instrument universel au service de la laïcité et de la protection des femmes.

M. Tinawi était le dernier intervenant le premier jour des auditions à l’Assemblée nationale. Il est venu s’exprimer pour appuyer la Charte, notamment en ce qu’elle vise la tenue vestimentaire et les symboles religieux dans la sphère publique. Le mémoire et l’intervention de M. Tinawi s’attachaient plus particulièrement à la propagation du voile dans le monde islamique. Il a fait état du lien entre la montée des Frères musulmans et le retour en force du voile. Là encore, ce n’est pas la représentation de l’histoire du Québec qui nous intéresse dans le témoignage de ce particulier, mais la façon dont les femmes y sont représentées en tant que sujets. M. Tinawi explique ci-dessous à M. Drainville pourquoi les femmes portent le voile :

M. Tinawi (René) : Donc, même s’il y a des femmes qui ne voudraient pas le porter, il y a une obligation sociale et familiale qui fait qu’elles n’ont pas de choix.

M. Drainville : Pourquoi alors…

M. Tinawi (René) : Alors, c’est pour cela qu’elles le portent. Parce que, si…

M. Drainville : Mais est-ce qu’elles… Oui, je comprends, mais vous dites : Elles le portent, pour certaines d’entre elles du moins, par obligation. Vous ne dites pas que toutes les femmes qui portent le voile le portent par obligation.

M. Drainville : Vous avez parlé du tchador. Qu’est-ce que vous en pensez, du tchador, vous?

M. Tinawi (René) : C’est inacceptable. Je ne pense pas qu’une femme, de son propre chef, pourrait vouloir porter le tchador. Elle est certainement obligée de le faire.

Assemblée nationale du Québec 2014 [René Tinawi échange avec M. Drainville, Vol. 43, No. 110]

Le récit de M. Tinawi est intéressant dans la mesure où il trouve écho chez d’autres intervenants comme M. Réjean Parent et Mme Dionne. Pour toutes ces personnes, certaines tenues religieuses traduisent l’absence de choix individuel chez la femme. Tant M. Tinawi que Mme Dionne avancent que, dans le cas du tchador, il est manifeste qu’il y a absence totale de volonté chez la femme, qu’elle le porte parce qu’elle y est forcée. La musulmane est présentée comme un sujet religieux qui pose problème par le conditionnement subi qui l’a dépouillée de sa capacité d’agir.

En réponse à Mme Sylvie Roy, députée de la CAQ, qui a demandé quelles seraient les implications de l’interdiction des symboles religieux sur le lieu de travail, M. Tinawi répond ainsi :

[…] ces femmes-là pouvaient être libérées du carcan religieux, elles ne seraient certainement pas obligées de porter le voile, elles seraient plus libérées. Les femmes qui disent qu’elles vont perdre leur emploi, etc., bien elles n’auront pas à se poser ces questions-là. Elles seront libres de travailler là où elles veulent et elles n’auront pas ce choix à faire entre l’obligation sociale et familiale et le choix du travail.

Assemblée nationale du Québec, 2014 [René Tinawi échange avec Mme Roy, Vol. 43, N° 110]

Ici, les musulmanes sont décrites comme les victimes naïves d’une culture masculine qui définit leur conduite et leur tenue vestimentaire. Le mémoire présenté par l’AQNAL (2013) va plus loin, indiquant que les femmes qui s’expriment contre l’islam sont également la cible de tentatives d’intimidation et d’invectives sur les sites de réseaux sociaux. M. Akli Ourdja et M. Kaidi Ali ont indiqué que leur co-intervenante, une femme, n’avait pas été en mesure de participer aux audiences publiques en raison d’intimidation. Nous ne cherchons pas à remettre en cause la véracité de ces propos, mais plutôt à souligner comment le rappel de tels faits, dans cette situation, a une portée particulière parce qu’il présente certains types de sujets religieux comme violents et problématiques. Plus encore, nous pensons que de tels propos accréditent l’idée que les femmes sont des sujets passifs dans l’islam et qu’elles sont manipulées pour servir les intérêts d’une autorité masculine.

Alors que le voile a retenu une majeure partie de l’attention et des critiques, il convient de noter que d’autres croyantes, et plus généralement les religions conservatrices, ont fait l’objet de critiques importantes. Par exemple, l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) :

Parallèlement à l’évolution des institutions et des lois, au Québec comme ailleurs dans le monde, des féministes ont lutté et continuent à lutter au sein de toutes les grandes religions pour les transformer de l’intérieur afin qu’elles reconnaissent l’égalité entre les femmes et les hommes non seulement en paroles, mais aussi dans leurs actes. En fait, les religions, incluant le catholicisme, sont lentes à évoluer quand elles ne sont pas totalement réfractaires à tout changement.

AFEAS, 2013, p. 8

L’idée selon laquelle les femmes se sont détachées de la religion au Québec permet à cette association de revendiquer ceci : « Il est indéniable que le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes fait consensus au Québec » (AFEAS, 2013, p. 13). Le mémoire présenté par Michelle Blanc poursuit la même idée sur les aspects problématiques de toute religion organisée. Dans son mémoire, elle s’exprime en tant que transsexuelle et raconte la manière dont elle a grandi dans une organisation religieuse conservatrice : « Je viens d’un monde d’hommes et d’une culture religieuse et machiste » (Blanc, 2013, p. 2). Mme Blanc fait référence au catholicisme et se sert de son émancipation de ce milieu pour faire de la laïcité le moyen de garantir des droits aux minorités sexuelles. « C’est donc pour moi une question de survie que de me battre contre le rejet systémique ou culturel de la femme… Je suis donc féministe et prolaïcité par conviction profonde puisque le contraire ferait de moi le diable. Ce que je suis déjà aux yeux de trop de mes voisins… » (Blanc, 2013, p. 3). Son argument inclut cependant les droits des femmes et des hommes. Il est donc utile pour faire la transition vers une discussion plus générale sur la manière dont la religion est perçue, c’est-à-dire en tant qu’elle menace la laïcité, et par extension, la liberté des femmes.

Comme souligné dans le mémoire présenté par l’AFEAS, l’égalité entre les sexes serait née de la laïcité.

Le Québec se transforme en une société où l’égalité entre les personnes, la non discrimination et l’équité dans les programmes jouent un rôle majeur. Cette laïcité permet aux droits des femmes de faire des grandes avancées.

AFEAS 2013, p. 7

Dans le même ordre d’idées, lors des débats parlementaires, la représentante du groupe Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQ Libre), Mme Louise Mailloux indique :

D’abord, le voile n’est pas une simple tenue vestimentaire. Si c’était le cas, il n’occasionnerait pas autant de controverses et autant de violence vis-à-vis les femmes partout dans le monde. Ce voile est un étendard politique, il est l’emblème d’un islam qui veut imposer une théocratie et remplacer les droits humains par la charia. En l’imposant aux femmes et aux fillettes, les islamistes souhaitent donner un maximum de visibilité à l’islam et nous habituer ainsi à sa présence. C’est pourquoi il est essentiel pour eux de pouvoir introduire ce voile dans nos institutions publiques, particulièrement dans les garderies et les écoles, qui sont le lieu de passage obligé de chaque citoyen.

Assemblée nationale du Québec, 2014 [SPQ Libre, Vol. 43, No. 115]

Nous pouvons aisément concevoir que le SPQ Libre soit contre « le voile intégral » – mais leur préoccupation n’est pas uniquement celle des femmes portant le niqab ou la burka :

… parce qu’il signifie la mort sociale, la perte d’identité sociale qui est liée au principe de dignité de tout être humain et qu’il signifie à toutes les femmes du Québec, musulmanes ou non, que l’espace public n’est pas leur place et que, pour s’y aventurer, elles doivent masquer leur identité et disparaître sous un linceul [;] par respect pour les droits universels des femmes, quelle que soit leur culture, nous demandons donc au gouvernement d’interdire sur tout le territoire du Québec le port du voile intégral.

Assemblée nationale du Québec, 2014 [SPQ Libres, Vol. 43, No. 115]

Ici, Mme Mailloux postule que le voile attente à la dignité de toutes les femmes au Québec. Ses préoccupations trouvent écho dans le mémoire de la Coalition Laïcité Québec affirmant que le voile « est un symbole de l’antiféminisme » qui promeut l’effacement des femmes par les hommes (Coalition Laïcité Québec, 2013, p. 10). Le mémoire poursuit : « Une enseignante qui porte le voile à l’école renvoie immanquablement aux élèves ce même message, même sans prononcer un seul mot. C’est ça l’effet du port de signes religieux » (Coalition Laïcité Québec, 2013, p. 10).

La propagation de l’inégalité affectant les femmes à travers le port de symboles religieux est pensée ici en relation avec les enfants, qui sont particulièrement vulnérables. Ghyslaine Parent (2013, p. 6), une citoyenne inquiète, décrit la menace potentielle que les symboles religieux font peser sur les enfants :

Malheureusement, si l’enfant est soumis très jeune et très tôt à ce genre de stimulus, il en viendra à se désensibiliser et considérer comme acceptable de telles pratiques. Ces femmes connaissent cette perméabilité cognitive du jeune enfant et veulent sans aucun doute en profiter.

La position des femmes dans la société québécoise contemporaine serait donc menacée par l’invasion de minorités religieuses désireuses d’y rétablir des conceptions religieuses conservatrices. L’organisme Pour les droits des femmes du Québec insiste par conséquent clairement sur l’importance de la laïcité :

Cette place inférieure a été justifiée pendant des siècles au nom de ces écrits religieux et, dans bien des parties du monde, c’est encore le cas. (…) Cette charte de la laïcité est un outil indispensable pour consolider les acquis des femmes et empêcher des reculs face à des prescriptions religieuses sexistes et discriminatoires entérinées par une interprétation discutable de la liberté religieuse.

Pour les droits des femmes du Québec [PDF], 2013, p. 6

De ce point de vue, les mouvements du Québec jettent, à la face du monde, les fondements des luttes à venir auxquelles devront faire face les femmes.

Dans un mémoire soumis par le Centre Universitaire de Santé McGill (2013, p. 8), l’agent administratif indique : « Ce n’est pas les religions qui posent problème, mais des individus. » Concernant l’égalité des femmes, les auteurs poursuivent :

En tant qu’employeur de milliers de femmes, le CUSM est préoccupé par le fait que le projet de loi n° 60, qui soutient être défenseur de l’égalité des droits pour les femmes, bafoue en fait ces droits, en faisant obstacle à l’emploi.

Centre Universitaire de Santé McGill, 2013, p. 9

Notre but, en citant ce passage, est d’attirer l’attention sur les façons dont les « problèmes » peuvent être interprétés et présentés différemment. Ainsi dans ce cas de figure, la difficulté en matière d’inégalité est conceptualisée autrement : la religion ne serait pas le principal point de référence, mais plutôt les croyances individuelles et les politiques publiques qui empêchent les femmes d’accéder à l’emploi.

Le discours sur l’oppression religieuse comme facteur principal de l’inégalité des femmes immigrantes, et potentiellement de toutes les femmes, n’est pas le seul à s’être exprimé lors des discussions à l’Assemblée nationale. Nous explorons ici un autre cadre d’interprétation élaboré par des opposants à la Charte. Pour ceux qui étaient pro-Charte, les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes sont principalement engendrées par leur identité religieuse, la religion étant pensée comme source d’inégalité pour toutes les femmes. Cependant, ce discours occulte la mobilité sociale limitée à laquelle sont confrontées de nombreuses femmes immigrantes, en particulier les minorités racialisées et celles qui se situent dans la tranche de revenu la plus basse, indépendamment de leur affiliation religieuse (voir Boyd, 1975; Man, 2004). Les statistiques récentes d’un rapport sur la condition féminine au Canada indiquent qu’aussi bien les femmes immigrantes que les femmes nées au Canada sont davantage susceptibles d’occuper un emploi dans les secteurs féminins traditionnels (ventes et services). Par ailleurs, la proportion de femmes récemment immigrées ayant un diplôme universitaire et qui travaillent dans la vente et les services (23 %) est trois fois supérieure à leurs homologues nées au Canada (7,4 %) (Condition féminine Canada, 2013).

Les nombreuses inégalités auxquelles font face les femmes immigrantes ont été constatées par les organisations de garderies et d’écoles en particulier. Par exemple, le mémoire soumis par l’Association des garderies privées du Québec (AGPQ) faisait part de ses objections à la Charte des valeurs dans les termes suivants :

L’AGPQ est déçue de constater l’absence concrète dans ce projet de loi de mesure pour protéger les femmes et renforcer l’égalité entre les sexes. En fait, en étudiant ce projet de loi, nous constatons que les mesures restrictives qu’il impose affectent principalement les femmes qui travaillent comme éducatrice (sic) dans les garderies, et en pratique, il n’y a aucune mesure équivalente pour les hommes dans ce domaine.

AGPQ, 2013, p. 6

Il est à notre sens significatif que les propositions contenues dans ce mémoire visant une plus grande égalité des sexes ciblent des mesures concrètes qui incluent des programmes pour la création d’emplois, l’accès à l’éducation, la qualification et l’apprentissage des langues, de même que l’amélioration du nombre et de la qualité des programmes destinés à protéger les femmes dans des situations de maltraitance et de violence. De surcroît, ce mémoire affirme la nécessité d’offrir aux femmes qui sont victimes de maltraitance des ressources lorsque l’aide est nécessaire, et non de partir du principe que toutes les femmes issues de milieux religieux souffrent de cette situation. Il existe donc d’autres méthodes pour concevoir les problèmes, mais malheureusement certaines revendications sont davantage écoutées que d’autres, passant souvent sous silence des points de vue différents[18].

En présentant son mémoire à l’Assemblée nationale, M. Michel Seymour, professeur de philosophie de l’Université de Montréal, a constaté que les débats autour de l’égalité entre les hommes et les femmes plaçaient le corps des femmes au centre d’un nouveau champ de bataille.

Alors, en conclusion, je demanderais à ce que nous ne fassions pas du corps des femmes un champ de bataille. Ne combattons pas l’imposition du voile par l’interdit du port du voile, laissons aux femmes le soin de décider. La lutte à l’intégrisme ne repose pas sur le port du voile, car on peut porter le voile sans être intégriste, et plusieurs intégristes ne portent pas le voile. N’excluons pas ces femmes qui ne demandent qu’à s’intégrer à la société québécoise, on ne leur facilite pas leur intégration en les excluant de la fonction publique. La très vaste majorité des femmes qui portent le voile ne sont pas intégristes. S’acharner contre elles est une erreur qui sème la division et l’exclusion.

Assemblée nationale du Québec, 2014 [M. Michel Seymour, Vol. 43, No. 111]

Nous estimons que la métaphore du champ de bataille est appropriée et souligne bien les conséquences potentiellement néfastes de la façon dont le problème – ici la religion et les femmes pratiquantes en particulier – est présenté. En outre, M. Seymour n’était pas le seul à dénoncer le fait que les perdantes dans ce scénario sont les femmes, qu’elles soient pour ou contre la Charte. Et l’on notera que les préoccupations soulevées par les dispositions relatives à l’égalité concernaient majoritairement des écoles et des garderies où travaillent de nombreuses femmes susceptibles d’être touchées par les restrictions sur le vêtement religieux.

Quelques conclusions vues du champ de bataille

Lorsque nous avons examiné en détail les mémoires et les discussions auxquelles ils ont donné lieu, nous n’avons pas été autrement surprises par le déploiement d’une rhétorique autour des femmes croyantes, fréquemment représentées comme dénuées de la capacité d’agir par elles-mêmes ou plus ou moins victimes de l’idéologie religieuse. En revanche, ce qui nous a poussées à réfléchir davantage au lien entre l’égalité des femmes, la laïcité et une société sécularisée est la manière dont on y a représenté les non croyantes. Quel sens donner alors à ces mémoires? Notre approche en théorie féministe nous a conduites à porter une plus grande attention au fait que l’égalité de genre était la principale justification d’une série d’actions liées à la réglementation de la religion et du corps des femmes. L’égalité hommes-femmes est en effet utilisée tant comme un bouclier que comme une épée dans ces discussions : un bouclier pour protéger la société, mais plus spécialement les femmes, de l’action oppressive de la religion; une épée pour vaincre l’ennemi qu’est « l’autre » religieux. Le tout compliqué par une représentation ambivalente de « notre » religion, qui a historiquement été positionnée comme « opprimante » mais qui est désormais pensée comme une partie de notre « culture et héritage ».

Les blessures ouvertes par ce débat ne sont pas encore refermées et la rhétorique de l’opprimé et de l’autre religieux menaçant a toujours cours. Le 24 février 2015, un juge à la Cour du Québec a demandé à une femme portant un hijab (qui comparaissait pour récupérer sa voiture saisie) de le retirer, indiquant : « Les mêmes règles doivent s’appliquer pour tout le monde. Par conséquent, je ne vous entendrai pas si vous portez un foulard sur votre tête, tout comme je ne permettrais pas que l’on se présente devant moi avec un chapeau ou des lunettes de soleil sur sa tête, ou tout autre accessoire qui ne convient pas à la cour (Rukavina, 2015) ». Le hijab n’avait pas été une cible particulière de la Charte, mais la rancoeur et les malentendus engendrés durant les débats ont permis à l’hystérie sur les dangers de la religion d’occuper une encore plus vaste place.

Pour revenir à notre point de départ : il est important d’être attentif à la mobilisation de représentations de l’oppression qui refoulent la complexité des expériences des femmes et font de la religion une chose contre laquelle les femmes en particulier doivent être protégées. Les conséquences à l’égard des femmes tiennent au fait qu’elles seraient particulièrement vulnérables vis-à-vis de la religion et doivent donc en être protégées. Cela inclut à la fois celles qui sont « religieuses » et celles qui ne le sont pas. Cette approche soulève la question plus générale des inégalités sociales dont les femmes continuent de pâtir sur de nombreux plans : affiliées ou non à une religion, elles sont moins rémunérées que les hommes, font l’objet d’agressions physiques et sexuelles, et occupent moins les postes de pouvoir au sein des institutions sociales. Braquer le projecteur sur les femmes pratiquantes permet d’éviter la question plus vaste du pourquoi de ces inégalités et empêche la possibilité d’avoir des échanges, et ce, en vue d’adopter une position commune.