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Dans la lignée des Louis Cossette en Mauricie, Charles Héon dans les Bois-Francs ou Alexis Tremblay au Saguenay, le mouvement de colonisation du territoire du Québec s’est poursuivi au cours du 19e siècle. On sait l’importance qu’il a revêtue dans la région de Saint-Jérôme avec le curé Labelle, un « roi du Nord » et indéniablement « le plus flamboyant de toutes ces figures de la colonisation » (p. 42). L’ouvrage que D. Lacasse et B. Hodgins consacrent au père Charles-Alfred-Marie Paradis (1848-1926) – un nom en forme de promesse sinon de programme… – retrace le parcours de l’un des représentants les plus engagés et les plus passionnés de cette véritable conquête, de l’émergence de sa vocation à la conduite de combats à la fois religieux, politiques et judiciaires au lac Témiscamingue, en Outaouais et dans le district de Nipissing, en Ontario.
Cette biographie prend appui sur une riche documentation et reproduit de nombreuses aquarelles du père Paradis. Elle donne à voir une passion, un imaginaire et une mystique en action qui, dans le contexte du début de la Confédération, font de ce membre de la congrégation des Oblats de Marie Immaculée non seulement un missionnaire, mais aussi et plus encore peut-être un entrepreneur aux multiples facettes et compétences : littéraire, géographique, linguistique, juridique, artistique… Servi par une endurance physique à toutes épreuves, son projet a trouvé dans le collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière et le séminaire Sainte-Thérèse-de-Blainville des institutions de formation tout à fait propices à son épanouissement. L’apostolat qu’il envisage, et dans lequel le courant ultramontain voit volontiers un instrument du projet divin, a pour visée la transformation de vastes espaces en territoires peuplés et cultivés. Cela ne va pas sans déclencher des conflits d’usages, comme le montre le long contentieux judiciaire engagé contre une puissante compagnie d’exploitation de chantiers forestiers dans la vallée de la rivière Gatineau et dont le jugement final, rendu par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, a été à l’avantage du père Paradis. Les conflits avec les chefs religieux ne sont pas plus amènes. L’évêque de Trois-Rivières, Mgr Laflèche, demande ainsi que le père Paradis soit puni pour avoir fait allégeance au premier ministre libéral Honoré Mercier – celui-là même qui fera du curé Labelle son sous-ministre au sein du tout nouveau département de l’Agriculture et de la Colonisation. Les supérieurs des Oblats ne sont pas en reste, qui obtiendront son exclusion définitive de la congrégation en 1891 pour raison d’insubordination. Par deux fois, le père Paradis se rend à Rome pour défendre sa cause. Il y obtiendra l’autorisation de fonder une congrégation de missionnaires colonisateurs, à laquelle il donnera pour siège un site qu’il nomme Domrémy, en clin d’oeil à la Pucelle Jeanne, elle aussi combattante et patriote. Il procède au rapatriement de Canadiens français émigrés en particulier dans le Michigan, dont il évaluera le nombre à environ 8 000, dans les vallées des rivières du nord de l’Ontario ou le long de la voie du Canadien Pacifique. Il est aussi intervenu auprès des pouvoirs publics pour développer les infrastructures de transport de la région, en routes et en voies ferrées.
Les objectifs des promoteurs de la colonisation sont à la fois sociopolitiques, économiques et religieux : permettre aux Canadiens français de conserver leur identité, leur langue et leur religion grâce à l’obtention d’une plus large place dans l’économie du pays. Ils vont donc à l’encontre d’une émigration vers les États-Unis, qui est décriée. La réussite de l’entreprise dépend du succès de véritables négociations avec les autorités religieuses et politiques, d’abord au Québec puis en Ontario, et donc à un processus de relative institutionnalisation, à l’image de la constitution, au début des années 1880, de la société de colonisation du lac Témiscamingue.
Les auteurs ont fait le choix du registre narratif, qui aurait pu avoir pour effet de limiter les enseignements généraux ou les leçons à tirer de cette période de l’histoire du Québec et de ses marges ontariennes. Mais ils offrent ainsi au lecteur l’accès à une abondante documentation qui permet d’inscrire ce parcours mouvementé et controversé dans une perspective plus large, qui fait du père Paradis le porte-étendard d’un rêve national. La pensée et l’action du père Paradis sont en effet guidées par une vision aux dimensions inextricablement imbriquées et qui apparaissent comme autant de traductions de la mission à la fois religieuse et sociale de l’Église : l’expansion du territoire habité, le rôle prophétique de communautés pionnières composées de gens « ordinaires », l’affranchissement du peuple canadien-français, la gestion raisonnée et partagée des ressources naturelles… L’ouvrage, porté par une forte sympathie pour son héros, montre bien de quelle façon ce projet a donné à un jeune habitant du Bas-Saint-Laurent la capacité et l’énergie de faire sien et d’animer durablement le mythe du Nord. Il convient d’y voir une contribution originale et inspiratrice à l’histoire de la société, de l’Église et de l’État québécois.