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Voici un ouvrage qui porte en principe sur la maternité (de préférence jubilatoire) mais qui est en réalité un pamphlet contre un certain féminisme québécois qui aurait choisi, selon l’auteure, de tout en ignorer. Annie Cloutier, romancière et doctorante en sociologie, s’affirme tout au long de ces lignes comme une féministe engagée. Dans cet essai, elle voudrait démontrer qu’il existe deux définitions de l’égalité entre les femmes et les hommes : « l’égalité vue comme uniforme et générale, [et] celle impliquant des différences complémentaires avec dignité égale » (p. 20). Pour ce faire, elle vise à dépolitiser le discours féministe québécois en montrant « sa composante idéologique » et moralisatrice. Le récit, à la première personne, s’appuie sur son expérience personnelle (et ambivalente) de femme au foyer, sur des entrevues avec d’autres mères, des ouvrages de féministes, américaines de préférence, et des commentaires libres sur les faits divers de ces dernières années (le cas Lola, Monique Jérôme-Forget, Carla Bruni-Sarkozy, etc.). Oscillant constamment entre la reconnaissance de la valeur libératrice du travail pour les femmes et l’importance du maternage et du travail de soin dans la reproduction des sociétés (Nancy Fraser), sans lesquels il n’y aurait pas de lien social, cet essai ne convainc guère.
Ainsi, au Québec plus qu’ailleurs, « les féministes » (quelques-unes sont citées au passage) auraient réussi à disqualifier le maternage et la maternité, pour en faire une fonction comme une autre. S’il est vrai que le féminisme égalitaire uniforme occupe le devant de la scène médiatique et politique au Québec depuis une trentaine d’années, il importe surtout de savoir pourquoi et de montrer qu’il n’en a pas été toujours ainsi. Annie Cloutier ne semble pas s’en préoccuper et préfère revenir sur les crêtes d’un débat dont les racines sont profondes et l’histoire, encore aujourd’hui, controversée. L’opposition entre « féminisme de l’égalité » et « féminisme relationnel » traverse tout le 20e siècle dans l’ensemble du monde occidental. Maints rapports de pouvoir se sont greffés sur cette lutte, qui aboutissent à des moments où le maternalisme est triomphant (sous les régimes totalitaires, par exemple), et d’autres où il est rampant (avec l’essor d’un féminisme égalitaire depuis les années 1970).
Ignorant le débat qui a fait rage au sud de la frontière concernant le rôle des femmes au foyer, l’auteure n’est pas sensible à l’exploitation politique qui en est faite. Elle ne mentionne pas, par exemple, la rhétorique républicaine qui s’appuie sur les femmes au foyer pour contester tous les gains réalisés par les féministes dites radicales (en particulier le droit à l’avortement). En parlant d’impensé, elle tire un trait de plume sur près d’un siècle de débats acharnés entre féministes et redouble l’invisibilité de ces femmes, féministes québécoises qui ont tracé la voie d’une prise en compte de la maternité (allocations familiales universelles, pensions aux mères, etc.) dans les politiques publiques québécoises.
Son propos n’est donc pas nouveau mais s’inscrit dans la tendance actuelle à redécouvrir les attraits du maternage et de la maternité. Elle déplore, à l’instar de tant d’autres auteurs – qu’elle ne cite d’ailleurs pas –, que le féminisme au Québec rime avec un refus de prendre en compte la maternité comme une option féministe! Pour ma part, cela fait bien longtemps que je travaille en faveur d’une reconnaissance du travail de soin (care), fourni principalement par les femmes, et dont le maternage est un aspect important mais pas le seul. Et je conviens avec Annie Cloutier qu’il est temps de faire entendre ces voix-là davantage comme participant au débat féministe au lieu d’y être opposées. Encore faut-il parvenir à ne pas opposer les catégories entre elles, de façon mécanique, et pratiquer le même aveuglement que celui que l’on dénonce.