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On a beaucoup écrit sur le mouvement étudiant québécois depuis 2005, et encore plus depuis la mobilisation de 2012. La littérature qui lui avait été consacrée avant ces évènements, bien que moins abondante, n’était cependant pas inexistante, loin s’en faut. On peut notamment citer l’histoire du mouvement étudiant de Benoit Lacoursière (2007), qui fait référence. Mais si avant 2005 on écrivait sur l’histoire du mouvement, sur les associations étudiantes elles-mêmes, sur leurs gains et pertes ou sur leurs relations avec le gouvernement, les récentes grèves ont fait ressortir d’autres pans moins abordés de ces mobilisations. Il a ainsi beaucoup été question de répression (Dupuis-Déri, 2014) et du cadre juridique de la mobilisation (Makela et Audette-Chapdelaine, 2013), ainsi que du rôle des médias (traditionnels et sociaux) et des relations publiques en général (voir par exemple Gallant, Latzo-Toth et Pastinelli, 2015; Provencher, 2012; Sauvageau et Thibault, 2013). Bien que cette perspective ne soit pas réellement nouvelle, puisqu’elle a fait l’objet d’une contribution par Patrick Champagne dès 1984 (voir Neveu, 2010), les récentes mobilisations (y compris au Québec) ont montré l’importance grandissante du rapport aux médias pour les mouvements sociaux contemporains.

S’il en est ainsi, c’est notamment parce que la grève de 2005, lancée pour contrer la décision gouvernementale de transformer 103 millions de dollars de bourses étudiantes en prêts, puis celle de 2012, contre l’augmentation des droits de scolarité, ont largement débordé du cadre habituel des grèves étudiantes. Sans être des pratiques courantes, celles-ci n’ont rien d’exceptionnel. Depuis 1958, une dizaine de grèves étudiantes se sont succédé, déclenchées généralement autour d’enjeux financiers (aide financière, frais de scolarité). Cependant, ces mobilisations de masse étaient habituellement courtes, alors que les grèves récentes – et particulièrement celle de 2012 – ont eu une visibilité qui s’est maintenue pendant plusieurs mois. Il s’agit d’une exception non seulement à l’échelle québécoise, mais aussi en comparaison avec l’Europe, où seulement quelques mobilisations ont duré aussi longtemps au cours des dernières décennies (Dufour et Savoie, 2014). Au-delà de leur durée exceptionnelle, ce qui retient l’attention est la portée sociale des mouvements de 2005 et encore plus de 2012, qui ont reçu l’appui d’une bonne partie de la population[1] et sur lesquels se sont greffés des enjeux allant parfois bien au-delà de l’éducation (Brisson, 2012).

Au printemps 2015, une partie du mouvement étudiant a tenté de faire renaître l’effervescence de 2012, pour s’opposer cette fois de façon plus générale à la politique d’austérité (ou de rigueur budgétaire, selon les points de vue) mise en oeuvre par le gouvernement libéral. L’absence de consensus au sein du mouvement et des revendications, moins claires qu’en 2012, qui n’ont pas suscité l’adhésion de la population, auront été parmi les facteurs nuisant cette fois à la mobilisation. Selon Joseph-Yvon Thériault (2015), c’est la radicalisation des actions qui a eu les conséquences les plus néfastes sur le mouvement de grève étudiante, l’empêchant de se transformer en grève sociale.

Dans le contexte actuel, où deux mouvements de grève victorieux ont été suivis d’une mobilisation qui a rapidement avorté, il est particulièrement pertinent de tenter de saisir la genèse des conflits, leur organisation, et les conséquences qui en ont découlé. C’est dans cette mesure que les nombreux textes écrits sur ces mobilisations prennent toute leur importance.

L’ouvrage de Josiane Millette (2013) s’inscrit dans cette tendance et présente le changement de cap opéré par le mouvement étudiant québécois dans son rapport aux médias au cours des dernières années. Repartant des grèves de 2005 et 2012, l’auteure en présente les similitudes et les différences dans une perspective axée sur les stratégies de communication du mouvement étudiant. Selon Millette, il n’est guère surprenant que les relations publiques aient été si importantes pour le mouvement. Celui-ci, comme d’autres (et notamment les syndicats), n’a d’autre choix que de s’adapter à ce qui constitue aujourd’hui une « bataille de l’opinion publique » et tire sa récente évolution du « double contexte du développement des savoirs et des professions de la communication, d’une part, et, d’autre part, d’une médiatisation intensive de l’espace public » (Millette, 2013, p. 2). Millette théorise amplement cette course à l’image et, éventuellement, à la reconnaissance avant de décortiquer les stratégies de communication utilisées par les associations étudiantes, en 2005 et en 2012. Si l’une et l’autre sont intéressantes, c’est leur évolution entre ces deux dates qui amène le plus à réfléchir.

Ainsi, selon Millette, alors que la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) avait adopté dès 2005 un positionnement axé sur le lobbyisme et une « bataille de l’opinion publique », il faut attendre 2012 pour que la coalition issue de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), nommée CLASSE, prenne ce tournant. En effet, la coalition de 2005 (la CASSÉE) avait plutôt opté pour une stratégie d’actions de blocage et de « construction d’un rapport de force » (p. 55) dans la lignée des associations issues du syndicalisme de combat qui l’avaient précédée. Pour la CLASSE, en 2012, « malgré des critiques persistantes, les relations avec les médias font désormais partie des pratiques courantes » (p. 56). Elles sont, plus que jamais, associées à la construction du rapport de force.

Lorsqu’il est question de relations avec les médias, de nombreux aspects peuvent être abordés. Celui du cadrage retient ici notre attention. Les cadres[2] sont essentiels dans toute lutte pour la visibilité médiatique. Ils déterminent l’attention de l’opinion publique, mais surtout son positionnement : en effet, les cadres « participent à la formation des opinions et orientent le narratif à partir duquel sont compris les mouvements sociaux et les enjeux publics qu’ils soulèvent » (Millette, 2013, p. 62). Outre les cadres que les groupes choisissent eux-mêmes pour représenter l’enjeu qu’ils défendent de façon à attirer la sympathie du public (pensons ici à la conversion des bourses en prêts en 2005, qu’on a dépeint comme un enjeu de justice sociale, selon Millette), il y a également ceux imposés par les médias, lesquels, particulièrement en 2012 mais aussi en 2005, ont largement mis l’accent sur la violence du conflit lors des grandes manifestations. Enfin, les décideurs jouent aussi la carte des relations publiques et tentent d’imposer leur propre vision du débat. Selon Millette,

[la] tension entre les cadres du « boycottage » [utilisé par le gouvernement] et ceux de la « grève » [utilisé par les associations étudiantes] est un excellent exemple de la manière dont les discours médiatiques constituent à la fois un enjeu stratégique, un lieu de luttes de pouvoir et l’instrument de stratégies discursives s’inscrivant dans une lutte politique plus large. En trame de fond de cette guerre de mots, c’est véritablement la légitimité du mouvement de grève et celle de la démocratie étudiante telle qu’elle s’est historiquement exercée dans les assemblées générales qui ont été mises en cause.

2013, p. 70

L’aspect du cadrage est aussi largement abordé dans le recueil de textes sous la direction de Pierre-André Tremblay, Michel Roche et Sabrina Tremblay (2015), qui dresse en douze chapitres un portrait multidisciplinaire du Printemps 2012, allant de la géographie à la science politique en passant par la sociologie, l’anthropologie et d’autres disciplines, sous la plume d’auteurs venant d’horizons variés. Savamment organisés, les chapitres nous entraînent dans plusieurs directions et donnent une vue d’ensemble des enjeux principaux qui ont été au coeur de la mobilisation de 2012. L’argumentaire, le plus souvent critique, explore les notions de majorité silencieuse, de représentation, de mépris, de démocratie, de modèle québécois et de (néo)libéralisme, notamment.

Il est particulièrement frappant que, dans un ouvrage regroupant un si grand nombre de thématiques abordées sous autant d’angles d’analyse, l’importance du cadrage ressorte aussi fortement. Millette n’a probablement pas tort lorsqu’elle conclut que « dans cette ’société de communication’, le dialogue et la diffusion d’information forment la base des relations sociales ainsi qu’une norme de participation à l’espace public médiatisé » (2013, p. 139). Le rapport aux médias (puisque toute tentative de cadrage n’aura de répercussions que si elle est reprise par les médias) est omniprésent dans cet ouvrage. Il est abordé par exemple dans le chapitre de Luc Vaillancourt (p. 11-25), qui présente la façon dont les médias ont « tendancieusement » utilisé la notion de « majorité silencieuse » lors de la grève de 2012, et dans celui de Pascale Dufour (p. 89-103) qui décrit la tentative par le gouvernement de « cadrer le débat en délégitimant la ’politique de la rue’ » (p. 89). Ce ne sont donc pas seulement les mots liés à l’enjeu qui sont (re)cadrés, mais la notion même de démocratie. Ce cadrage, beaucoup plus large, englobe toute l’action politique, et met en opposition ceux qui manifestent et ceux qui votent, comme s’ils étaient deux groupes bien distincts. Pourtant, Dufour le montre bien, « la très grande majorité des grévistes ont voté le soir du 4 septembre » (p. 95), lors de l’élection générale qui a mis officiellement fin à la grève en imposant un changement de gouvernement. Dans son chapitre, Nootens (p. 105-118) revient elle aussi sur cette « tentative de discréditer la contestation en la construisant comme un exercice qui serait l’antithèse de la démocratie » (p. 113), cette fois dans une perspective axée sur la théorie démocratique libérale.

Notons que l’ouvrage de Millette, bien que n’empruntant pas le ton critique de la plupart des auteurs de celui de Tremblay et de ses collègues, et affichant au contraire la neutralité propre aux ouvrages descriptifs, ne se conclut pas moins sur un appel à la réflexion qui rappelle les propos déjà rapportés de Nootens sur les obstacles à la démocratie. Pour Millette, c’est à l’évaluation de la « prise de parole dans l’espace public médiatisé des démocraties contemporaines » qu’on doit réfléchir, et elle convie à cette réflexion

l’ensemble des acteurs médiatiques et politiques qui, tout en se réclamant de la démocratie, participent au renforcement de modèles normatifs contribuant à écarter systématiquement les voix discordantes et, ainsi, à la reproduction d’injustices liées à un modèle symbolique dont la valeur démocratique est pourtant, aujourd’hui plus que jamais, tenue pour acquise.

2013, p. 142

Le recueil de Tremblay et de ses collègues a donc un ton résolument critique. Comme le précisent les maitres d’oeuvre de l’ouvrage dans leur présentation (p. 1-9), les auteurs n’en ont pas été choisis au hasard : « [ils] se sont distingués par leurs interventions publiques critiques à l’égard du gouvernement et des forces hostiles au mouvement de grève » (p. 5). Au-delà de cette dimension critique, l’ouvrage tente de couvrir le mouvement étudiant de 2012 en dépassant les questions de récupération médiatique, de stratégies, et parfois même en dépassant cette grève en particulier. Ainsi, l’analyse spatiale de la mobilisation étudiante présentée par Isabelle Morin (p. 57-64), et reprise partiellement par Dufour, nous fait prendre conscience de l’importance du lien entre l’espace et l’action collective : si la mobilisation n’est pas exclusivement montréalaise, elle est clairement moins forte à mesure qu’on s’éloigne de la métropole, ce qui permet à Morin de qualifier Montréal de « centre de l’action contestataire » (p. 62). Michel Seymour (p. 135-154) et Gabriel Nadeau-Dubois (p. 155-169) abordent chacun une grande thématique liée aux évènements afin de forcer le lecteur à réfléchir sur les causes latentes de ce conflit, causes qui n’ont pas disparu avec l’arrêt de la grève, comme la mobilisation de 2015 l’a démontré. Ainsi, Seymour abordant le grand « principe de la gratuité scolaire à l’université », présente diverses solutions au problème des droits de scolarité proposées avant, pendant ou après les évènements de 2012. Chacune d’entre elle est soigneusement expliquée, puis rejetée par l’auteur. On retient de sa démonstration que lorsqu’il est question de la crise financière des universités, l’accent est mis à tort sur les droits de scolarité, alors que « c’est l’incurie des gouvernements et des établissements universitaires qui est à l’origine de la crise des finances universitaires » (p. 152). Cette critique est partagée par plusieurs des auteurs, dont Nadeau-Dubois, qui disserte sur le concept de « capital humain », comme « le stock de valeur dont le salaire – actuel ou futur – est le rendement » (p. 158). Il explore différentes notions qui lui sont reliées, notamment celle de la liberté, au sujet de laquelle il écrit que « l’endettement n’emprisonne pas l’individu, mais il aménage son espace de liberté d’une certaine façon » (p. 161). Son chapitre, qui déplore le virage, qualifié de néolibéral, que prennent depuis quelque temps les réformes en éducation (critique formulée aussi par Éric Martin (2013, p. 435) à propos de « la domination hégémonique du néolibéralisme sur [les] institutions [québécoises] et [la] population », ce en lien avec les évènements de 2012), se conclut par une recommandation aux étudiants :

Si les étudiants veulent défendre l’institution universitaire, son esprit et les valeurs dont elle est la gardienne – liberté de l’enseignement, recherche de la vérité, partage des savoirs –, il faudra faire bien plus [que simplement réclamer des évaluations de la qualité] et s’en prendre directement aux réformes néolibérales de l’enseignement.

p. 168

Si tous les textes, recueils, livres et dictionnaires publiés suite à la mobilisation du printemps 2012 n’ont pas le ton acerbe emprunté par Christian Nadeau dans son chapitre (p. 73-88), lorsqu’il décrit le mépris dont ont été l’objet les étudiants, leurs demandes et leurs actions – que cela s’exprime dans les discours, dans le recours aux institutions juridiques ou dans l’utilisation de la violence lors des manifestations –, l’orientation critique de l’ouvrage de Tremblay, Roche et Tremblay ne fait pas exception dans la littérature abondante consacrée ces dernières années aux décisions gouvernementales en matière d’éducation. Les lecteurs qui préfèrent un ton scientifique et neutre pourront se tourner vers l’analyse de Millette. Dans un cas comme dans l’autre, il faut souligner l’apport appréciable de ces ouvrages à la compréhension des enjeux liés aux mobilisations de masse dans le mouvement étudiant depuis dix ans.

Le mouvement étudiant ne cesse d’évoluer. Il s’adapte au contexte politique et économique changeant. Comme le précise Jean-Marc Fontan dans son chapitre (p. 35-56) du recueil de Tremblay et al., « les luttes étudiantes ne sont pas déconnectées des luttes sociales prenant place dans la société québécoise. Le mouvement québécois accompagne et grandit au contact de ces dernières » (p. 45). Ainsi, chaque cycle de mobilisation comporte des associations particulières, nées dans un contexte bien précis.

Que reste-t-il, aujourd’hui, des grèves de 2005 et de 2012? La quasi-disparition de la FEUQ au printemps 2015, les soubresauts à l’intérieur de l’ASSÉ suite à la décision de suspendre une nouvelle grève qui n’aura finalement duré que quelques semaines lors de ce même printemps, sont-ils précurseurs d’une ère nouvelle? Le printemps 2015 n’a clairement pas connu l’essor du printemps 2012. Le gouvernement est resté inflexible, la population n’a pas suivi, et les associations étudiantes ont été confrontées à un contre-mouvement bien préparé, prêt à présenter (et gagner) toutes les injonctions nécessaires à l’affaiblissement du mouvement. Certes, 2005 et 2012 auront été de grands moments pour le mouvement étudiant québécois. Deux grandes grèves de longue durée qui, grâce notamment à une meilleure prise en compte des relations publiques comme élément essentiel du rapport de force, auront réussi à faire plier le gouvernement. Mais à quel prix? Grandes vagues d’arrestations et « profilage politique » (Dupuis-Déri, 2014), judiciarisation du conflit par le biais de la multiplication des injonctions et d’une loi spéciale (le projet de loi n°78, qui deviendra la loi 12) qui « [restreint] le droit d’association et de manifestation » (Dufour et Savoie, 2014, p. 484)… Le mouvement étudiant ne s’en est pas encore tout à fait remis. Reste à voir où nous mènera la prochaine reconfiguration des acteurs, et à quels jeux politiques et médiatiques ils seront prêts à jouer lors du prochain conflit.