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« L’affaire semblait pourtant entendue », écrit le recenseur de la biographie de Mgr Charbonneau due à Denise Robillard (Monseigneur Joseph Charbonneau. Bouc émissaire d’une lutte de pouvoir, Les Presses de l’Université Laval, 2013) paru dans Recherches sociographiques (LV, 1, 2014, p. 145). Étonnamment, il fait ici référence au mythe de « Charbonneau et le Chef » qui n’est rien de plus qu’une bonne pièce de théâtre. Or on sait depuis belle lurette – 1984 au moins – que « la non-confessionnalité et non Asbestos est la corde avec laquelle on a pendu Mgr Charbonneau » (Jean Hamelin) et que Duplessis n’y était pour rien. Comment un historien respectable pouvait-il l’ignorer? Alexandre Turgeon reconnaît à bon droit que « la somme de travail est au bas mot respectable et mérite d’être soulignée » (p. 144). Effectivement, la biographie de Robillard a été amorcée depuis au moins trente ans : précieuses entrevues dans les années 1980 avec une soixantaine de témoins dont la plupart sont aujourd’hui disparus et considérable travail d’archives dont elle ramène énormément d’information. Turgeon a lu le résultat un peu vite et en retire une fausse impression : la non-confessionnalité est « la traditionnelle goutte d’eau qui fait déborder le vase » (p. 146), alors qu’il s’agissait du coeur de la question.
Pour le lecteur curieux surtout des dessous de l’affaire plutôt que du personnage, le récit de Robillard sera un peu pénible. Elle nous perd dans des détails dont elle sait mal faire ressortir les enjeux, elle suit méticuleusement la chronique et nous abreuve de citations de correspondance dont la pertinence n’est pas toujours évidente. Convenons que, s'étant tapé tout ce travail d’archives, elle a choisi d’en ramener tout ce qui pourrait éventuellement servir à quelque autre chercheur, même si cela n’a pour le moment guère d’intérêt. Et venons-en à l’Affaire.
Le pourquoi est clair : Charbonneau était coupable de diviser les catholiques du Québec en gauche et droite et de prendre le parti des premiers, ce dont on avait fini par informer l’intéressé, nous apprend Robillard, et sur quoi Hamelin avait déjà mis le doigt. C’est le comment qu'elle n’arrive pas à trancher. Que la décision ait été prise par Pie XII lui-même et non par la curie ne fait pas question. Mais qui fut le procureur? D’après Robillard, c’est le mémoire de Mgr Courchesne en 1949, dont elle cite plusieurs extraits, qui aurait convaincu le pape. Elle y ajoute, sans l’endosser, un témoignage tiré des mémoires inédits du dominicain Ceslas Forest, selon lequel le futur cardinal Léger, qui avait l’oreille de Pie XII, se serait chargé de faire valoir à ce dernier la thèse de Mgr de Rimouski (p. 409). Le soupçon circulait déjà à l’époque dans le clergé, et c’est fort vraisemblable, mais Robillard aurait dû discuter, ou du moins faire état de deux autres conjectures, celle de Groulx et celle de Hamelin. Elle se contente de disqualifier les deux pour éviter d’en tenir compte. Groulx, à cause de ses considérations psychologiques farfelues sur le « cas pathologique » de Mgr Charbonneau, le chanoine étant incapable de comprendre comment un personnage considérable pouvait ne pas partager l’évidence de ses propres convictions et le considérant alors comme malade mental. Hamelin, pour cause de « préjugé » (p. 4), celui-ci ayant repris sans méfiance une fausse information tirée de la thèse d’un de ses dirigée, selon laquelle Mgr Charbonneau était en partie d’ascendance irlandaise. C’est somme toute d’importance secondaire, mais on aurait tout de même aimé savoir ce sur quoi se basait Noël Bélanger (affirmation gratuite? énoncé à prendre avec bémol? appuyé sur quelque source? selon Mgr Courchesne, sur qui portait la thèse?).
D’après Groulx, le cardinal Villeneuve aurait en 1946, peu de temps avant sa mort, emporté à Rome un mémoire dont le contenu est resté secret, mais qui aurait vraisemblablement concerné Charbonneau, car le délégué aurait confié à Mgr Douville au moment des faits, lequel l’aurait répété à Groulx, que le sort de l’archevêque était scellé depuis quatre ans. Le témoignage de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours est sujet à caution et le délégué n’a pas nécessairement employé le mot « scellé ». Il n’en est pas moins possible que le cardinal Villeneuve ait alerté la curie, qui aurait eu ensuite Charbonneau dans sa mire. L’explication de Hamelin est plus générale et il y met un bémol de prudence (« une version s’accrédite ») : « des évêques, dont le délégué apostolique via les congrégations romaines ». Il reproduit cependant dans son livre le témoignage d’un sulpicien français, emprunté au reportage de Renaude Lapointe : « la perte de l’archevêque était résolue ou du moins projetée et préparée à Rome depuis près de deux ans. Le grand meneur me paraît être Mgr Antoniutti. » Plus difficile cette fois, car le dossier de Robillard laisse plutôt voir une certaine considération du délégué à l’endroit de Charbonneau. Il n’est cependant pas impensable qu’Antoniutti ait résolu de sacrifier un homme de mérite au bien commun.
Le bien commun, c’était l’unité de l’Église. Outre qu’elle ignore une dimension du diagnostic de Hamelin susceptible d’entacher l’aura de son héros, à savoir que Charbonneau est « mort pour n’avoir compris ni Rome ni le Québec », Robillard conclut par un diagnostic erroné et à saveur de tarte à la crème, retenu en sous-titre de son livre : « Bouc émissaire d’une lutte de pouvoir ». Charbonneau était un mouton noir, bien ciblé, pas un bouc émissaire, et il ne s’agissait pas à proprement parler d’une lutte de pouvoir mais de principe : l’unité de direction dans l’Église. On pouvait toujours rallier aux vues communes Mgr Courchesne, qui signait parfois à contrecoeur les documents collectifs, mais pas Mgr Charbonneau, et d’autant moins qu’il avait cessé d’assister aux réunions de l’assemblée des évêques du Québec. Robillard nous apprend ici qu’il ne s’agissait pas tant de la part de Mgr Charbonneau d’un refus de collaborer que d’une allergie singulière à Mgr Courchesne, dont il ne supportait pas les attaques en règle.
Que le père Lévesque, doyen de la Faculté des sciences sociales à Laval, allié de Charbonneau et partageant ses vues, ait été épargné s’explique ainsi facilement et pas seulement parce qu’il était protégé par sa communauté, alors que Charbonneau était un homme seul. Tout influent et dérangeant fût-il, Lévesque n’en était pas un, i.e. que, ne faisant pas partie de l’assemblée épiscopale, il ne remettait pas en cause le principe de l’unité de direction.
Qui fut le procureur? Sans être triviale, la question reste secondaire, sauf pour un éventuel biographe d’un des protagonistes incriminés, et les trois conjectures ne sont pas incompatibles. L’important, c’est ce que l’Affaire nous donne à comprendre sur l’Église du temps. Le principe d’unité de direction empêchait les évêques d’admettre que ce qui valait pour Rimouski ne valait pas nécessairement pour Montréal et vice-versa. Et que la diversité des pratiques n’aurait pas inévitablement compromis l’unité des coeurs et des principes. Quant au méchant dans l’Affaire, il n’avait pas complètement tort. Mgr Courchesne s’en prenait au processus à long terme de montréalisation du Québec, encore bien vigoureux de nos jours, endossé notamment par la Commission Bouchard-Taylor.