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Est-ce que la langue affecte la santé et la capacité d’obtenir des services de santé au Québec? Le rôle de l’aptitude en langue française a une importance particulière au Québec, où les anglophones forment une minorité de langue officielle. La recherche en santé publique dénote une association persistante entre le statut de minorité et des barrières dans l’accès aux soins, ainsi qu’un moins bon état de santé. Cependant, les attributs minoritaires généralement examinés sont souvent limités à des caractéristiques telles que la race, l’ethnie, la religion, la culture ou le statut d’immigré, qui constituent autant de sources potentielles intrinsèques de discrimination (LaVeist, 2005; Williams et Collins, 2001). Peu d’études s’attardent cependant à la capacité fonctionnelle que représentent les aptitudes linguistiques et à leur effet sur l’accès aux soins et à la santé.

La Revue canadienne de santé publique a récemment publié un numéro spécial portant sur les difficultés d’accès à la santé parmi les minorités linguistiques. Dans leur éditorial, Leis et Bouchard dénotent un manque de données probantes dans le domaine de recherche sur la vulnérabilité des populations minoritaires de langue officielle (Leis et Bouchard, 2013). Cherchant à remédier à cette lacune, ce numéro spécial offre des études qui examinent notamment le statut de minorité linguistique comme déterminant de la santé mentale (Puchalaet al., 2013), de la dépression chez les arthritiques (Fotsinget al., 2013), du surpoids et de l’obésité (Gagnon-Arpinet al., 2013), de l’inactivité physique (Imbeaultet al., 2013) et de la nutrition (Batalet al., 2013; Villalon, Laporte et Carrier, 2013). Les conclusions portant sur les effets du statut de minorité linguistique rapportées dans ces études sont souvent limitées à de petits sous-ensembles des échantillons analytiques, ne s’appliquent que dans des contextes précis ou sont pour la plupart expliquées par les variables confondantes associées au statut de minorité linguistique.

Les travaux de Bouchard et Desmeules ont fait avancer la réflexion théorique des effets sur la santé du statut de minorité linguistique au Canada (Bouchard et Desmeules, 2011, 2013; voir aussi Bouchard et al., 2009). Ces travaux ont utilisé plusieurs sources de données provinciales et fédérales pour démontrer que, malgré que les deux langues officielles soient égales selon la loi, la langue reste un déterminant social de la santé pour les populations de minorité linguistique. Ceci vaut à la fois pour les anglophones au Québec et pour les francophones au Canada anglais. En effet, Bouchard et Desmeules signalent que des obstacles linguistiques à l’accès aux soins de santé peuvent négativement affecter l’état de santé, et ces auteurs offrent des suggestions pour atténuer l’effet négatif sur la santé du statut de minorité linguistique (Bouchard et Desmeules, 2011).

Le statut des anglophones du Québec en tant que minorité linguistique est unique en Amérique du Nord, puisque cette population parle la langue dominante du continent, tout en étant une minorité linguistique dans une province où le système de santé est administré en français. De fait, les anglophones du Québec constituent une population d’intérêt pour l’étude d’un effet linguistique en tenant constant de nombreux autres facteurs sociaux, démographiques et culturels. Cette étude examine le rôle de l’aptitude en français comme déterminant social de l’état de santé des anglophones québécois et des obstacles à leur accès aux services de santé.

La majorité des Québécois sont unilingues francophones (51,8 %), mais une importante minorité concentrée à Montréal est bilingue en anglais et en français (42,6 %). Une petite proportion de Québécois est unilingue anglophone (4,6 %, également concentrée à Montréal) et une proportion encore plus faible (1,0 %) ne parle ni l’anglais ni le français (Statistique Canada, 2011). En 2005, le Réseau communautaire de santé et de services sociaux (Community Health and Social Services Network, RCSSS/CHSSN) a mené l’Enquête sur la vitalité des communautés (Community Vitality Survey) pour mieux comprendre les déterminants de la santé et de l’accès aux services de santé au sein de la population anglophone du Québec. Cet article présente une analyse des données de cette enquête. Une meilleure compréhension des facteurs qui sont associés à un bon état de santé et à l’accès aux services de santé est particulièrement pertinente pour les politiques publiques dans une société où le système de soins de santé universel a parmi ses objectifs principaux l’élimination des disparités de santé inéquitables (Loi sur la santé au Canada, 1984, c. 6, art. 3).

Plusieurs caractéristiques de la population unilingue anglophone du Québec suggèrent un besoin accru pour des services de santé. En effet, les anglophones du Québec qui déclarent être incapables de parler, lire ou écrire en français sont généralement plus âgés, ont des revenus inférieurs et sont moins scolarisés – à l’instar de leurs homologues francophones en situation minoritaire au Canada anglais (Silvade la Vega, Batista et Bouchard, 2014). Chacune de ces caractéristiques sociodémographiques est négativement associée à la santé (Adler et Newman, 2002; House, 2002) et, par conséquent, devrait conduire à un usage accru des services de santé, particulièrement dans un système de soins de santé universel. De fait, on pourrait considérer que, si un mauvais état de santé n’est pas associé à un plus grand recours aux soins, cet écart constitue des « besoins non satisfaits » ou « un renoncement aux soins ».

La première question de recherche qui motive cette étude est de savoir si les différences dans l’aptitude linguistique en français peuvent expliquer la disparité de santé entre les anglophones unilingues et bilingues au Québec et, si oui, dans quelle mesure. Une seconde question est de savoir si l’état de santé est associé à l’utilisation des services de santé. Notre hypothèse est que, dans le contexte d’un système de santé universel gratuit pour les patients aux points de service, le mauvais état de santé observé parmi les anglophones québécois, couplé à leurs autres caractéristiques sociodémographiques (l’âge en particulier), devrait motiver une utilisation accrue des services de santé.

Contexte

Le Canada a un système de soins de santé universel gratuit pour les utilisateurs aux points de service. Tous les frais pour les services médicaux et hospitaliers médicalement nécessaires sont assumés par les systèmes provinciaux d’assurance publique de santé. Ainsi, le système de santé canadien n’est pas un service national de santé à payeur unique (à l’instar de celui du Royaume-Uni, par exemple). Il s’agit plutôt d’un système intégré de services de santé provinciaux, régulés de façon très générale par la Loi canadienne sur la santé (LCS/CHA) (Gouvernement du Canada, 1984). La résidence dans une province est la principale condition à la couverture d’assurance maladie d’un citoyen (Gouvernement du Canada, 1984). Bien que les termes de la loi soient universels à l’échelle du Canada, les différences provinciales dans le style et le degré de conformité à la loi mènent néanmoins à une variation dans la fourniture des services de santé à travers les provinces.

Le Québec n’est pas une province officiellement bilingue (Gouvernement du Québec, 2009). La Charte de la langue française établit le français comme langue exclusive du gouvernement, de l’administration publique, du droit et des services publics et semi-publics, qui incluent les services de santé (Gouvernement du Québec, 2013a). La Charte permet des communications officielles en français et en anglais uniquement dans des circonstances particulières, comme lorsque la santé et la sécurité publique sont en jeu. Toutefois, ces accomodations n’incluent pas les activités quotidiennes des hôpitaux et des cliniques, ni la prestation de services de santé primaires. En contrepartie, la Loi sur les services de santé et les services sociaux, sous l’autorité du Ministère de la santé et des services sociaux, reconnaît aux anglophones québécois le droit de recevoir des services de santé en anglais, mais en pratique ce droit est subordonné à la capacité organisationnelle du fournisseur de services de santé, conditionnelle aux ressources humaines, matérielles et financières (Gouvernement du Québec, 2013b). Par exemple, un fournisseur de services de santé peut ne pas fournir de services en anglais sans violer la Loi sur les services de santé et les services sociaux s’il manque de personnel anglophone (ressources humaines), d’information ou de documents en anglais (ressources matérielles) ou si c’est trop coûteux (ressources financières). De fait, certaines institutions de santé ne parviennent pas à offrir de services en anglais. Lors d’entrevues qualitatives réalisées au cours de cette étude, les facteurs principaux expressément identifiés comme contribuant à cette situation ont été une pénurie de professionnels de la santé anglophones ou bilingues et le manque d’information et de documents en anglais. Ainsi, en dépit de la protection de l’égalité du statut juridique du français et de l’anglais offert par la Constitution au Canada, ce sont de tels déficits qui ont amené Bouchard et Desmeules à remettre en question la réalité de cette égalité juridique dans le secteur de la santé (Bouchard et Desmeules, 2011).

Le fait de ne pas pouvoir obtenir de services dans sa langue maternelle est plus qu’une question de préférence : elle peut avoir des conséquences pour la qualité des services. Par exemple, une entrevue réalisée dans le cadre de cette étude a mis en exergue un cas où l’incapacité de l’hôpital à fournir un document de « consentement éclairé » pour un traitement a eu des conséquences négatives sur les soins reçus. En effet, parce que le document de consentement n’existait pas en anglais, et malgré que le conjoint bilingue ait verbalement traduit le dit document du français à l’anglais, la patiente (qui avait demandé verbalement le traitement) n’a pas été autorisée à signer un document en français parce que le consentement n’a pas été considéré comme bien « informé » du point de vue éthique. Le traitement alternatif a mené à des souffrances psychologiques et physiques chez la patiente, et les conséquences afférentes (dépression post-partum, déficit d’attachement avec son nouveau-né) ont pris des mois à être vaincues. Ainsi, la barrière de la langue dans la distribution de services de santé, comme l’illustre éloquemment cet exemple, peut en soi conduire à un « besoin non satisfait » et peut également mener à renoncer à demander des soins, si la relation thérapeutique de confiance a été compromise.

Stratégie analytique

Nous avons adopté dans cette étude le cadre conceptuel du modèle Andersen (1995), qui a eu un effet déterminant sur l’accès aux soins de santé et sur leur utilisation (Ricketts et Goldsmith, 2005). L’enquête du RCSSS cherchait à opérationnaliser plusieurs éléments du modèle, ce qui en fait une source de données optimales pour cette étude.

Source: Andersen, Ronald M. (1995) Revisiting the Behavioral Model and Access to Medical Care: Does it Matter? Journal of Health on Social Behavior, vol.36, No.1, p.8.

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Plusieurs composantes du modèle restent relativement constantes entre les anglophones unilingues et bilingues (principalement l’environnement), alors que d’autres varient : les caractéristiques de la population, les comportements de santé et leurs effets ou résultats. Ainsi, au niveau de l’environnement, le système de soins de santé et l’environnement externe restent constants à travers les deux groupes analysés grâce à l’universalité du système de soins de santé au Canada et de l’environnement commun géographique, social, politique et culturel du Québec. Il convient de souligner que cette cohérence dans l’environnement de soins de santé entre les groupes renvoie spécifiquement au principe de l’équité dans la distribution des services de santé, laquelle n’est pas nécessairement réalisée pour les anglophones au Québec, comme nous le verrons.

Par ailleurs, au niveau des caractéristiques de la population, des différences émergent entre anglophones unilingues et bilingues. En effet, les « prédispositions innées » affectent les « prédispositions liées aux conditions de vie », qui, à leur tour, modulent les besoins de l’individu en services de santé. Les minorités de langue officielle au Canada possèdent plusieurs de ces caractéristiques défavorables associées à des besoins accrus. Par exemple, ces personnes sont plus âgées, moins scolarisées et ont de plus bas revenus (Silva de la Vega, Batista et Bouchard, 2014). Ces besoins accrus résultent directement de l’impact négatif de ces déterminants sur la santé, représenté dans le modèle conceptuel par la flèche reliant ces déterminants à l’état de santé, qui figure parmi les résultats. Le modèle Andersen (1995) conceptualise les prédispositions liées aux conditions de vie de la communauté ou de la population, mais dans le contexte de notre étude, un élément de capital humain, par exemple parler la langue dans laquelle les services de santé sont fournis, est une prédisposition non négligeable pour l’individu. La combinaison des caractéristiques innées et celles liées aux conditions de vie détermine le niveau réel ou perçu de besoin pour les services de santé.

La troisième composante, les comportements de santé, comprend l’utilisation des services de santé ainsi que les pratiques de santé personnelles. Les pratiques de santé, par exemple celles qui favorisent ou nuisent à la santé, ne sont malheureusement pas mesurées dans nos données d’enquête. À moins de supposer (avec optimisme) que les pratiques de santé personnelles non mesurées (tels que le tabagisme, l’exercice, etc.) sont distribuées au hasard à travers nos deux groupes de comparaison, il nous faut reconnaître qu’ils peuvent représenter une source d’hétérogénéité non contrôlée qui pourrait brouiller nos résultats quant aux effets de l’aptitude en français sur la santé. Néanmoins, l’existence d’un tel biais statistique tendrait à exacerber les différences de santé observées entre les anglophones unilingues et bilingues. Par conséquent, en l’absence de contrôles statistiques pour les habitudes de santé, mais considérant que nous contrôlons pour la position socio-économique, nous considérons que nos résultats soit sont biaisés de façon conservatrice, soit ne le sont pas.

La quatrième et dernière composante du modèle Andersen porte sur les résultats, qui comprennent l’une de nos principales variables d’intérêt, l’état de santé perçu, ainsi que l’état de santé évalué. Cette dimension du modèle comprend également la satisfaction des patients, ce qui est pertinent pour notre discussion sur les besoins non satisfaits et sur le renoncement aux soins. En particulier, il est important de considérer l’existence d’une boucle potentielle de rétroaction qui mène, à la suite d’une expérience négative dans le système de santé associée à des besoins non satisfaits, à un retrait subséquent du système (les soins auxquels on renonce) alors même que la santé décline.

C’est dans le contexte de ce modèle conceptuel que nous avons construit notre stratégie analytique. Nous observons que les facteurs contextuels partagés par les anglophones unilingues et bilingues sont constants, ce qui nous permet d’isoler la variation dans l’aptitude de la langue française comme une cause potentielle de l’écart entre l’état de santé et l’utilisation des services de santé entre les deux groupes.

Données et méthodes

L’Enquête sur la vitalité des communautés du Québec du RCSSS de 2005 contient des données sur 3 129 répondants faisant partie de la population anglophone du Québec, et cette enquête peut donc être considérée comme un sur-échantillonnage stratifié de cette population par rapport à sa proportion dans la population québécoise. L’enquête contient de nombreuses données sociodémographiques pertinentes, telles que l’âge, le sexe, le revenu, le niveau de scolarité et la région de résidence du répondant. De plus, l’enquête mesure les différences linguistiques à l’aide de plusieurs types de questions, qui peuvent être regroupées en trois thèmes. Dans le premier thème, celui de l’identité linguistique, l’enquête rapporte la langue maternelle du répondant et son « identité linguistique » déclarée : « anglophone », « francophone », « à la fois francophone et anglophone » ou « ni l’un ni l’autre ». Malgré le fait que l’enquête soit limitée aux anglophones, 2 % des répondants se sont définis comme francophones et 25 % comme à la fois francophones et anglophones (70 % seulement anglophones et 2 % ni l’un ni l’autre). Le deuxième thème, celui mesurant la différence linguistique, est l’utilisation quotidienne du français. L’enquête mesure la langue de l’activité quotidienne, au travail ou à l’école, la langue utilisée le plus souvent à la maison et la langue parlée le plus souvent avec un conjoint/partenaire ou des enfants. Enfin, pour le troisième thème, celui de l’aptitude linguistique, l’enquête indique si le répondant est capable de parler, lire et écrire en français.

L’enquête s’intéresse aussi à la santé des répondants. Pour mesurer l’état de santé, nous avons utilisé l’autoévaluation de la santé des répondants sur une échelle de 5 points (mauvaise, moyenne, bonne, très bonne, excellente). Bien que la santé autoévaluée subjective soit suffisante pour vérifier notre hypothèse d’une utilisation accrue des services de santé (par exemple, en augmentant les besoins perçus selon le modèle d’Andersen), elle est également considérée comme un substitut fiable pour des mesures objectives de la santé (Burstrom et Fredlund, 2001; Miilunpaloet al., 1997). Les deux mesures de l’état de santé, subjective et objective, sont incluses dans le modèle d’Andersen dans les catégories de l’état de santé perçu et de l’état de santé évalué.

Pour mesurer l’accès aux services de santé, l’enquête demandait aux répondants s’ils avaient eu accès à l’un des cinq services de santé suivants au cours des douze mois précédant l’enquête, pour eux-mêmes ou pour quelqu’un d’autre : 1) un médecin dans un bureau privé ou une clinique, 2) un Centre local de services communautaires (CLSC), 3) un appel au service téléphonique InfoSanté, 4) un département d’urgence à l’hôpital ou l’utilisation du service ambulatoire d’un hôpital et 5) une hospitalisation de plus d’une journée. Grâce à ces mesures de l’accès aux services de santé, nous avons les éléments du modèle analytique nécessaires à l’étude des disparités dans les conséquences sur la santé et l’utilisation des services de santé entre les anglophones unilingues et les anglophones bilingues.

Certaines variables ont été transformées pour des raisons conceptuelles et méthodologiques. Nous avons en particulier recodé la variable ordinale de santé autoévaluée en une variable dichotomique qui mesure une mauvaise santé par rapport à une bonne santé, en utilisant un seuil selon la catégorie qui se rapproche le plus possible de la valeur médiane tout en préservant une différence substantive. Selon notre variable recodée, 37 % des répondants de l’échantillon rapportent une mauvaise santé au sens où celle-ci est inférieure à la médiane.

Nous avons également construit une variable binaire pour mesurer l’utilisation des cinq services de santé durant l’année précédant l’enquête. Malheureusement, les données ne mesuraient pas la fréquence de l’utilisation de ces services de santé. Par conséquent, nous avons distingué les répondants qui ont utilisé n’importe quel service de santé dans l’année précédant l’enquête et ceux qui n’en ont utilisé aucun. 26 % des répondants ont indiqué n’avoir utilisé aucun service de santé au cours des douze mois précédant l’enquête.

Un autre problème conceptuel a été de distinguer les différents types de répondants ayant déclaré n’avoir eu aucun accès aux services de santé. Cette absence de recours est-elle attribuable au fait qu’ils n’en ont pas eu besoin, ou est-elle le signe de besoins non satisfaits? Pour surmonter ce problème, nous avons construit une variable qui identifie les répondants ayant indiqué n’avoir eu aucun accès aux services de santé mais ayant déclaré être en mauvaise santé. Nous considérons que cette variable signale la présence de « besoins non satisfaits » ayant pu émerger soit au niveau systémique (quand le système ne fournit pas les soins adéquats), soit au niveau du patient (quand celui-ci aurait renoncé à recourir aux soins disponibles). Parmi les répondants ayant fait état d’une mauvaise santé, 20,9 % ont également indiqué n’avoir eu aucun recours aux soins de santé dans les douze mois précédant l’enquête (242 répondants, représentant 7,7 % de l’échantillon total).

Notre variable indépendante principale est l’aptitude en français. Nous avons sélectionné cette variable parmi celles disponibles dans l’étude étant donné son importance pratique pour l’étude de la capacité à interagir avec le système de santé. La variable de compétence linguistique demandait si le répondant était capable respectivement de parler, de lire ou d’écrire en français. Nous avons additionné les réponses positives à ces questions pour obtenir une échelle d’aptitude en français allant de 0 (aucune compétence en français) à 3 (le répondant peut parler, lire et écrire en français). L’aptitude en français se ventile presque en quarts dans cette population : 29,6 % des répondants ont indiqué n’avoir aucune aptitude en français, 18,2 % étaient capables de parler, mais ni de lire ni d’écrire en français, 24,4 % étaient capables à la fois de parler et de lire, mais pas d’écrire en français et 27,9 % se disaient capables de parler, de lire et d’écrire en français. Nous présentons les résultats à la fois avec une mesure binaire de l’aptitude en français (qui mesure « aucune aptitude en français » contre « n’importe quelle compétence en français ») et avec l’échelle d’aptitude en français de 0 à 3.

Cette utilisation de « l’aptitude en français » comme variable indépendante offre une perspective complémentaire au programme de recherche innovateur entrepris par Bouchard et ses collègues dans leur étude de l’état de santé de minorité linguistique comme un déterminant de la santé (Bouchard et Desmeules, 2011 et 2013; Bouchardet al., 2009). En effet, l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) ne permet l’utilisation que de l’identité linguistique ou de l’identification à une communauté linguistique, mesures qui ne permettent pas de juger d’emblée de l’aptitude linguistique. Pour surmonter cet obstacle, Bouchard et Desmeules (2013) ont développé une mesure qui ajoute à ces deux indicateurs la langue préférée du répondant, la langue dans laquelle l’enquête a été menée ainsi que la première langue officielle apprise et encore comprise. Toutefois, des mesures telles que l’identité linguistique, l’état de santé des minorités et la langue maternelle ne sont pas toujours des indicateurs fiables de la capacité d’un individu à naviguer dans le système de santé ou dans la vie sociale en général en contexte minoritaire linguistique. Étant donné qu’une grande partie des minorités linguistiques au Canada sont bilingues, il semble que ce sont les compétences instrumentales de la langue, et non simplement l’identité linguistique ou un autre identifiant culturel, qui expliquent que l’état de santé de minorité linguistique s’avère un déterminant de la santé. L’existence d’une variable mesurant l’aptitude en langue (parler, lire, écrire) dans les données du RCSSS nous permet de réaliser une nouvelle opérationnalisation de la langue qui se rapproche conceptuellement du mécanisme par lequel la langue peut affecter la santé et l’accès aux soins de santé.

Nos variables de contrôle sont l’âge (en années), le sexe, le revenu (mesuré en dix catégories allant de « moins de 20 000 $ » à « 150 000 $ ou plus ») et la scolarité (mesurée en dix catégories allant de « n’a pas terminé l’école primaire » à « a obtenu un diplôme d’études supérieures »). Les dix catégories de revenu ont été regroupées en cinq, pour s’approcher d’une distribution des revenus normale. Les dix catégories de scolarité ont été regroupées en trois, correspondant aux diplômes les plus fortement associés à la position socio-économique (Montez et Hayward, 2014) : 1) « sans diplôme d’études secondaires », 2) « diplôme d’études secondaires » et 3) « diplôme d’études post-secondaires ».

Analyse

En premier lieu, nous analysons l’association entre la mesure d’une mauvaise santé et l’aptitude en français à l’aide d’une régression logistique multivariée et avec l’effet net des variables de contrôle pertinentes. En second lieu, nous analysons l’association entre les besoins non satisfaits et l’aptitude en français, toujours à l’aide d’une régression logistique multivariée et avec l’effet net des variables de contrôle. Toutes les procédures statistiques utilisent STATA version 12.0.

Résultats

Le tableau 1 présente les statistiques descriptives de notre échantillon. Les données montrent que les anglophones unilingues ont un âge moyen supérieur, un revenu moyen inférieur et un niveau de scolarité moyen inférieur. Ils ont également un état de santé autoévalué moins bon, et une proportion plus élevée d’entre eux se déclare en mauvaise santé. Par ailleurs, les anglophones unilingues rapportent un moindre accès aux soins de santé. Qui plus est, notre mesure des besoins non satisfaits montre que 10,5 % des anglophones unilingues se déclarent en mauvaise santé mais n’ont pas eu recours à des soins de santé, alors que seulement 6,7 % des anglophones bilingues rapportent la même situation.

Tableau 1

Statistiques descriptives de l’échantillon analytique

Statistiques descriptives de l’échantillon analytique

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Le tableau 2 présente la première régression logistique, dont les rapports de cotes indiquent l’association entre mauvaise santé et aptitude en français (catégorie binaire oui/non et échelle de 0 à 3) en contrôlant pour l’âge, le sexe, le revenu et la scolarité. Un rapport de cotes supérieur à 1,00 indique une probabilité accrue de se déclarer en mauvaise santé (et inversement, un rapport de cotes inférieur à 1,00 indique un risque inférieur de se déclarer en mauvaise santé). Le tableau est divisé en trois groupes de colonnes. Les deux premières colonnes (1a) et (1b) montrent l’association bivariée entre une mauvaise santé et les deux mesures de l’aptitude en français, respectivement la variable binaire et celle ordinale. Toutes deux s’avèrent associées significativement avec le risque de mauvaise santé : les répondants ayant déclaré n’avoir aucune aptitude en français ont un risque relatif de 1,558 (ou une probabilité accrue de 55,8 %) de se déclarer en mauvaise santé comparativement aux répondants capables de parler, lire ou écrire en français. De même, dans la colonne (1b), nous voyons que le risque relatif de se déclarer en mauvaise santé diminue avec l’amélioration de l’aptitude en français.

Dans la troisième colonne du tableau 2, nous examinons l’association de l’ensemble des variables de contrôle avec une mauvaise santé. Il ressort de ces analyses que le revenu et la scolarité sont significativement et inversement associés à une mauvaise santé. Par ailleurs, le sexe n’est pas significativement associé à un risque accru de se déclarer en mauvaise santé, pas plus que l’âge. Ce résultat peut paraître surprenant, mais la question sur la santé comportait un mécanisme inhérent de contrôle de l’effet de l’âge, car elle demandait de se situer par rapport à ses pairs : « Comment évaluez-vous votre état de santé, par rapport aux autres de votre âge? ». L’âge et le sexe sont néanmoins inclus dans nos modèles de régression finaux puisque nous les avions identifiés comme des variables de contrôle pertinentes sur le plan conceptuel.

Tableau 2

Régressions logistiques avec erreurs standard robustes pour la mauvaise santé (rapports de cotes)

Régressions logistiques avec erreurs standard robustes pour la mauvaise santé (rapports de cotes)

* p ≤ 0,05; ** p ≤ 0,01; *** p ≤ 0,001

1 Cette analyse utilise l’échantillon des modèles « b » qui comportent plus de cas, mais il est à noter que les résultats ne varient pas selon la sélection de l’échantillon analytique.

2 Catégorie de référence : 0, aucune aptitude en français.

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Les quatrième et cinquième colonnes présentent le modèle complet, soit le lien entre une mauvaise santé et l’aptitude en français en incluant l’ensemble des variables de contrôle. La variable binaire (modèle 3a) « aucune aptitude en français » est associée à un risque relatif de 1,256, c’est-à-dire un risque accru de 25,6 % de se déclarer en mauvaise santé par rapport aux personnes qui disent avoir une quelconque aptitude en français, significatif à p ≤ 0,05. L’inclusion de l’ensemble des variables de contrôle a atténué la magnitude de l’effet de cette variable présentée dans le modèle 1a, mais l’aptitude en français demeure un facteur important. Dans le modèle 3b, l’échelle d’aptitude montre un risque relatif de mauvaise santé qui diminue progressivement avec une augmentation de l’aptitude en français sur l’échelle de 0 à 3. Toutefois, il est à noter que le fait d’être seulement capable de parler en français n’est pas significativement différent du fait de n’avoir aucune aptitude en français. Par rapport aux répondants qui rapportent n’avoir aucune aptitude en français, les capacités à parler, lire ou écrire en français sont associées respectivement à une réduction de 12,0 %, 27,1 % et 34,8 % dans la probabilité de se déclarer en mauvaise santé en contrôlant pour l’âge, le sexe, la scolarité et le revenu.

Quant à l’utilisation des soins de santé, le tableau 3 présente les rapports de cotes pour la régression logistique d’interaction avec le système de soins de santé au cours de l’année précédant l’enquête, selon l’aptitude en français, une mauvaise santé et l’ensemble des variables de contrôle. La première colonne présente l’association bivariée entre l’aptitude en français et l’accès aux services de santé. Le coefficient suggère une probabilité réduite d’accès aux services de santé pour ceux qui n’ont pas d’aptitude en français, mais l’association n’est pas statistiquement significative.

La deuxième colonne présente les associations entre l’accès aux services de santé et l’ensemble des variables de contrôle. Au premier rang des variables de contrôle, nous voyons, comme prévu, qu’une mauvaise santé est significativement associée à une propension accrue d’utilisation des services de santé, avec une probabilité relative d’accéder aux services de santé de 34,3 % plus élevée pour ceux ayant déclaré être en mauvaise santé que pour ceux ayant déclaré être en bonne santé. Alors que l’âge ne montrait pas d’association avec la santé dans le tableau 2, dans le tableau 3, chaque année supplémentaire est associée à une augmentation de 1,7 % de la probabilité relative d’accéder à des services de santé, un effet statistiquement significatif. De même, le sexe est aussi maintenant associé à la variable dépendante, les hommes montrant une plus faible propension à accéder aux services de santé. Par contre, alors que le revenu et la scolarité étaient des déterminants sociaux importants pour l’état de santé dans le tableau 2, ce ne sont pas des déterminants significatifs de l’accès aux services de santé dans le tableau 3.

Tableau 3

Régression logistique avec erreurs standard robustes pour les déterminants de l’accès aux services de santé (rapports de cotes)

Régression logistique avec erreurs standard robustes pour les déterminants de l’accès aux services de santé (rapports de cotes)

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La troisième colonne du tableau 3 présente le modèle de régression logistique complet, montrant que le manque d’aptitude en français est significativement associé à une réduction de 25,6 % de la probabilité d’accéder aux services de santé. Notons que ce résultat contrôle pour l’âge, le sexe, le revenu, la scolarité et le mauvais état de santé. Cette disparité est conceptualisée, comme nous l’avons vu, comme révélant des besoins non satisfaits et potentiellement comme un renoncement aux soins.

Pour aller un peu plus loin dans l’examen du phénomène des besoins non satisfaits, dans le tableau 4, nous montrons l’effet de l’aptitude en français avec le même ensemble de variables de contrôle, mais en ajoutant cette fois la variable dérivée des besoins non satisfaits, qui identifie les répondants avec une mauvaise santé n’ayant pas accédé à des soins de santé dans les douze mois précédant l’enquête.

Tableau 4

Régression logistique avec erreurs standard robustes pour les déterminants des besoins non satisfaits en accès aux services de santé (rapports de cotes)

Régression logistique avec erreurs standard robustes pour les déterminants des besoins non satisfaits en accès aux services de santé (rapports de cotes)

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Le tableau 4 présente une autre perspective sur les inégalités dans l’accès aux soins de santé, en montrant l’association entre l’aptitude en français et les besoins non satisfaits. Le rapport de cotes dans le modèle de régression final (troisième colonne) indique que les anglophones qui ne parlent pas français sont 52,3 % plus susceptibles de déclarer des besoins de soins de santé non satisfaits lorsqu’ils se sont déclarés en mauvaise santé et n’ont pas eu accès à des soins de santé dans les douze mois précédant l’enquête.

Discussion

Nos résultats indiquent que les anglophones unilingues sont plus susceptibles de déclarer un mauvais état de santé, mais que cette association ne s’explique pas simplement par le fait qu’ils sont plus âgés, plus pauvres et moins scolarisés. Par ailleurs, l’ensemble de ces caractéristiques nous amènerait à penser que cette population devrait avoir un recours accru aux soins de santé, qui plus est dans un système de santé universel dont l’objectif déclaré est l’élimination des disparités de santé inéquitables et qui est gratuit pour les utilisateurs aux points de service. Or, force nous est de constater que les anglophones unilingues du Québec déclarent une utilisation inférieure des services de santé relativement à leurs homologues rapportant une certaine aptitude en français. Cette distance entre des besoins liés à une mauvaise santé et une faible utilisation des services peut être conceptualisée comme révélant des besoins non satisfaits ou un renoncement aux soins.

En envisageant la distribution des services de santé dans le cadre de l’offre et de la demande, les besoins non satisfaits suggèrent l’existence d’une barrière du côté de l’offre dans la prestation de services de santé nécessaires à une population vulnérable. Cela peut se produire lorsque, par exemple, les institutions de santé sont situées loin des populations isolées ou, comme dans le cadre de cette étude, lorsque les services de santé ne sont pas ou ne peuvent pas être fournis dans la langue du patient membre d’une minorité linguistique. Au niveau de la demande, il peut également y avoir renoncement aux soins. Ainsi, un patient potentiel peut renoncer à des soins de santé à cause d’obstacles réels ou perçus dans l’accès aux services, ce qui peut inclure des difficultés de langue ou une expérience précédente associée à une discrimination linguistique (Andersen, 1995).

Le revenu et la scolarité se révèlent être les déterminants de la santé les plus importants chez les anglophones du Québec, ce qui est en accord avec de nombreuses études canadiennes et internationales. Toutefois, ces facteurs ne sont pas associés à un accès au système de santé au sein de cette population qui soit conforme au principe de la Loi canadienne sur la santé de « faciliter un accès raisonnable aux services de santé, sans obstacles financiers ou autres » (LCS, CHA, 1984, c. 6, art. 3). Ainsi, dans un système démontrant une équité verticale, les « besoins » en cas de mauvaise santé devraient être un facteur plus important pour la propension à obtenir des services de santé.

Ceci étant, nous avons aussi démontré que tous ne sont pas égaux dans les besoins. En effet, les Québécois anglophones qui ne parlent pas français ont moins recours aux services de santé que leurs homologues (y compris ceux qui rapportent un niveau minimal d’aptitude en français) et en dépit du fait qu’ils soient en moyenne en moins bonne santé. Cela fait écho aux conclusions de Bouchard sur les francophones en situation de minorité linguistique au Canada anglais (Bouchard et Desmeules, 2011 et 2013; Bouchardet al., 2009). En outre, les anglophones unilingues sont beaucoup plus susceptibles d’être simultanément en mauvaise santé et de n’avoir eu aucun recours aux soins. Cette même relation paradoxale entre un mauvais état de santé et une moindre utilisation des services de santé parmi les minorités linguistiques a également été constatée par Batista et ses collègues chez les immigrants francophones de pays étrangers au Canada anglais (Batista, Bouchard et Silva, 2014).

Nous soutenons que cette disparité entre anglophones unilingues et bilingues n’est pas due à des différences au niveau des facteurs environnementaux, des prédispositions ou des variations dans la disponibilité des services de santé. Chacun de ces facteurs reste constant entre les deux groupes linguistiques ou est contrôlé dans nos modèles statistiques. Ainsi, si nous interprétons ces résultats dans le contexte du modèle Andersen de l’accès aux services de santé, nous constatons que les expériences négatives dans le système de santé peuvent influencer négativement la propension à recourir de nouveau à des services de santé pour les besoins subséquents. Dans le modèle d’Andersen, cette relation s’exprime à travers l’association selon laquelle la « satisfaction des patients » affecte les comportements de santé, dont le fait de recourir aux services de santé subséquemment. De même, Leis et Bouchard affirment que « les barrières linguistiques ont un effet néfaste sur l’accès aux services de santé » avec des effets négatifs à la fois pour la qualité et pour la satisfaction vis-à-vis des soins (Leis et Bouchard, 2013, S3).

Une limitation de cette étude est l’impossibilité de distinguer les besoins non satisfaits d’un renoncement aux soins. Nous ne pouvons que noter l’existence d’une barrière, sans pouvoir la mesurer. Des études qualitatives explorant les raisons de cet écart inéquitable entre l’état de santé et l’utilisation des services de santé chez anglophones unilingues du Québec ainsi que la satisfaction parmi les patients membres de minorité linguistique selon les accommodements linguistiques offerts par les cliniques et les hôpitaux qu’ils utilisent seraient des compléments importants à notre étude.

Nous avons démontré qu’une inégalité fondée sur l’aptitude en français existe parmi les anglophones au Québec dans l’accès aux services de soins de santé, inégalité selon laquelle les anglophones unilingues sont en moins bonne santé et pourtant semblent souffrir de besoins non satisfaits et ont moins eu recours au système de soins de santé. Qui plus est, cette relation ne peut s’expliquer par le fait que ce sous-ensemble de la population du Québec cumule des facteurs de risque au niveau des déterminants sociaux et démographiques de la santé (plus faible revenu, scolarité moindre et âge plus élevé).

Il ressort de notre étude qu’une augmentation du bilinguisme chez les patients et les professionnels de santé pourrait réduire cette disparité. Heureusement, il existe des programmes qui vont dans ce sens, menés notamment par des groupes communautaires qui travaillent à combler le fossé de la langue. Toutefois, en ce qui concerne les implications pour les politiques publiques de notre étude, seules les institutions de santé ont le mandat légal et constitutionnel d’offrir des services aux patients membres d’une minorité linguistique. Cependant, comme ce mandat est subordonné à des conditions financières, matérielles et humaines, il est peu probable dans le contexte actuel d’austérité que des ressources supplémentaires soient dégagées pour le respecter. Notre étude indique sans équivoque que cela se fera aux dépens de certaines populations parmi les plus vulnérables.