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Guy Laperrière est un érudit des questions touchant aux communautés religieuses au Québec et en France. Il nous propose une synthèse, destinée à l’honnête homme, de l’histoire de ces communautés au Québec sur quatre siècles, de la Nouvelle-France jusqu’au 21e siècle.
Le livre est divisé en quatre parties : la Nouvelle-France, le 19e siècle, le premier 20e siècle et le déclin d’un système. L’auteur a tout lu : thèses, mémoires, livres et articles, souvent des monographies très pointues. Il nous trace, à travers les âges, la naissance des communautés religieuses du Québec et leur déclin. Il n’en tient pas le compte – il n’y a ni tableau de synthèse, ni graphique, ni annexe – mais on sait qu’elles sont plus de 200 à la fin du 20e siècle.
Qu’est-ce qu’une communauté religieuse catholique? C’est un regroupement d’hommes ou de femmes qui veulent vivre toute leur vie sous le même toit, ensemble dans la prière et selon une règle commune. Certains sont des laïcs, d’autres des clercs (c’est-à-dire des prêtres). Les premiers sont appelés frère ou soeur, les seconds père. En fonction de l’apostolat de chaque communauté, les religieux se consacrent à la vie active (par exemple à l’enseignement, au soin des malades ou des pauvres ou à l’évangélisation) ou bien à la vie contemplative. Le religieux a une vie différente de celle du prêtre séculier (« dans le siècle »), ce dernier vivant le plus souvent seul, à la tête d’une paroisse.
Les communautés religieuses de la Nouvelle-France étaient essentiellement missionnaires. La « conversion des sauvages » était l’apostolat tant des récollets que des jésuites, ainsi que celui des prêtres du Séminaire des missions étrangères. Les communautés de femmes se consacraient à l’enseignement des « sauvagesses » ou au soin des malades et des miséreux. Pour la plupart, elles venaient de France, sauf deux communautés de femmes fondées de ce côté de l’Atlantique : la Congrégation Notre-Dame et les Soeurs Grises. Elles comptent près de 200 religieuses en 1760.
La Conquête marque une rupture. L’administration coloniale britannique, protestante, interdit le recrutement outremer. La formation des prêtres ne se faisant qu’en métropole française, les communautés religieuses d’hommes disparaissent alors faute de recrues. Le dernier des jésuites meurt en 1800, ce qui marque l’extinction de la Compagnie de Jésus et permet le transfert à la Couronne de ses biens. À Montréal, le Séminaire de Saint-Sulpice, à la fois seigneur de l’île et curé de la paroisse Notre-Dame, survit, mais il n’est assuré de la propriété de ses biens qu’en 1840.
La Révolution française amène, par Londres pour la plupart, 42 prêtres, dont 17 sulpiciens. Les communautés religieuses de femmes ne sont pas inquiétées outre mesure, étant canadiennes. (Cette bienveillance face aux catholiques en Amérique du Nord britannique contraste avec le sort réservé aux catholiques britanniques, ce que l’auteur ne signale pas.)
L’année 1840 marque, pour l’auteur, l’entrée dans le 19e siècle. Avec l’avènement de Mgr Ignace Bourget comme deuxième évêque de Montréal débute une saga qui va impliquer les communautés religieuses. En conflit avec l’archevêque de Québec, qui est quant à lui plutôt en bons termes avec l’administration coloniale, et avec Saint-Sulpice, dont les privilèges (parmi lesquels la cure de Notre-Dame) sont une entorse à son autorité, il fonde l’Église de Montréal en partant des communautés religieuses. Ces dernières sont soit du cru, surtout pour les femmes, soit de France, parmi lesquelles des communautés de frères enseignants et des missionnaires, ainsi que, comme l’auteur le rappelle, des communautés de femmes. Le tableau est brossé avec détails : se déroule sous nos yeux un grand ballet où s’entrelacent installations de communautés venues d’ailleurs et fondations locales, essor et essaimage. Faute de pouvoir créer des paroisses, Mgr Bourget crée des « missions », dont celle des oblats, Saint-Pierre-Apôtre, dans l’est de Montréal. Les jésuites, revenus en 1840, auront leur église, le Gésù, accolée à leur collège Sainte-Marie. Ce n’est qu’au début des années 1870 que l’évêque de Montréal est autorisé à former des paroisses, dont quelques-unes sont confiées à des religieux. Ainsi se constitue dans le diocèse de Montréal un enchevêtrement de communautés de femmes et d’hommes, laïcs et clercs, dont les apostolats les plus divers vont du soulagement des misères du corps aux nécessités du salut de l’âme. Cette toile sera retissée avec la même trame et souvent le même fil dans les nouveaux évêchés issus de l’expansion de l’écoumène québécois.
Faut-il souligner, ce que l’auteur fait peu, que Mgr Ignace Bourget a eu beaucoup de concurrence venue de France, ces communautés françaises étant pour la plupart nées du renouveau catholique du début du 19e siècle et se consacrant pour plusieurs aux missions étrangères? Le Canada-Uni était alors une colonie de l’Empire britannique, anglican. Ainsi le Canada français n’avait pas autant d’attraits que les États-Unis, pays de la liberté religieuse et de la nouvelle frontière, où la moitié des évêques catholiques du début du 19e étaient français, pour la plupart issus de souche aristocratique. Et que dire de ces autres lieux de missions qu’étaient l’Asie, les Indes et l’Afrique. Des États-Unis, d’ailleurs, arrivèrent au Québec certaines communautés d’origine française qui y étaient présentes. Ainsi l’histoire du catholicisme canadien-français n’est pas seulement une réalité France-Québec. Cependant, ce qui est clair, c’est que les communautés venues d’ailleurs se sont rapidement canadianisées tant par le nombre, l’esprit et la direction, à l’instar du haut clergé catholique.
Les vents de l’histoire amèneront un deuxième contingent d’émigrés français, près de 2 000 religieux, surtout des jeunes hommes qui, pour échapper au service militaire, se sont exilés. Il est difficile pour le lecteur d’en mesurer l’influence : on les dit plus instruits, plus cultivés, par ailleurs ce sont surtout des novices, dont beaucoup sortiront de communauté et d’autres rentreront lors de la déclaration de la guerre en 1914.
La première moitié du 20e siècle a été un âge d’or pour les communautés religieuses au Québec. Malgré le regard un peu sévère de certains évêques, elles se multiplient en nombre, en effectifs et en oeuvres. Elles participent dès la fin du 19e siècle et tout au long du 20e siècle à l’effort missionnaire de l’Église catholique. Après la Seconde Guerre mondiale, elles tentent de faire autrement : on se fédère et on se fusionne.
En termes quantitatifs, le ratio de catholiques par religieux a diminué au Québec jusqu’en 1941. En somme, le nombre de religieux augmentait plus vite que la population. Tandis que le nombre absolu de religieux s’est accru jusqu’au milieu des années 1960 et puis a chuté à cause des sorties mais aussi de l’absence relative de recrues.
L’auteur ressent le besoin de traiter de façon thématique quelques scandales, qui sont autant d’entrées dans la colonne du passif : affaire des « orphelins de Duplessis », abus sexuels des religieux sur des enfants, orphelinats autochtones. Par contre, il ne traite pas du problème de la transmission du patrimoine artistique, bâti et intellectuel.
La fin marque une hésitation entre une vision crépusculaire et celle d’une nouvelle aurore. Au moment du déclin des forces vives des communautés religieuses, celles-ci ayant perdu leur superbe avec la Révolution tranquille, béatifications et canonisations des fondateurs arrivent, comme autant de récompenses presque posthumes. Par ailleurs, de nouvelles communautés religieuses aux formes différentes naissent. Elles cherchent du côté du charismatisme, ou encore d’une vie communautaire laïque et mixte, elles vont vers de nouveaux engagements.
Cet ouvrage sans grande volonté d’interprétation reprend le fonds de commerce de l’idéologie technocratique des années 1960. L’histoire est conçue comme une marche linéaire du progrès et elle est circonscrite à l’espace géopolitique du Québec. Ainsi, les communautés religieuses auraient toujours répondu, selon les propos de l’auteur, aux besoins de santé, d’éducation et de services sociaux, et il revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Pourraient-elles même être vues comme un État-providence avant la lettre? L’auteur prend la part belle de l’histoire religieuse, celle de la charité, laissant de côté celle des prises de position de l’Église catholique sur les questions politiques et nationales. Il est peu question de l’histoire de France, où le Concordat a compromis pendant un siècle le haut clergé, transformé en fonctionnaire, et enserré les communautés religieuses naissantes. Trop pris par son inventaire détaillé, l’auteur a peu traité des questions de spiritualité. Certes, il nous désigne des familles spirituelles, celles de l’esprit jésuite, franciscain ou montfortain, mais on n’en sait pas plus.
Quelques anachronismes se sont glissés dans l’exposé. Un exemple nous fait sourire, à la page 38 : les Prêtres de Saint-Sulpice se font appeler simplement « monsieur » et non père, et ce, selon l’auteur, par souci de simplicité. Or, il ne faut pas confondre le monsieur bourgeois et celui d’avant la Révolution française, comme dans Monsieur, frère du Roi. Les Prêtres de Saint-Sulpice ne s’y trompaient guère, car ils se nommèrent un temps les gentilshommes ecclésiastiques du Séminaire de Montréal, ce qui ne flaire ni la simplicité, ni la démocratie. Il faut se souvenir qu’ils se recrutèrent longtemps au sein de l’aristocratie française, et pour certains avaient bons biens au soleil. L’auteur pèche par une autre confusion, en faisant de la mission Saint-Pierre-Apôtre une paroisse, ce qu’elle deviendra bien tard à la fin du 19e siècle, seulement après la création de la paroisse irlandaise Sainte-Brigide tout à côté.
Le pas est grand entre la Nouvelle-France – colonie de la monarchie absolue française avec son Église gallicane et ses communautés religieuses (qui étaient moins) tournées vers l’évangélisation et parcourant les confins de l’Amérique du Nord – et le Québec contemporain.
Après la Conquête, l’Église d’Ancien Régime se fait agréer par la Couronne britannique comme intermédiaire entre les Canadiens et le pouvoir colonial, tout en sauvant ses biens et ses prérogatives. Au 19e siècle, la formation de l’Église-Nation au sein de l’Empire britannique se fait au moment où Mgr Bourget crée l’Église du diocèse de Montréal avec l’aide de communautés religieuses, dans sa rivalité avec Saint-Sulpice et l’archevêque de Québec. L’élan missionnaire d’hier s’est tourné vers le Canada français, comme c’est le cas en France. Après la Révolution, il fallait rechristianiser. Les communautés religieuses venues de France, souvent de récente fondation, se sont abreuvées à cette nouvelle source du catholicisme dit libéral, qui légitimait la religion comme un droit de l’homme et a pris comme figure de référence le pape plutôt que le ministre du culte local. Il incarne alors une nouvelle piété populaire, faite de catéchisme, de processions et de pèlerinages. Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que la question sociale sera l’objet des sollicitudes de l’Église. Les communautés ajoutèrent à ce moment à leurs activités les cercles, les mouvements d’action, les syndicats, la presse et les retraites.
Le fil narratif qui va de la Nouvelle-France au 21e siècle fait fi, quelque part, d’un changement de nature et de fonction de l’Église et des communautés religieuses, dans ces différentes époques qui vont de la Nouvelle-France à la Conquête, et en particulier lors de la formation du Canada français comme aire culturelle, de la création de la province de Québec au sein de la Confédération et lors de l’émergence du Québec contemporain.
Nous pourrions faire l’hypothèse que la « réponse aux besoins » au sens d’une administration centralisée connaît ses premières expressions au début du 20e siècle, au moment où bat de l’aile le rêve d’un Canada français pancanadien. L’Église catholique canadienne-française a deux piliers, la paroisse et les oeuvres, mais le deuxième est plutôt féminin et urbain. Cette Église des oeuvres, qui est celle des communautés religieuses, ne s’occupe pas seulement de charité et d’instruction, elle est aussi proche du mouvement social et national. Cet encadrement social, vu comme une sorte de proto-socialdémocratie, traversé par les idéaux professionnels et bureaucratiques naissants, et où les femmes comptent pour le double, connaît son paroxysme dans les années 1950, au moment de l’implication budgétaire massive des gouvernements provinciaux et aussi fédéral dans l’encadrement social. En 1965, les onze communautés de femmes les plus nombreuses comptent plus de 25 000 membres.
Cependant, au-delà de la question des origines de cet encadrement, il reste toujours à débattre celle de sa fin, à savoir si elle s’est effondrée sous son propre poids comme un empire aux confins trop éloignés, s’il a été balayé comme un mur vermoulu évidé de sa substance ou encore s’il a servi de base à la Révolution tranquille.
C’est un ouvrage bienvenu, car peu de synthèses sur la question existent. Cependant, il a le défaut de ses qualités : le souci aigu du détail le fait ressembler à une Flore laurentienne des communautés religieuses. Par son érudition par trop foisonnante, cet ouvrage est peut-être en porte-à-faux avec sa visée première. Celle d’être un livre pour l’honnête homme. Il a néanmoins le grand mérite de tenter de réinscrire dans la mémoire du Québec contemporain la vie des membres des communautés religieuses qui ont oeuvré pendant des siècles pour la gloire de Dieu et le salut du monde.