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L’histoire des femmes, au Québec comme ailleurs, a pris son envol dans la foulée des mouvements féministes des années 1970. Marqués par une volonté d’émancipation et de liberté, et plus largement par la recherche de justice et d’équité pour les femmes confrontées à la discrimination sexuelle érigée en système, ces mouvements de masse aux multiples enjeux ont alors cherché, à travers l’Histoire, reconnaissance et légitimité leur permettant d’affirmer de nouvelles solidarités. Il s’agissait de révolutionner le monde pour permettre aux femmes de vivre pleinement, sans devoir surmonter maints obstacles et contraintes du fait de leur sexe, mais aussi de faire reconnaître leurs valeurs et modes de vie au sein même de l’organisation sociale. La première synthèse des recherches, celle du Collectif Clio (Micheline Dumont, Michèle Jean, Marie Lavigne et Jennifer Stoddart) est parue en 1982 et a été reprise et augmentée en 1992.
Dans Brève histoire des femmes au Québec, l’historienne Denyse Baillargeon fait un état des lieux vingt ans plus tard. Si le récit qu’elle offre est largement redevable aux efforts pionniers du Collectif Clio, qui ont littéralement donné naissance à l’histoire des femmes au Québec – adoption d’une perspective féministe, recours à une périodisation et à des thématiques appropriées, révision des notions et des interprétations historiques usuelles, etc. –, il contribue cependant indéniablement à renouveler le sujet. Cette mise à jour des connaissances arrive à point nommé, puisqu’elle nourrit les récents débats, notamment la question de l’égalité des hommes et des femmes présentée comme une valeur fondamentale dans la société québécoise et instrumentalisée dans le cadre des « accommodements raisonnables » destinés à attirer et à retenir une population immigrante. Elle éclaire en les renouvelant les thèmes centraux que sont la démographie, l’éducation, le travail salarié et domestique, la religion, les droits et les rapports entre les femmes et l’État et l’action sociale et politique des femmes, y compris les mouvements féministes. La synthèse en huit chapitres, de facture chronologique, s’étend de l’époque coloniale française – surtout depuis la venue des Filles du roi à partir de 1663 – à l’annonce des États généraux du féminisme pour 2013. L’histoire des femmes s’y inscrit, de plus, dans le cadre de l’organisation sociétale, en particulier celle du développement du capitalisme.
La plus grande force de l’ouvrage de Denyse Baillargeon est d’offrir une vision cohérente, rigoureuse et bien documentée des Québécoises en examinant leur histoire sous trois angles essentiels : le développement économique (capitalisme commercial puis industriel, société néolibérale), l’action sociale et politique des femmes (mise en place de services, luttes et revendications) et l’incontournable question de l’identité (dimension religieuse et vision des rôles sociaux de sexe, surtout celui de mère) qui servent ici de fils conducteurs au récit. La révision de l’histoire des femmes reprend en outre des clefs d’interprétation largement utilisées depuis deux décennies, en particulier celle de genre (gender) et celle de l’articulation des sphères de vie publique et privée, pour souligner l’interdépendance entre les activités des femmes et des hommes et le caractère systémique des rapports sociaux de sexe. Les chapitres portant sur la période contemporaine sont les plus novateurs. Le dernier chapitre, plus actuel, traite des principaux enjeux de l’heure. La conclusion reprend les lignes de force de l’ouvrage en soulignant que les femmes, bien qu’elles fassent partie d’une organisation sociétale qui leur a assigné des rôles et places parfois étroitement définis, ont su trouver des manières d’agir en fonction de leurs propres intérêts. Le grand chambardement, si l’on peut dire, serait venu du nouvel ordre sociosexuel amené par la révolution industrielle, bouleversant toute l’organisation économique et sociale, rejetant à la marge les productions familiales des femmes tout en les discriminant sur le marché du travail salarié et en les excluant de l’arène politique, de l’éducation supérieure, des professions prestigieuses et de la propriété. Le mouvement féministe aurait été la réponse à cet ordre des choses, s’appuyant sur une longue tradition d’engagement social des femmes, à l’origine de quantité d’oeuvres et de services au bénéfice de leurs concitoyens, en particulier des mères et des enfants vulnérables.
L’oeuvre de synthèse, si nécessaire, a pourtant ses limites. Parmi les choix visant à restreindre l’investigation, quelques-uns introduisent des biais regrettables dans l’interprétation : le fait de reprendre les limites actuelles du territoire du Québec, s’agissant des 17e et 18e siècles, l’accent vraiment disproportionné mis sur la période contemporaine et le large recours au cas montréalais dans l’explication générale, un cas pourtant atypique de l’ensemble québécois. Si de tels biais reflètent en partie la production scientifique, ils contribuent à laisser dans l’ombre des enjeux coloniaux dont les effets persistent aujourd’hui, en particulier pour les femmes autochtones, et à sous-estimer les périodes préindustrielles, alors que s’imposent des modèles dont l’héritage subsiste sur les plans juridique, institutionnel et économique, en particulier un développement régional ne prenant que peu en compte les réalités des femmes. L’expérience des Québécoises, présentée sous le faisceau des rôles et places occupés dans la société, laisse encore dans l’ombre l’expérience vécue, celle de terrain en quelque sorte, dont témoignent les femmes elles-mêmes lorsqu’elles ont laissé des traces. La vision plutôt universitaire qu’offre cet ouvrage de synthèse de l’histoire des femmes tend à minimiser le caractère politique des stratégies de lutte et de contestation sociale, en particulier lorsqu’elles sont attribuées à l’idéologie « maternaliste » qui aurait dominé la scène au tournant du 20e siècle. Enfin, le choix d’une écriture savante, bien qu’il s’agisse d’une « brève histoire », est susceptible de rebuter un lectorat non initié aux conceptions et interprétations scientifiques courantes.
En dépit de ces choix qui en limitent la portée, cette Brève histoire des femmes au Québec constitue une lecture instructive et même fascinante. L’ouvrage de Denyse Baillargeon réussit à nous convaincre que l’histoire des femmes est indispensable à la compréhension du passé, une vérité trop souvent ignorée dans la production scientifique, comme le soulignait encore tout récemment l’historienne Micheline Dumont (2013) dans son ouvrage Pas d’histoire, les femmes ! Il s’agit assurément d’un ouvrage incontournable sur le sujet.
Parties annexes
Bibliographie
- Dumont, Micheline, 2013 Pas d’histoire, les femmes ! : réflexions d’une historienne indignée, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 219 p.