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Cette anthologie ne rassemble pas l’ensemble des textes conservés du père Georges-Henri Lévesque mais en présente une sélection assez diversifiée pour apprécier l’étendue et l’unité de son oeuvre intellectuelle et institutionnelle. Simard et Allard ont retenu quantité de discours, de conférences et d’allocutions, mais ils ont exclu les conférences et les articles seulement en anglais, les notes de cours, et les textes portant sur la vie dominicaine. Leur anthologie poursuit l’objectif de présenter Georges-Henri Lévesque comme un précurseur incontournable de la Révolution tranquille : le théologien thomiste, le fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et l’intellectuel controversé y jouissent de plus de visibilité et d’attention que le professeur.
Le premier texte du recueil remonte à 1933, moment où le frais diplômé en sciences sociales rentre d’Europe et demande aux jeunes intellectuels canadiens-français « qu’ils soient un », dans une triple mission de préciser l’idéal commun de la nation, de le faire aimer du peuple, et d’agir en vue de sa réalisation. Cet appel à l’unité, dans la poursuite d’un idéal du bien commun à préciser par le dialogue et dans l’action, traverse la majorité des textes réunis. Bien que la plupart datent des décennies qui précèdent la Révolution tranquille, on trouve quelques écrits de Lévesque postérieurs au retour de sa mission d’organisation de l’Université nationale du Rwanda (1963-1971). Dans certains d’entre eux, Lévesque actualise des positions qui s’y révèlent plus conservatrices qu’elles ne pouvaient l’apparaître sous Duplessis. En 1975, l’adversaire de l’autoritarisme clérico-politique et défenseur d’une liberté qui vient de Dieu se déclare maintenant inquiet devant les « abus de liberté » des Québécois « en manque d’autorité ». Les moeurs sexuelles qui rendent la fécondité insuffisante au renouvellement du groupe ethnique, la dégradation du français (âme de la nation et esprit de sa culture) et la négligence de l’enseignement de l’histoire (savoir vital pour l’enracinement de la conscience nationale) l’inquiètent comme nouvelles menaces internes à la survie de la nation. L’année suivante, son malaise devant le réductionnisme historique véhiculé par les expressions Révolution tranquille et Grande Noirceur l’amène à raconter sa participation aux débats relatifs à l’orientation de l’ACJC, où il opposait à Groulx le voeu d’une séparation des associations d’action catholique ou nationaliste pour remédier à la confusion de leur finalité. Une allocution de 1979 affiche par ailleurs son espérance exaspérée dans la promotion du renouvellement du fédéralisme. Lévesque y dit son « horreur » d’un nouveau fanatisme autour du particularisme social québécois, et il en rend ses concitoyens anglophones en partie responsables parce qu’ils n’acceptent pas encore de reconnaître le fait français au Canada et l’égalité de deux nations.
Il est regrettable que les lecteurs de cette anthologie doivent se passer d’une chronologie, d’une bibliographie et de notes introductives pour situer chacune de ses pièces entre quelques repères contextuels. Simard et Allard ont choisi d’orienter la découverte des textes en répartissant ces derniers sous quatre rubriques : sciences sociales, théologie sociale, solidarités sociales et politiques sociales. Le lecteur dont la docilité est plus forte que la curiosité traverse ainsi l’évolution de quatre figures de Georges-Henri Lévesque : le doyen pourfendeur de la « spécialisation outrée » et des fanatismes, qui veut former des intellectuels au regard « large », « profond » et « haut », ayant le courage et la persévérance nécessaires pour travailler comme des hommes libres ; le prêtre combattant l’individualisme en enseignant le sens social, le civisme et la collaboration rédemptrice à l’oeuvre créatrice de Dieu par le travail ; le fondateur du Conseil supérieur de la coopération du Québec, engagé dans la promotion d’une économie dont la finalité est le mieux-être des consommateurs qui doivent s’élever en sagesse, en puissance et en générosité ; puis enfin l’intellectuel patriote et cosmopolite, qui valorise la tradition dans une visée progressiste, en incitant par exemple les Canadiens français à développer une culture vivante, ouverte et forte, et en les appelant à rechercher dans leur passé les leçons utiles à l’anticipation des changements que « l’avenir qu’ils veulent » leur commande. Sous la plume de chacun, le style du prêcheur demeure limpide et inspirant.
L’introduction de Simard et Allard reconnaît bien la complexité de la pensée de Lévesque dont ils n’explorent pas tous les thèmes traités dans l’anthologie. La section consacrée à sa théologie souligne notamment que le prêtre y élabore une conception de l’homme structurant et légitimant sa sociologie; et que le sociologue considère sa science positive comme un précieux adjuvant à la conversion vers Dieu. Simard et Allard citent aussi le père Lévesque affirmant que Dieu est « le plus grand sociologue ». En quoi consiste cette vocation du sociologue, qu’il soit Dieu en particulier ou l’auxiliaire d’une pastorale ? En caractérisant la « personnalité académique » de l’« École de Laval » par la formation de compétences professionnelles, l’engagement social, la non-confessionnalisation des sciences sociales, la démocratisation de l’enseignement universitaire et la promotion de l’idée coopératiste, Simard et Allard ne considèrent pas cette question cruciale pour comprendre la signification de sa fondation. La préface de Rocher insiste pour ajouter à leur présentation thématique de Georges-Henri Lévesque qu’il doit être représenté comme le témoin (personne qui affirme une croyance ou atteste une vérité par ses déclarations, ses actes, son existence) d’un mode exigeant de réflexion sur la société liant les recherches empiriques à une pensée normative et morale inspirée de la théologie thomiste.
L’examen des déclarations de Lévesque sur ce que doit être ou faire le sociologue et la compréhension des notions employées pour l’exprimer exigent une lecture qui traverse les sections thématiques de l’anthologie. Outre que la sociologie positive doit être indépendante de toute doctrine morale pour produire la connaissance qui accroît l’efficacité technique du service social et le réalisme de la recherche des fins et des normes de l’activité sociale par la philosophie sociale, « avoir l’esprit assez large pour saisir toute la société, pour comprendre toute la vie sociale, pour embrasser tout l’ordre social » peut aussi servir la culture du « sens social » par lequel le chrétien digne de ce nom « porte dans sa tête et dans son coeur, bien plus que sa pauvre personnalité, bien plus que sa famille, que sa patrie même, l’humanité » (p. 245 et 246). Une volonté droite et forte doit de plus avoir pour atteindre la magnanimité des grandes âmes, selon le prêtre, une « largeur » du regard dans la compréhension des problèmes qui manque aux fanatiques et aux partisans, une « profondeur » dans la connaissance des événements du présent en vue d’en étudier les virtualités, et une « hauteur » d’esprit s’élevant vers une vision du bien commun. L’éducation à l’intelligence du sens social et l’éducation à l’intelligence du civisme s’ajoutent selon nous à la liste des traits de personnalité de l’École de Lévesque, et comme une contribution à l’oeuvre créatrice de Dieu spécifiquement attendue des sociologues par leur doyen.
Pour ce qui est de la vertu du Dieu « plus grand des sociologues » selon l’initiateur d’une sociologie non confessionnelle, la citation qui l’évoque est extraite d’une phrase (p. 238) qui affirme que la doctrine sociale chrétienne vient de Dieu, et où Sa grandeur supérieure en sociologie implique la plus grande sagesse de cette doctrine dans la connaissance des hommes et des sociétés. Il faut noter que dans le texte « Action catholique et éducation sociale » où se trouve cette phrase, la doctrine sociale chrétienne en question, aussi dite « sociologie chrétienne », ne s’arrête pas aux enseignements pontificaux d’inspiration divine : elle vient aussi de l’Église ouverte à un apostolat auxiliaire des laïcs ; elle s’adapte à « des cas que les laïcs savent mieux comprendre et traiter que les prêtres » (p. 237), et elle remonte vers Dieu parce que, « pour elle, le bien commun temporel n’est qu’une participation du bien commun divin, en même temps qu’un pas vers lui » (p. 238). Dans leur présentation de la non-confessionnalisation des sciences sociales de Laval, Simard et Allard voient une contradiction entre une déclaration que la sociologie positive n’est pas plus catholique que les mathématiques et les allusions antérieures du père Lévesque à une sociologie catholique ou chrétienne. Or, si cette « sociologie chrétienne » est en fait la connaissance des hommes et des sociétés propre à l’éducation de l’homme lorsqu’elle s’inscrit dans une doctrine spirituelle appelée à s’élever plus en hauteur vers Dieu, une non-confessionnalisation des sciences sociales de Laval ne signifierait pas encore pour Lévesque « la nécessité de séculariser l’enseignement des sciences sociales au sein même d’une université catholique », comme l’affirment Simard et Allard (p. 52). Il en irait des sciences sociales comme des coopératives non confessionnelles souhaitées par le même homme : par souci d’ouverture et de liberté, ceux qui y coopèrent devraient s’abstenir de manifester la particularité d’une foi, mais cette prudence ne signifierait pas la soustraction de leur activité à des principes chrétiens ou catholiques qui orientent leur action vers Dieu. Le doyen qui insiste sur la distinction des cours positifs et normatifs de son École déclare aussi qu’il estime important d’informer tout son programme d’étude de la substance et de l’esprit de la doctrine sociale de l’Église, et que ses « professeurs veulent se considérer non seulement comme des instructeurs mais aussi et surtout comme des éducateurs »
C’est d’ailleurs pour accomplir ce rôle que tous les jours cinq ou six d’entre eux, qui sont prêtres, dont le doyen, passent tous leurs après-midis à la faculté afin d’aider les étudiants, qui viennent très assidûment leur demander non seulement des directives intellectuelles, mais aussi des conseils moraux.
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Une liberté de pensée opposée à l’exclusivité des points de vue et sous l’autorité d’une morale sociale d’inspiration catholique est peut-être finalement le principal trait de la personnalité de l’École de Laval qui, dès le départ, se laisse mal caractériser par une unité de doctrine ou par une unité de méthode auxquelles on reconnaît généralement les écoles qui produisent des maîtres et des disciples.
Espérons avec Rocher qu’une meilleure connaissance de ce penseur du 20e siècle puisse lui assurer une présence dans le 21e siècle. Repère pour la réflexion sur les fondements et les orientations de l’action sociale, lire ou relire Georges-Henri Lévesque peut être une source d’inspiration dans la période d’inquiétudes que traverse actuellement la société québécoise. La Révolution tranquille redevient ces derniers temps l’objet d’une idéalisation, mais cette fois pour situer les problèmes appréhendés d’un Québec endetté et vieillissant dans un tableau de ce qu’il pourrait perdre, ou dans des promesses de répétition du mythe d’une soudaine révolution. Contre le culte d’un passé idéalisé, Georges-Henri Lévesque nous invite plutôt à la pratique d’une science sociale engagée dans l’anticipation d’un avenir réalisable que l’on devrait communément vouloir.