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Pourquoi rééditer intégralement La Gazette littéraire de Montréal, le premier périodique de langue française à paraître au pays ? Composé de quatre pages sur deux colonnes, en format in-quarto, ce petit journal paraît pendant seulement un an, du 3 juin 1778 au 2 juin 1779, avant d’être suspendu. Quel intérêt peut avoir un contenu journalistique axé essentiellement sur de vieilles querelles littéraires que se livrent une petite poignée d’hommes de lettres montréalais du 18e siècle ? Tout d’abord, ce « papier périodique » hebdomadaire demeure un des textes fondateurs des lettres québécoises. C’est également le premier journal à subir la censure des autorités politiques de l’époque. Pendant la période mouvementée qui suit la guerre pour l’Indépendance américaine, La Gazette est perçue comme une menace pour l’ordre public, en raison des sympathies de deux immigrants français (l’imprimeur, Fleury Mesplet, et le rédacteur, Valentin Jautard) pour la cause américaine. L’intérêt pour ce genre de publication est donc double : d’une part, il possède une valeur documentaire et historique incontestable, puisque les textes du journal renferment des échanges entre les animateurs et les autorités politiques et religieuses au sujet de la liberté de la presse ; d’autre part, il fait preuve d’une valeur littéraire tout aussi significative, car les « morceaux variés de littérature » qui y sont reproduits diffusent les écrits des philosophes et les idées des Lumières au pays. Le journal ne contient pas beaucoup de « nouvelles » comme telles, mais la littérature qui s’y trouve sert à créer une tribune d’idées et à promouvoir un phénomène nouveau à Montréal, le journalisme littéraire.
Plus de deux cent trente années après sa parution initiale, une réédition intégrale des cinquante-deux livraisons du journal paraît aux Presses de l’Université Laval, dans la collection « L’archive littéraire au Québec ». Cette collection s’intéresse au statut de l’archive et aux sources de la littérature et de la critique québécoises. Une telle initiative du groupe de recherche sur « L’archéologie du littéraire au Québec » (ALAQ), dirigé par Bernard Andrès, s’inscrit parfaitement dans le sillage d’une autre publication, une anthologie, intitulée Conquête des lettres au Québec : 1759-1799, parue en 2007.
Cette édition commentée de La Gazette littéraire de Montréal, 1778-1779, présentée par Nova Doyon, possède un imposant appareil critique. Au cours d’une introduction substantielle de quatre-vingts pages, madame Doyon parcourt l’historiographie de ce journal philosophique et encyclopédique et évoque le contexte sociopolitique et culturel montréalais des années sombres qui suivent la Révolution américaine. Elle s’attarde ensuite à décrire son fonctionnement : l’usage répandu des pseudonymes, les modalités d’échanges entre les auteurs, les multiples identités de Valentin Jautard, mieux connu comme le « Spectateur tranquille », le recours à la fiction, les grands débats au sein du journal, son voltairianisme, enfin, la censure du périodique et l’emprisonnement des animateurs.
À la suite des 574 textes qui composent l’ensemble du journal s’ajoute une longue série de notes explicatives par Jacques Cotnam, avec la collaboration de Pierre Hébert. Ces deux érudits rédigent des notes de type encyclopédique (plus de 2 000 au total) qui identifient les textes cités, ainsi que les noms et les principales fonctions de personnes mentionnées. Ils corrigent ou complètent des citations et ils traduisent les extraits grecs ou latins qui émaillent les textes. En somme, ces notes et commentaires, d’une rare érudition, ont sans doute exigé une patience de bénédictin. Ils ajoutent cependant une dimension supplémentaire au texte, une « lecture critique » des faits et gestes rapportés dans le journal. On peut déplorer que notre collègue Cotnam soit décédé juste avant la publication de cet ouvrage, lui qui avait consacré des heures, pour ne pas dire des semaines et des mois, de patientes recherches à préparer ces notes.
La Gazette littéraire de Montréal (1778-1779), cette petite feuille d’apparence anodine, composée et imprimée sur les premières « presses à bras » au pays, bénéficie donc d’un deuxième souffle dans cette nouvelle édition commentée. Grâce aux travaux de ces chercheurs qui se penchent sur la période des origines de notre histoire culturelle et intellectuelle, d’autres lecteurs auront l’occasion de découvrir non seulement le premier journal littéraire au pays, mais également le contexte sociopolitique qui l’a vu naître. Il est à souhaiter que d’autres initiatives de ce genre voient le jour, à commencer par une toute nouvelle Histoire littéraire des Canadiens au 18e siècle, actuellement sous presse.