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En abordant La bataille du livre (1960-2000), troisième et dernier volume de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXesiècle par Jacques Michon et ses collaborateurs, tous ne pressentiront pas à quel point son titre résonne juste et fort tout au long de l’ouvrage. En effet, après La naissance de l’éditeur (1900-1939) et Le temps des éditeurs (1940-1959), où la question centrale de l’éditeur épousait celle de la capacité d’assumer la production d’une littérature, c’est au tour du livre en tant que bien de consommation d’être l’enjeu concret d’un ensemble complexe de facteurs d’abord économiques, ensuite politiques dans un paysage qui se transforme à grande vitesse dans la seconde moitié du 20e siècle, et qui porte le nom inéluctable de marché.
Cette transformation s’inscrit de plus dans un contexte historique de démocratisation et de laïcisation de la culture qui agit sur la mutation du pouvoir symbolique du livre, plus que jamais vecteur idéologique. Or, l’essor de la production littéraire québécoise pendant la Révolution tranquille se manifeste alors que le marché du livre est accaparé par des libraires grossistes (Beauchemin, Granger Frères, Garneau) qui ont mainmise sur l’importation de livres étrangers et la vente aux institutions scolaires. Une crise éclate lorsque des éditeurs et distributeurs européens s’implantent directement au Québec, avec un modèle économique différent, à savoir des contrats de distribution exclusive entre éditeur et distributeur. Ce modèle, qui permet aux maisons d’édition de bénéficier « d’un service spécialisé mieux organisé et plus efficace, assorti de stratégies commerciales destinées à augmenter l’offre de livres au grand public » (p. 342), s’est définitivement imposé à partir des années 1980, bien que pensé dès 1963, dans le cadre de la Commission d’enquête Bouchard sur le commerce du livre dans la province de Québec.
Les maisons d’édition prolifèrent pendant les années 1970 et 1980, non sans difficultés pour certaines qui, même expérimentées (Beauchemin, Fides, HMH, Cercle du livre de France), sont contraintes à des remaniements administratifs majeurs ; une tendance nette à la conglomération s’affirme alors. Ainsi, le rachat au début des années 1990 par la Société générale d’impression, de distribution et d’édition (Sogides) d’un bon nombre de maisons d’édition indépendantes marque « une première étape dans la concentration des entreprises d’édition au Québec » (p. 79). Sogides sera elle-même acquise par Quebecor Media en 2005, incontestablement la plus grande entreprise de communications au Québec.
Les librairies non plus n’échappent pas aux stratégies d’expansion : le cas de Renaud-Bray, sauvé in extremis de la faillite par l’intervention du Fonds de solidarité de la FTQ, pour ensuite fusionner avec Garneau et acquérir Champigny, en constitue l’exemple le plus connu.
Mais cette histoire récente de l’édition littéraire ne se résume pas qu’aux tractations et défis économiques, comme en font foi les nombreux parcours éditoriaux détaillés dans l’ouvrage et qui révèlent des visions novatrices, directement liées à la définition identitaire qui participe de cette période. Des histoires passionnantes et méconnues, dont celles d’Alain Stanké, Jacques Hébert, Victor-Lévy Beaulieu et autres, sont exhaustivement reconstituées à la faveur de dépouillements minutieux d’archives – parfois jusqu’aux minutes d’entreprises – et de nombreuses entrevues menées par différents chercheurs du dynamique Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRELQ) de l’Université de Sherbrooke. Des chapitres tout aussi fouillés sur la littérature jeunesse, l’édition anglophone, la poésie et la paralittérature complètent l’ouvrage.
Ce volet final de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle clôture avec brio une trilogie essentielle sur un aspect riche et complexe de la vie littéraire québécoise dans une perspective de sociologie de la culture où s’entremêlent de nombreux réseaux d’affaires dont la mise en parallèle avec les réseaux littéraires convie à une faste histoire culturelle marquée comme jamais auparavant par le sceau économique.