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Toujours, et partout, l’humour tourne en dérision le côté (trop) sérieux de la vie collective. Ce fut le politique au 19e siècle, puis l’économique au 20e, et la consommation de nos jours... Mais non ! La mise à distance que procure le regard comique s’engloutit au contraire dans la logique marchande, les comiques de métier n’osant trop s’aliéner d’éventuels commanditaires ; ils se sont faits consensuels, de peur de choquer un groupe social ou l’autre, leur sacro-sainte « part de marché ». Et l’on voit chaque année, en juillet, les hordes d’amuseurs publics de tout acabit converger vers Montréal, pour participer au plus grand événement planétaire d’humour, cette lucrative entreprise de production qu’est le Festival Juste pour rire. Au Québec, le tiers de tous les spectacles annuellement présentés donnent dans l’humour ; c’est dire si l’industrie se porte bien.
Dans son livre, Aird montre que l’humour politique, au sens d’intellectualisation du comique, s’est nourri tant aux traditions populaires (carnaval et charivari) qu’aux traditions orales (contes et légendes). Au fil des époques, se suivent les grandes figures-types d’humoristes : le polémiste, le monologuiste, puis le stand up comique ; tous ne présentent pas la même charge sociale, ni une égale subversion politique, loin s’en faut. Mais cela accentue d’autant la répartie assassine, celle qui va d’Émile Coderre (Jean Narrache) aux Zapartistes, en passant par Gratien Gélinas (Fridolin) auquel Aird consacre tout un chapitre, pour notre grand plaisir. Le tableau, à première vue exhaustif, comprend quelques francs-tireurs – les O. Asselin, J. Fournier, J.-C. Harvey ; flirte avec le tragicomique – Deschamps ou Clémence ; mais ne célèbre la fête proprement langagière qu’avec Sol, et son crépitement de calembours.
L’ouvrage est émaillé d’extraits de monologues, et de récits drolatiques qui permettent de saisir couleur et style de l’auteur cité. Il perd cependant son aiguillon avec la période contemporaine, où la société se fait globalement humoristique : il ne remarque pas qu’en devenant industrie le rire s’étrangle, que la professionnalisation du comique laisse peu de place à l’humour intelligent, celui qui table sur les mots d’esprit, et stimule le cortex, au lieu de l’anesthésier. Aird ne voit pas non plus la normalisation qu’entraîne la commercialisation du rire, ni le formatage des monologuistes produits chaque année par l’École nationale de l’humour.
Finalement, cet ouvrage n’est ni vraiment drôle (n’enseigne-t-on pas à l’ÉNH, qu’une chute trop bien expliquée fait atterrir la blague si mollement qu’elle n’en est plus une ?), ni assez critique, vu l’étendue de l’empire du rire sur nos sociétés. L’historien avait sans doute à coeur de ménager « clientèle » de futurs clowns, et publics consommateurs de demain...