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Depuis quelques années, le rétablissement se présente, au Québec et ailleurs (dans le monde anglo-saxon ?), comme orientation à privilégier dans l’organisation des services et les pratiques d’intervention dans le champ de la « santé mentale ». Pour le lecteur non initié, et de manière abusivement succincte au vu de l’abondante littérature sur ce thème, le rétablissement est le plus récent avatar de la désinstitutionnalisation psychiatrique. Le rétablissement se veut une approche, une philosophie, un programme, une politique, une pratique s’adressant aux personnes psychiatrisées et aux divers intervenants, professionnels ou non, qui les côtoient dans les milieux communautaires, hospitaliers ou administratifs. Parmi les principes du rétablissement – soutien dans la communauté, autonomisation de l’individu, empowerment, participation citoyenne, etc., etc., – l’habitation est, sans jeu de mots, la pierre angulaire.
Et pour cause, l’habitation, au sens générique du terme, signifiant ce lieu d’intimité vitale, ce chez-soi où l’on pose la tête pour prendre pied dans la vie et la société. Cela vaut pour tout le monde, les personnes ayant des diagnostics psychiatriques comprises. Conjuguées à la pauvreté parfois extrême des personnes psychiatrisées, déjà fragilisées sur les plans personnel et social, la faiblesse, voire l’inexistence, de politiques de logement social, le manque d’habitats abordables, flexibles ou adaptés à des situations spéciales les ont trop souvent plongées dans des taudis, quand ce n’est la rue, et dans l’isolement pathogène de la mise à l’écart sociale.
L’ouvrage présenté ici discute précisément de l’habitation comme élément incontournable de toute politique et pratique du rétablissement. Il s’agit d’actes d’un colloque tenu en 2008 réunissant chercheurs, intervenants et usagers des milieux de la santé mentale ou communautaires, ou encore des services municipaux au Québec, en Ontario, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les communications présentées dans ce volume rendent compte d’expériences, projets et défis, d’échecs et réussites, parfois bien différents les uns des autres, mais pas toujours.
Les réalités des personnes souffrant de troubles mentaux sont bien différentes, c’est une évidence. Elles sont plus ou moins « autonomes » ou « dépendantes », plus ou moins à l’aise dans l’organisation de la quotidienneté et de la vie « en société ». Et surtout, pour la plupart, elles viv(ot)ent de l’aide sociale, ce qui réduit radicalement les choix sur le « marché » de l’habitation. Les contributions à ce volume témoignent de perspectives différentes concernant le type d’habitation et le degré ou la nature du « soutien dans la communauté », différences liées au contexte politique, social et économique dans lequel évolue chaque participant. Néanmoins, le lecteur non spécialisé retiendra que l’habitation, dans la perspective d’une politique du rétablissement, signifie autant les foyers de groupes avec intervenants sur place et les foyers d’accueil en milieu familial, que les appartements supervisés, les appartements subventionnés, les HLM ou les coopératives.
Dans certains contextes, comme l’Ontario par exemple, des ententes financières sont établies avec des propriétaires de logements désignés qui permettent à un individu de maintenir son appartement entre périodes d’hospitalisation. En Angleterre, Shulamit Ramon note que la fermeture des hôpitaux psychiatriques a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir de Mme Thatcher et le début des politiques néolibérales qui effectuaient des coupes à blanc dans les services publics : santé, services sociaux, transports en commun, éducation – et le public housing. Des coopératives (coops) ont été créées par les municipalités pour pallier les coupures des logements publics. En Angleterre, on exige des coops qu’elles aient un quota pour des personnes ayant des incapacités de divers ordres. On vise ainsi une mixité de la population et on favorise les projets collectifs – jardins communautaires, aide aux travaux scolaires, sorties culturelles, visites médicales, etc. De manière inattendue pour les intervenants des programmes de rétablissement, ces coops se sont avérées une voie plus intéressante que les foyers de groupes qui avaient tendance à devenir de mini-institutions, ou encore les foyers d’accueil en milieu familial jugés trop « paternalistes ». De plus, et à titre expérimental, on forme d’ex-usagers des services psychiatriques pour offrir, moyennant salaire, le « soutien dans la communauté » qu’implique une politique de rétablissement. Ce soutien est destiné aussi à la communauté car, comme partout, on doit faire face au phénomène du NIMBY – not in my back yard.
À souligner aussi l’expérience menée à Sherbrooke, sous la direction de Paul Morin et ses collègues, qui s’inspire très explicitement de Trieste, berceau de la fermeture asilaire en Italie et depuis longtemps source d’inspiration pour bien des projets au Québec et ailleurs. En travaillant avec les autorités municipales, ont été identifiés des « micro-territoires » où l’on trouve des habitations à prix modique, mais aussi des organismes communautaires oeuvrant auprès de jeunes, de personnes âgées, de familles, parmi d’autres groupes. L’idée, si j’ai bien compris la trop courte contribution de Paul Morin, est d’assurer non seulement l’habitation mais aussi l’ouverture des divers milieux aux personnes ayant des troubles mentaux sévères.
De toute évidence, la question de l’habitation dans la perspective du rétablissement ne peut faire l’économie d’une collaboration étroite avec les autorités municipales et les groupes communautaires impliqués dans le logement social, parmi d’autres. D’où l’appel, dans les politiques de santé mentale et chez les intervenants, au travail « intersectoriel ». Comme le soutiennent Kirk et Di Leo, l’habitation (housing) est un droit humain de base ; ce n’est ni un privilège ni une récompense pour compliance au traitement psychiatrique.
Au terme de cette lecture, une préoccupation demeure, trop rapidement évoquée par Morin, et restée largement sans réponse. La question de l’habitation dans la cité pour les personnes psychiatrisées braque en effet le projecteur sur le rapport de l’institution psychiatrique contemporaine à la société civile. Par institution psychiatrique on entend dispositif, à la manière de Michel Foucault, qui comprend professions (au pluriel), hôpitaux, milieu scientifique, industrie pharmaceutique, administration, politique… Mais le dispositif peut aussi comprendre « le communautaire » lorsque celui-ci est instrumentalisé pour servir de relais de l’hôpital dans la « communauté » ou le « milieu naturel ». Bref, l’hôpital sans murs, ou presque, sinon un lieu pour recevoir la crise.
Au-delà de la perspective du rétablissement, l’habitation dans la cité pour les personnes psychiatrisées est, aujourd’hui comme hier, tributaire du degré d’ouverture ou de fermeture à « l’anormal », à la différence, à l’altérité dans la culture ambiante et la société plus largement. Car c’est là que se décident la place et le traitement qui leur seront réservés, et la psychiatrie n’en est qu’un acteur, plus puissant que la plupart, certes. La perspective du rétablissement n’est pas, en soi ou à priori, un rempart contre une logique de l’exclusion. À l’ère de la neurobiologie et de la bio-psychiatrie, le rétablissement risque d’en n’être que la traduction concrète sur les plans de l’administration des services et de l’organisation du travail (des divers intervenants). L’habitation dans la cité pour les personnes psychiatrisées transcende les plans de traitement et les typologies résidentielles. Elle est question de justice sociale ; en ce sens, elle est éminemment politique et doit faire partie du débat public. La crainte que doit nous inspirer la dureté de nos politiques sociales envers les individus et groupes les plus vulnérables serait de voir l’habitation, en l’occurrence pour les personnes psychiatrisées, réduite à une question qui concerne d’abord ou prioritairement le dispositif psychiatrique. Ce serait alors perpétuer les processus d’exclusion et de marginalisation qui traversent 1’histoire de la psychiatrie, mais cette fois au coeur même de la cité. D’où l’importance, voire la nécessité, des organismes de défense des droits et libertés et les pratiques qui réinventent les institutions sociales.
Dernière remarque sur la facture de cet ouvrage. Réunissant des intervenants anglophones et francophones, le colloque à son origine s’est déroulé dans les deux langues, avec traduction simultanée. Les directeurs ont choisi de maintenir cette dualité linguistique dans la publication des Actes. C’est un choix qui se défend. En revanche, la lecture de l’ouvrage est alourdie par les nombreux textes, dans l’une ou l’autre langue, qui ne semblent pas avoir subi les révisions qu’exige le passage du dit à l’écrit, ni non plus les révisions linguistiques qui s’imposaient. L’argumentation de l’ouvrage en souffre et, par conséquent, son pouvoir de conviction.