En préface à l’ouvrage de Florian Michel, John T. McGreevy se désole de l’absence de belles et nombreuses analyses comparatives dans le champ des études religieuses, surtout en ce qui concerne l’histoire de l’Église catholique, une institution dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne suit guère dans son développement les frontières des États-nations. Bien que cette lacune soit en train d’être comblée, des travaux récents s’efforçant de replacer les débats locaux dans le cadre plus large d’une Église à la fois internationale et centralisée, il demeure que la parution d’un livre comme celui de Florian Michel ne peut laisser les chercheurs québécois indifférents. Elle offre la chance de prolonger certaines réflexions historiques, à peine entamées jusqu’à maintenant, sur la dynamique institutionnelle et idéologique qui a en quelque sorte conditionné la réception des idées et des attitudes qui ne cessaient, de l’ultramontanisme au personnalisme, de renouveler la conception de la foi et du rôle du chrétien en société. Florian Michel a choisi pour fil conducteur de son récit l’accueil fait au thomisme gilsonien et, surtout, maritainien au Canada et aux États-Unis à un moment où l’étoile de la France n’avait pas encore définitivement pâli dans les cercles religieux d’outre-mer. Au Québec, en particulier, la mère-patrie, même meurtrie par la guerre, continuait d’incarner un génie pour ainsi dire insurpassable, que les écrivains et les savants de gauche comme de droite ne cessaient de saluer et louanger lors des banquets et dans les journaux. La présence de nombreux intellectuels français au Québec ajoutait à cette influence par des rencontres directes et des échanges personnels et conduisait à de profondes remises en question. C’est ainsi que le Québec philosophique a été inscrit dans une toile qui s’étendait de Chicago à Louvain, en passant par Paris, Toronto et Montréal, réseau qui reposait, disons-le, sur une confiance un peu naïve dans les promesses d’un thomisme renouvelé pour combattre les erreurs et errements d’une civilisation matérialiste. Témoignant de son passage au département de philosophie de l’Université Notre Dame dans les années cinquante, Ralph McInerny se rappelait la confiance tranquille qui animait encore à ce moment les chercheurs thomistes : Florian Michel a choisi de centrer principalement son enquête sur Jacques Maritain, bien qu’il n’occulte pas complètement d’autres penseurs européens ayant contribué au renouvellement des études thomistes en Amérique du Nord (terme géographique qui exclut ici, par souci de simplicité, le Mexique), comme Étienne Gilson et Marie-Dominique Chenu. C’est que Maritain n’est pas un penseur comme les autres, et moins encore au Québec qu’ailleurs. « Le Canada français, presque tout entier, vit de Maritain. » (Lesage, 1963, p. 142.) Au début des années soixante, 11 des 97 intellectuels canadiens-français, sondés à l’occasion d’une enquête sur les cinq auteurs les ayant le plus influencés, avaient répondu Maritain, un nombre supérieur à ceux qui avaient répondu Freud (7), Albert Camus (9) ou même saint Thomas d’Aquin (6) (Lesage, 1963). Le Québec ne faisait pas exception dans le paysage catholique : ailleurs, la « seconde vague thomiste » qui emportait artistes, écrivains et intellectuels, qu’ils fussent laïcs ou religieux, pouvait aussi se « résumer » au nom de Maritain. Cette influence de Maritain au Québec était directement conditionnée par la reconnaissance du thomisme comme doctrine officielle de l’Église, reconnaissance ponctuée d’admonestations fréquentes, dont l’encyclique pontificale Aeterni Patris (1879), les vingt-quatre thèses (1914) et le motu proprio de Pie X (29 juin 1914), ainsi que – tardive mais sans équivoque – l’encyclique Humani generis (1950). Dans une société où l’enseignement universitaire francophone à Québec, Montréal et Ottawa était entièrement sous contrôle ecclésial, l’Aquinate est …
Parties annexes
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