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En préface à l’ouvrage de Florian Michel, John T. McGreevy se désole de l’absence de belles et nombreuses analyses comparatives dans le champ des études religieuses, surtout en ce qui concerne l’histoire de l’Église catholique, une institution dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne suit guère dans son développement les frontières des États-nations. Bien que cette lacune soit en train d’être comblée, des travaux récents s’efforçant de replacer les débats locaux dans le cadre plus large d’une Église à la fois internationale et centralisée[1], il demeure que la parution d’un livre comme celui de Florian Michel ne peut laisser les chercheurs québécois indifférents. Elle offre la chance de prolonger certaines réflexions historiques, à peine entamées jusqu’à maintenant, sur la dynamique institutionnelle et idéologique qui a en quelque sorte conditionné la réception des idées et des attitudes qui ne cessaient, de l’ultramontanisme au personnalisme, de renouveler la conception de la foi et du rôle du chrétien en société.
Florian Michel a choisi pour fil conducteur de son récit l’accueil fait au thomisme gilsonien et, surtout, maritainien au Canada et aux États-Unis à un moment où l’étoile de la France n’avait pas encore définitivement pâli dans les cercles religieux d’outre-mer. Au Québec, en particulier, la mère-patrie, même meurtrie par la guerre, continuait d’incarner un génie pour ainsi dire insurpassable, que les écrivains et les savants de gauche comme de droite ne cessaient de saluer et louanger lors des banquets et dans les journaux. La présence de nombreux intellectuels français au Québec ajoutait à cette influence par des rencontres directes et des échanges personnels et conduisait à de profondes remises en question. C’est ainsi que le Québec philosophique a été inscrit dans une toile qui s’étendait de Chicago à Louvain, en passant par Paris, Toronto et Montréal, réseau qui reposait, disons-le, sur une confiance un peu naïve dans les promesses d’un thomisme renouvelé pour combattre les erreurs et errements d’une civilisation matérialiste. Témoignant de son passage au département de philosophie de l’Université Notre Dame dans les années cinquante, Ralph McInerny se rappelait la confiance tranquille qui animait encore à ce moment les chercheurs thomistes :
Quand je suis arrivé à Notre Dame, dans le département de philosophie en 1955, l’élément dominant était un thomisme transmis par des auteurs tels que Maritain, Gilson, De Koninck. Mes nouveaux collègues avaient été formés à Toronto, Laval, Louvain, l’université catholique de Washington, ou l’une des universités romaines. […] C’étaient encore les beaux jours de l’Église préconciliaire ; et il y avait cette confiance exubérante que, sous la conduite d’Aeterni Patris de Léon XIII, une nouvelle synthèse permettrait l’élaboration d’une culture catholique moderne. Sur la base de ce thomisme partagé, le département s’intéressait à la phénoménologie, à la philosophie analytique, à la philosophie des sciences, à la philosophie américaine – non pas pour rejoindre tous ces mouvements contemporains et conflictuels, mais pour fondre ensemble le meilleur du nouveau dans l’ancien. Sans surprise, Jacques Maritain servait de symbole commun pour nos efforts.
McInerny, cité par Michel, 2010, p. 442.
Florian Michel a choisi de centrer principalement son enquête sur Jacques Maritain, bien qu’il n’occulte pas complètement d’autres penseurs européens ayant contribué au renouvellement des études thomistes en Amérique du Nord (terme géographique qui exclut ici, par souci de simplicité, le Mexique), comme Étienne Gilson et Marie-Dominique Chenu. C’est que Maritain n’est pas un penseur comme les autres, et moins encore au Québec qu’ailleurs. « Le Canada français, presque tout entier, vit de Maritain. » (Lesage, 1963, p. 142.) Au début des années soixante, 11 des 97 intellectuels canadiens-français, sondés à l’occasion d’une enquête sur les cinq auteurs les ayant le plus influencés, avaient répondu Maritain, un nombre supérieur à ceux qui avaient répondu Freud (7), Albert Camus (9) ou même saint Thomas d’Aquin (6) (Lesage, 1963)[2]. Le Québec ne faisait pas exception dans le paysage catholique : ailleurs, la « seconde vague thomiste » qui emportait artistes, écrivains et intellectuels, qu’ils fussent laïcs ou religieux, pouvait aussi se « résumer » au nom de Maritain[3].
Cette influence de Maritain au Québec était directement conditionnée par la reconnaissance du thomisme comme doctrine officielle de l’Église, reconnaissance ponctuée d’admonestations fréquentes, dont l’encyclique pontificale Aeterni Patris (1879), les vingt-quatre thèses (1914) et le motu proprio de Pie X (29 juin 1914), ainsi que – tardive mais sans équivoque – l’encyclique Humani generis (1950). Dans une société où l’enseignement universitaire francophone à Québec, Montréal et Ottawa était entièrement sous contrôle ecclésial, l’Aquinate est automatiquement devenu le maître à penser des départements de philosophie. « Dans le contexte des universités, la philosophie enseignée est soumise aux normes de la constitution Deus Scientiarum Dominus [1931] qui propose comme cadre le thomisme. C’est donc la doctrine de saint Thomas qui apparaît au coeur de la structure des programmes officiels. Il n’est pas, en conséquence, exagéré d’identifier la philosophie au Canada français comme étant d’inspiration thomiste » (Blanchard, 1961, p. 197). Le libre déploiement de la réflexion critique fut ainsi remplacé par un magistère plutôt dogmatique et exclusiviste dont on ne cessera, épisodiquement, de faire la critique, sans que cela y change grand-chose[4]. En 1962, un sondage mené auprès des membres de langue française de l’Association philosophique du Canada révélait que 82 % d’entre eux se déclaraient thomistes, 9 % existentialistes chrétiens, 5 % aristotéliciens, 2 % augustiniens et 2 % hétérodoxes. « À quel pays, se demande Florian Michel, à quelle région le Québec de ce premier 20e siècle est-il comparable ? » (P. 200.) La question méritait d’être posée[5].
Si donc Jacques Maritain a occupé une place centrale dans l’enseignement de la philosophie québécoise, c’est à cause de l’ascendant du Docteur Angélique[6]. Cela explique que, au Québec, les disciples de l’écrivain français aient partagé une sorte d’esprit de famille éthique et idéologique – ce qui n’empêchait pas à l’occasion certaines divergences de vues. Parmi ceux dont on sait qu’ils se réclamaient assez de Maritain au début de la décennie soixante pour le placer au panthéon des auteurs les ayant le plus marqués au cours de leur formation intellectuelle, citons le père Jacques Cousineau (professeur de relations industrielles à l’Université de Montréal), Vianney Décarie (professeur à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal), Bertrand Rioux (professeur de philosophie à l’Université de Montréal), Jean-Charles Falardeau (professeur de sociologie à l’Université Laval), l’abbé Gérard Dion (professeur au Département des relations industrielles de l’Université Laval), l’abbé Louis O’Neill (professeur de philosophie sociale à l’Université Laval), Guy Sylvestre (directeur associé à la bibliothèque du parlement fédéral), Jean Le Moyne (journaliste) et Robert Élie (conseiller culturel à la Délégation générale du Québec à Paris).
La date de naissance moyenne de ce groupe est 1916, avec un faible écart-type. Il s’agit bien là de la génération de La Relève, placée dès l’article liminaire du premier numéro de mars 1934 sous le signe de « la primauté du spirituel ». « La référence à Jacques Maritain, dès le point de départ [de la fondation de la revue], est une sorte de Manifeste. » (Falardeau, 1965, p. 126.) Mais il n’y avait pas que l’élite intellectuelle et bourgeoise montréalaise à s’intéresser à l’auteur d’Humanisme intégral. Hélène Boily (1998) a montré comment la lecture des écrits de Maritain a pu servir de déclencheur pour les peintres québécois des années vingt. Moi-même, dans un chapitre intitulé « La sociologie de Laval : la révolution néothomiste » de L’engagement sociologique, j’ai tâché de comprendre le renversement opéré par « l’École de Laval » en revenant « au renouveau thomiste, préparé par des philosophes comme Étienne Gilson ou Jacques Maritain ». « C’est en partie de l’intérieur de la philosophie thomiste, écrivais-je, de ce thomisme renouvelé, mâtiné d’un bergsonisme alors à la mode, qu’est venue l’impulsion de pratiquer désormais une science positive, empirique, de plus en plus détachée, dans sa pratique effective, des considérations métaphysiques. » (Warren, 2003, p. 314-315.) Plus généralement, on peut dire que c’est ce courant qui, sous la forme plus commune du personnalisme chrétien, a opéré au Canada français la réconciliation de la religion catholique et de la « modernité » dans une sorte de « compromis sociétal » (Meunier et Warren, 2002).
La « Citadelle de Québec »
Afin de ne pas se perdre dans le labyrinthe de l’histoire complexe de la réception du maritainisme en Amérique du Nord, Florian Michel a procédé à deux choix méthodologiques. En premier lieu, il a décidé d’articuler chacun des chapitres de son livre autour d’une institution d’enseignement et de recherche – soit, dans l’ordre, l’Institut pontifical d’études médiévales de Toronto (rattaché à l’Université de Toronto), l’Institut d’études médiévales (fondé à Ottawa, puis transféré à l’Université de Montréal), l’Université Laval, l’Université de Chicago, l’Université Notre Dame et l’Université Princeton. Cette présentation peut poser problème dans la mesure où non seulement la pensée thomiste transite à l’époque par d’autres lieux (arts, médias, culture populaire, etc.), mais dans la mesure aussi où cette pensée est, à cette époque, structurée institutionnellement et philosophiquement par une opposition entre les centres de diffusion de la pensée chrétienne (par exemple, l’École sociale populaire ou les Semaines sociales) dominés par les jésuites et les établissements d’enseignement supérieur davantage investis par les dominicains.
Ensuite, l’analyse de Florian Michel emprunte principalement (mais non exclusivement) le chemin des correspondances entre les membres d’un réseau toujours étendu et parfois conflictuel qui s’étend de part et d’autre de l’océan Atlantique. Ce matériau exceptionnel, reconnaissons-le, n’avait pas été assez exploité par le passé. À elles seules, les archives de Kolbsheim, de Notre Dame et de Princeton conservent plus de cinq mille missives de Maritain envoyées à des correspondants américains. Mais si les lettres entre amis, collègues ou adversaires philosophiques, pleines de riches digressions, de mots d’esprit, de tournures sarcastiques, d’intuitions neuves, de doutes et de confidences, permettent de brosser un portrait singulièrement vivant de la pénétration du courant maritainien en Amérique du Nord, il reste qu’il aurait été intéressant de faire vivre les personnages en dehors de cette existence de papier. Par exemple, c’est sans doute parce que les lettres de Maritain sont muettes à ce sujet que Florian Michel n’évoque pas l’accueil glacial qui fut fait au philosophe français lors de ses conférences publiques à Québec[7].
Ces choix méthodologiques se justifient parfaitement. Il ne s’agit pas de reprocher ici à l’auteur de n’avoir pas fait ce que nous aurions voulu qu’il fasse, mais simplement de souligner que son approche l’a naturellement conduit à reprendre quelques-uns des clichés de la Grande Noirceur. Cherchant à saisir dans un raccourci l’essence de la chrétienté québécoise, l’auteur n’hésite pas à énumérer les traits suivants : « Intégralisme catholique ; omniprésence cléricale dans la Belle Province sur un modèle sacral, médiéval, populaire et campagnard ; forte identité franco-catholique, qui fut aussi le substrat d’un nationalisme exacerbé, qui entretint l’idée d’une « destinée manifeste » à la québécoise et qui renforça la forte singularité de ce coin oriental du continent américain, anglo-saxon et protestant dans l’âme » (p. 195). Outre le fait que le continent américain, voire le continent nord-américain (qui inclut le Mexique) soit en vérité plus catholique que protestant, et au moins aussi latin, celte et teuton qu’anglo-saxon, on s’étonnera, pour qui n’a pas le nez plongé dans l’introduction à LaGrève de l’amiante, à la description de la « Belle Province » comme un lieu quadrillé par une présence cléricale « intégraliste » et réactionnaire.
L’explication tient sans doute à la lunette d’approche utilisée par Florian Michel. Dans les départements de philosophie, et dans les correspondances de Maritain, c’est bien ce qu’il voit. Beaucoup plus que les pères Louis-Marie Régis, Marcel-Marie Desmarais ou Ceslas Forest, c’est le laïc Charles de Koninck qui se retrouve au centre de son analyse du renouveau thomiste au Canada français. Or, Charles de Koninck ne joue pas dans le récit de Florian Michel un beau rôle. Avec son compagnon Jacques de Monléon (revenu tous les ans enseigner à Québec de 1934 à 1973, exception faite des années de guerre), de Koninck s’est opposé de manière virulente aux thèses maritainiennes et écrivit même Primauté du bien commun (1943) avec l’intention de renverser « la vague personnaliste » devenue « tellement violente et écoeurante qu’il fallait une protestation » (p. 225). Le problème, c’est que ce livre ne citait nommément personne et prêtait flanc, de ce fait, aux accusations les plus floues. Sommé de s’expliquer lors d’un passage à l’Université Notre Dame, de Koninck se défilera et offrira les alibis les plus vaseux, osant affirmer sans sourciller ne pas connaître les thèses personnalistes de la revue Esprit, ni l’oeuvre de Maritain, qu’il n’avait pas, prétendait-il, le temps de lire (p. 236) ! Cette position intransigeante finira par le brouiller avec plusieurs personnes.
Pour comprendre cette opposition farouche de Monléon et de Koninck à Maritain, opposition ayant alimenté une querelle internationale pendant cinq ans (1942-1947), on peut citer d’abord une antipathie personnelle. La correspondance entre les deux amis refléterait un « antimaritainisme manifeste, profond, épidermique, croissant et fort peu philosophique » (p. 213). Ces derniers reprochaient à Maritain ses mondanités et ses vanités intellectuelles, se désolant qu’il ne soit plus ce professeur discret, obscur, qui dissertait naguère en petits groupes sur les fondements de la science moderne ou les arcanes de la philosophie médiévale. « Il déraille de plus en plus, confiait Monléon à de Koninck en 1938, et tombe maintenant dans la vulgarité et la confusion : il écrit dans les canards, touche devant tout le monde et dans des conférences publiques les sujets les plus difficiles et les plus réservés. Il entraîne à sa suite une multitude d’esprits. La situation intellectuelle est ici dans le dernier dessous. » (p. 214.)
Ce qui n’aidait pas, sans doute, c’est que Maritain s’était détaché, durant la guerre d’Espagne, des partisans de la « guerre sainte », et s’était concurremment rapproché du clan des démocrates et des socialistes, ce qui constituait un péché difficilement pardonnable aux yeux de maints catholiques, surtout que la France, vers laquelle se tournaient les yeux de nombreux intellectuels québécois, se vautrait au même moment dans le pétainisme. Ce qui avait pu plaire au public québécois dans l’oeuvre de Maritain dans les années vingt était remplacé par des thèses hardies et polémiques qui rebutaient de plus en plus l’intelligentsia. Des amis de Charles de Koninck s’inquiétaient de ce que le personnalisme, « véritable hérésie, […] plus dangereuse que le communisme lui-même[8] », avait définitivement perverti les esprits du jeune clergé canadien. Ils trouvaient des alliés en France, entre autres du côté des frères Clément, Marcel et André, deux ultramontains attardés qui dirigeaient alors la revue Itinéraires, refuge des catholiques traditionalistes – la même qui publiait des textes de de Koninck et qui fera paraître un numéro hommage à sa mort. Marcel Clément était cet individu d’extrême droite qui avait enseigné la sociologie à l’Université Laval avant d’en être expulsé pour avoir tenu des propos incendiaires sur la Faculté des sciences sociales, l’accusant d’être très largement infiltrée par des positivistes, des matérialistes et des athées.
Maritain était le premier confondu par l’interprétation obtuse défendue par les « sectaires de Québec ». « Pendant que le monde agonise et que M. Sartre propose aux intellectuels l’existentialisme du néant, écrivait Maritain à Gilson en 1945, les intégristes de Québec vont sans doute jeter dans les presbytères du nouveau continent le cri d’alarme contre le néolibéralisme, le néo-individualisme et, comme disent nos bons amis du Tablet, le néopélagianisme qui menacent la sainte Église » (p. 193). Cette impression d’intégrisme était confirmée par le souvenir du père Thomas Heath : « Durant mes études de troisième cycle à la Catholic University of Washington, se rappelait-il en 1965, le nom de Charles de Koninck était souvent prononcé, mais toujours avec quelques appréhensions. […] Le nom de Charles de Koninck s’identifia pour moi à toutes les forces de réaction et d’intransigeance qui existaient non seulement dans les cercles thomistes, mais plus largement dans la pensée de l’Église » (p. 193). Les maritainiens s’inquiétaient par conséquent de l’influence que de Koninck pourrait éventuellement acquérir à travers l’action de ses élèves. Dans une lettre à Maritain écrite en 1946, Yves Simon parlait d’un jeune père de la Congrégation de Sainte-Croix qui, après un séjour à Laval, était devenu un individu insupportablement insolent et pédant. « L’assurance de pion avec laquelle il a récité la leçon apprise à Laval, et que je savais déjà par coeur, car les élèves de de Koninck récitent tous la même leçon, avec la même assurance de pion. » Simon finissait sa lettre en affirmant n’avoir pas « l’intention de [se] laisser empoisonner » (p. 383).
Cette présentation par Florian Michel de la querelle entre de Koninck et les maritainiens a suscité une réponse musclée de la part d’un professeur de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, réponse publiée – where else ? – dans les pages du Laval théologique et philosophique. Lionel Ponton (1930-2008) avait déjà fait part par le passé de ses désaccords avec un Jacques Maritain qui, selon lui, aurait commis l’erreur impardonnable de dévoyer le « thomisme originel et authentique » dans le personnalisme d’Emmanuel Mounier, ce qui aurait eu pour résultat de hisser la personne, devenue souveraine et solitaire, au-dessus de la famille, de l’État et de l’Église. Dans le compte rendu lapidaire et tendancieux de la thèse de doctorat de Florian Michel, il en rajoutait, présentant le maritainisme comme un mouvement flirtant avec le « communisme totalitaire », c’est-à-dire comme un véritable fléau dont « l’expansion inquiétante » devait « sans tarder être dénoncée » (Ponton, 2008, p. 562-565). Plus pertinent pour le propos de cette note critique, il reprochait à Florian Michel d’avoir collé de trop près à l’interprétation proposée par Maritain et ses collaborateurs (qui faisait de la querelle entre de Koninck et eux une affaire avant tout affective et personnelle). Il considérait en particulier comme « outrancière » la volonté d’un Yves Simon de « forcer » le philosophe de Québec à « expliquer la décision qu’il avait prise au for de sa conscience, pour des raisons multiples qu’il ne pouvait rendre publiques, de ne pas mentionner le nom de Jacques Maritain dans son essai contre les personnalistes ». En effet, justifiait Ponton, qu’importait donc de nommer Maritain en toutes lettres dans un texte qui semblait bien le prendre pour cible, du moment où l’on avait correctement réfuté « l’erreur pernicieuse » dont il était l’auteur ? Selon Ponton, il ne fallait pas répondre à cette posture prudentielle par la colère, et certainement pas par la lettre « horrible » de Maritain à Yves Simon (30 décembre 1945) dans laquelle le philosophe français se serait laissé aller au « dénigrement », voire à la « diffamation ».
Une citadelle fragile
Devant une telle réaction épidermique d’un ancien collègue et ami de de Koninck, on ne peut que sourire et imaginer le sectarisme qui devait régner autour de de Koninck dans les années cinquante... Elle confirme de loin la conclusion de Florian Michel selon laquelle la ville de Québec, prisonnière de son intransigeance doctrinale, n’a pas pu représenter un foyer dynamique de rayonnement thomiste (p. 278). Je ne conteste pas que, dans ce contexte précis, telle est bien l’image qui se dégage des sources. Je me contenterai de trouver dommage que Florian Michel ne se soit pas souvenu du caractère hétérogène de l’Église catholique dans son chapitre « Québec citadelle ». Il aurait ainsi évité d’écrire que « heureux et rares sont ceux qui vont désormais échapper aux oukases thomistes de l’école de Laval. À Québec, on est sûr de détenir la vérité de saint Thomas » (p. 228). En réalité, à Québec même, les querelles sont constantes entre des groupes politiques et philosophiques rivaux. Car alors que Florian Michel est prompt à chercher des liens directs entre la querelle suscitée par de Koninck et les campagnes du même genre menées au Brésil et au Chili (p. 241), ou encore en France (p. 244), il ne pense pas à regarder plus à fond ce qui se passait au Québec même, où de Koninck servait en partie de caution à un clergé conservateur rendu craintif par les visées de plus en plus audacieuses du clergé progressiste.
Signe que l’Église catholique ne forme pas un monde uniforme, les disputes entre les différents ordres québécois furent nombreuses et musclées tout au long du 20e siècle, quoique leur caractère privé ait pu préserver l’impression, aux yeux des observateurs extérieurs, d’une Église homogène. Ces querelles furent multipliées par le débat autour de la renaissance thomiste, qui correspond à une période de réflexion et d’approfondissement théologiques qui atteint son apogée au moment du Concile de Vatican II (Routhier, 2000). Petit à petit, de nouveaux courants s’imposaient aux esprits québécois, jusqu’à renverser une scolastique sclérosée et exsangue. Comme en France et en Belgique, où les catholiques furent nombreux à connaître leur chemin de Damas (Laudouze, 1989 ; Meunier, 2007), des Québécois en vinrent à répudier le vieil enseignement thomiste et embrasser la renaissance philosophique défendue par Maritain, ce qui les conduisit à adopter des positions plus « libérales » aussi bien dans le domaine philosophique ou théologique que politique.
Le père Georges-Henri Lévesque peut ici servir d’exemple[9]. En 1930, il correspondait avec le chanoine Lionel Groulx, souscrivait à un programme de chrétienté et ne se gênait pas pour prononcer des conférences en faveur du corporatisme. Ses contacts fréquents avec les intellectuels européens les plus renommés de son ordre vont grandement l’aider à s’extraire du milieu traditionaliste dans lequel il avait d’abord baigné. Au couvent d’études de la province dominicaine de France, le fameux Saulchoir, où il a séjourné lors de ses études à l’étranger de 1930 à 1932, il a fréquenté un milieu bouillonnant, qui comptait une foule de gens qui se retrouveront plus tard autour des revues Vie intellectuelle, Vie spirituelle, Sept et Témoignage chrétien. Il lisait les livres de Maritain, rencontrait Mounier à Paris, tant et si bien que le père Lévesque finit par devenir un des plus importants acteurs de l’aggiornamento ayant mené aux réformes de la Révolution tranquille. Or, le père Lévesque fut jusqu’en 1955 le doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, ce qui indique bien que la « citadelle » de « l’École de Laval » n’était pas aussi solide et inexpugnable que le laisse entendre Florian Michel dans son livre.
Le legs de Maritain
En conclusion, il est possible de soulever la question de l’acculturation du maritainisme au contact de la culture universitaire québécoise. N’était-il pas fatal que, tout comme en Amérique du Sud, où Maritain est devenu pour ainsi dire un « modèle malgré lui » (Compagnon, 2003)[10], la présentation académique de la pensée de Maritain « s’enquébécoise » ? Les analyses de Florian Michel nous permettent de réaliser que le Maritain qui a été accueilli et apprécié dans le milieu philosophique du Québec était bien davantage l’auteur des traités de logique et d’épistémologie, celui de Distinguer pour unir, ou les degrés du savoir (1932), ou encore l’auteur d’essais très critiques de la modernité, celui d’Antimoderne (1922) et de Trois réformateurs (1925), que le savant orienté vers la réconciliation du catholicisme et de la démocratie. Dans une étude des théologiens québécois, Pierre Partikian et Louis Rousseau ont montré que « Maritain a exercé le plus clair de son influence au Québec dans les années trente, et cela au niveau des premières études théologiques ». « À ce titre on peut donc dire que c’est le néo-scolastique plutôt que le penseur politique qui aura touché les théologiens québécois puisque son influence est à peine mentionnée après la guerre et aux étapes plus personnalisées de la carrière théologique » (Partikian et Rousseau, 1977, p. 122-123). Une telle conclusion est valable mutatis mutandis pour l’enseignement de la philosophie au Québec. Le « Maritain québécois » du milieu philosophique paraît un auteur beaucoup plus scolastique, quand encore il est enseigné, que le « Maritain québécois » des cercles littéraires, artistiques ou politiques.
D’autre part, on peut se demander l’influence réelle de Maritain sur le développement de la société québécoise. Il y a toujours le risque, dans le genre de recherche mené par Florian Michel, de magnifier le sujet d’étude. Ce dernier échappe élégamment à ce piège, remarquant comment Étienne Gilson lui-même, l’un des représentants les plus distingués de la philosophie thomiste en Amérique du Nord, n’aura que peu intégré les cercles anglo-saxons. Il note que, sur les cent-cinquante noms d’hommes de lettres et d’Église, de philosophes et de scientifiques que Gilson cite dans ses mémoires, à peine trois sont des Américains contemporains (un certain Bush, Alfred Whitehead et Bertrand Russell), évoqués d’ailleurs tous les trois à l’occasion d’anecdotes au fond très peu philosophiques (p. 120). Mortimer Adler, qui est à peu près le seul exemple d’un philosophe non catholique ayant contracté une véritable dette à l’égard du thomisme en général, et de Jacques Maritain en particulier, se convertira au christianisme quelques années plus tard. En bref, le gilsonisme et le maritainisme n’auront pas su gagner les foules en dehors des cercles catholiques de stricte obédience.
La conclusion est un peu différente dans le cas du Québec car le groupe francophone tout entier était pour ainsi dire catholique. En outre, il importe de se rappeler que l’accès aux professions libérales, comme la médecine ou le droit, et plus largement l’obtention du baccalauréat, exigeait jusque dans les années cinquante l’étude de la philosophie, et incidemment du thomisme, durant deux ans. On aurait pu donc supposer que l’influence de Gilson et de Maritain serait assez puissante dans la province. Mais pas plus qu’ailleurs, cet enseignement ne sut s’émanciper de son moment générationnel et de sa matrice catholique. Le maritainisme et le gilsonisme ne furent guère des références discutées et crédibles que pour les philosophes canadiens-français de l’entre-deux-guerres. Déjà, dans les années cinquante, ces courants étaient des héritages dont on cherchait à se débarrasser dans les facultés de philosophie. Le « moment thomiste » nord-américain, qui s’ouvre en 1926, sous sa forme gilsonienne, avec la fondation de l’Institut d’études médiévales, se clôt vers 1960, avec le déclin définitif des études thomistes, la référence à Thomas d’Aquin « s’évanouissant », au moins chez les étudiants, avant même l’ouverture du Concile Vatican II (Partikian et Rousseau, 1977), entraînant avec elle la lecture de l’oeuvre de Maritain. Qui aujourd’hui se souvient de l’auteur d’Humanisme intégral en dehors des membres de cercles très restreints ? Qui parmi eux aborde ses travaux comme autre chose que des curiosités et des reliques historiques ?
Avec finesse et érudition, Florian Michel nous livre le portrait de cette page d’histoire oubliée. Il nous fait revivre des débats ayant passionné pendant de nombreuses années des savants alors réputés. Ce faisant, La pensée catholique en Amérique du Nord, ouvrage dont on ne saurait surestimer les aspects stimulants et originaux, offre des pistes importantes pour la recherche sur l’Église catholique au Québec. On doit espérer que l’auteur poursuive sur cette voie qu’il a su si intelligemment tracer.
Parties annexes
Notes
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[1]
Au Québec, mentionnons seulement les travaux de Stéphanie Auger, Gérard Fabre, Matteo Sanfilippo et Roberto Perrin. Pour un excellent cadre général, lire Colonomos (2000).
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[2]
Sur l’enseignement de la philosophie au Québec au 20e siècle, voir Lamonde (1972 et 1979), Godinet al. (1976). Pour le 19e siècle, voir Thibault (1972).
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[3]
Dans ce texte, à l’instar de Philippe Chenaux, nous distinguons une première vague thomiste (le néothomisme de la scolastique proprement dit) de la fin du 19e siècle et du début du siècle suivant, et une seconde vague thomiste (appelée ici « renouveau thomiste ») dont Maritain et consorts sont les figures de proue. Sur cette période de l’histoire du catholicisme, voir Fouilloux (1998).
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[4]
Déjà, les Journées thomistes organisées à Ottawa en juin 1935 constataient l’abus des catéchistes et des manuels, l’absence de contact avec les textes originaux et les sources, l’excès de formalisme qui caractérisaient alors l’enseignement du thomisme. Journées thomistes. I. Essais et bilans, Ottawa, Collège dominicain, 1935. Sur la critique du thomisme au Québec.
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[5]
La situation est semblable en théologie, l’influence de Thomas d’Aquin n’ayant cessé de croître à partir de 1920, avec une accélération sous le pontificat de Pie XII (1939-1958). Voir Partikian et Rousseau (1977). Le chevauchement de la philosophie et de la théologie éclaire la présence du Docteur Angélique dans les deux disciplines, le titre des revues de l’époque illustrant la faible autonomie du champ philosophique à cette époque: Cahiers de théologie et philosophie, Sciences ecclésiastiques, Laval théologique et philosophique.
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[6]
« Notre thomisme s’est naturellement situé en dépendance de celui de Rome, de France et de Belgique. Nos professeurs se sont formés principalement à l’Université Angélique de Rome. L’influence du P. Garrigou-Lagrange, o. p., et celle de Jacques Maritain ont été longtemps prédominantes. Cependant, avec Gilson, l’École du Saulchoir et l’Institut médiéval de Montréal, un autre courant d’influence est apparu. » (Langlois, 1958, p. 96)
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[7]
Signe de la méconnaissance de l’historiographie québécoise la plus récente sur le passage de Maritain au Québec, Florian Michel néglige l’imposante (plus de cent-vingt-cinq pages) bibliographie commentée d’Yvan Lamonde et Cécile Facal (2007). De plus, quand il écrit que « la bibliographie sur l’Institut d’études médiévales proprement dit est plutôt mince », c’est dans l’ignorance des travaux de Marc Potter et d’Yves Gingras (2006) sur le sujet.
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[8]
Lettre de Marcel De Corte à Charles de Koninck, 12 juin 1947, cité p. 232.
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[9]
Mais on aurait pu aussi analyser la carrière de François Hertel, comme l’a fait Marie Martin-Hubbard (2005).
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[10]
Lire aussi Charles Andras et Bernard Hubert (1996) en ce qui concerne l’Europe même.
Bibliographie
- Andras, Charles et Bernard Hubert (dirs), 1996 Jacques Maritain en Europe : La réception de sa pensée, Paris, Beauchesne.
- Bastien, Hermas, 1936 L’enseignement de la philosophie au Canada français, Montréal, Éditions Albert Lévesque.
- Blanchard, Yvon, 1961 « Situation de la philosophie au Canada français », Recherches et débats, n° 36, p. 197.
- Boily, Hélène, 1998 Entre la raison et l’expérience pour une approche des fondements intellectuels de la pensée artistique au Québec dans les années vingt, thèse, Université du Québec à Montréal.
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