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L’importance du rapport au territoire dans la construction de la culture québécoise a maintes fois été soulignée. Le plus souvent, le traitement de ce rapport met en tension sédentarité et mobilité. Cet ouvrage, dirigé par Laurier Turgeon, ne fait pas exception. Issu d’un colloque tenu en 2004 au Musée de la civilisation de Québec, en lien avec la préparation d’une exposition permanente, « Territoires », ce recueil de textes évoque les sédentarités et les mobilités fondatrices de la territorialité québécoise, tout en valorisant davantage les deuxièmes.
Dès la préface, Marie-Charlotte De Koninck donne le ton en soulignant qu’« une partie des réflexions du colloque a permis de démasquer des conceptions d’un autre âge, comme le stéréotype de l’enracinement » (p. 2). François Walter critique ensuite la « métaphore botanique » de l’enracinement, alors que Luc Bureau rappelle les thèses territoriales réductrices de l’éthologie pour ensuite explorer ce que disent des paysages du Québec, et surtout de son fleuve et de sa forêt, les écrivains et les penseurs étrangers. David Karel fait un peu le même exercice au sujet de la peinture des paysages dont il montre qu’elle fut longtemps l’oeuvre de l’« autre » au Québec.
Trois textes portent ensuite sur des processus plus spécifiquement sociaux de construction de la territorialité québécoise. Andrée Fortin montre comment « l’ouverture du pays » met en cause, tout aussi bien, l’exploration du continent, le défrichage, l’arrivée en ville, la suburbanisation et l’appropriation d’Internet. Il s’agit là de mouvements à macro-échelle mais qui s’appuient sur les micro-mobilités de la vie quotidienne à diverses époques. Bruno Jean aborde la question de la place de la ruralité dans la construction de l’identité québécoise. Il évoque une angoisse collective liée à l’immensité et aux faibles densités : la hantise de l’occupation du territoire. Il montre comment, au Québec, le rural et l’urbain s’interpénètrent : « à l’échelle d’une vie, pour un nombre croissant de personnes, l’identité rurale ou urbaine se brouille » (p. 101). Il rappelle que les ruraux québécois ont été très mobiles, un constat que Christian Morissonneau pousse plus loin en ce qui concerne les fronts pionniers des régions de colonisation, un constat tout à l’opposé de l’image de sédentarité qui se dégage, par exemple, de l’historiographie au sujet de la campagne française. Un domaine où l’interpénétration, quelque peu postmoderne, du rural et de l’urbain atteint une matérialité corporelle saisissante est celui de la consommation par les urbains des produits fins du terroir, ceux qui échappent à la filière industrielle. Laurier Turgeon montre comment le rapport plus direct entre le producteur et le consommateur fait en sorte que l’acte de manger participe à l’appropriation territoriale en empruntant, par exemple, la « route des saveurs ».
Les derniers chapitres du livre abordent des territoires particuliers. Célia Forget décrit une forme de territorialité nomade, celle des full-time RVers (RV : recreational vehicule) qui sillonnent l’Amérique. Pour eux, la route devient le territoire. Comme Jack Kérouac, ils cherchent l’aventure mais ils le font maintenant dans des lieux moins marginaux, les stationnements des Wal-Mart par exemple. Daniel Arsenault traite du rapport des Premières Nations à leurs territoires ancestraux qu’il voit comme une pièce en trois actes : la période paléohistorique, l’époque historique de la sédentarisation forcée, l’époque actuelle des terres promises par de nouveaux traités tels que la « Paix des Braves ». Étienne Rivard montre comment les Métis du Québec ne peuvent pas ne pas transgresser les frontières ethniques et incitent, en conséquence, à repenser les relations entre autochtones et non-autochtones. Simon Harel aborde aussi la question du métissage en relation avec la migration, plus spécifiquement la littérature migrante. Les lieux de ses pérégrinations habitent l’imaginaire de l’écrivain migrant, ce qui fait de celui-ci « un passeur et un sujet incarné » (p. 202).
En conclusion, Henri Dorion note l’importance accordée dans le recueil au caractère mouvant du territoire. Il s’étonne du peu de place donnée à la notion de frontière dans un ouvrage qui met plutôt l’accent sur les limites floues d’espaces identitaires mobiles dans le temps. En somme, cet ouvrage illustre fort bien un certain foisonnement d’idées en ce qui concerne le rôle du territoire dans la construction de la culture québécoise. Nos collègues anglophones parlent d’un spatial turn en sciences sociales. Cette revalorisation du rôle de l’espace peut prendre plusieurs formes allant du recours à la géomatique, où tout apparaît mesurable et objectivé, jusqu’au discours culturel où la subjectivité des lieux occupe toute la scène. Cet ouvrage illustre la prégnance de cette deuxième approche. Il montre de façon convaincante que nous ne sommes pas en train de vivre « la fin des territoires » mais plutôt l’émergence de formes de plus en plus variées de territorialité.