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Les spécialistes d’histoire de la Nouvelle-France connaissent l’histoire tragique, et pourtant si commune, du premier hiver du navigateur breton Jacques Cartier à Stadaconé (Québec) en 1535-1536. Ses hommes, décimés par le scorbut (une maladie du cartilage déjà connue à l’époque), furent sauvés par un Amérindien, Domagaya, qui leur montra un arbre avec lequel ils se soignèrent. Grâce au breuvage chaud obtenu par ses aiguilles, dans l’espace d’une semaine, non seulement ceux qui avaient été atteints par le scorbut, mais aussi ceux qui depuis des années souffraient à cause d’autres plaies (probablement causées par la vérole syphilitique) en furent guéris. Cet arbre étant inconnu à Cartier, pour l’appeler il utilisa son nom amérindien, annedda. Il en rapporta des exemplaires en France, mais cette nouvelle connaissance ne suscita presque aucun intérêt. La provenance de cette nouvelle plante, ainsi que son nom et ses proprietés, furent oubliés et remplacés par l’appellation, bien plus générale, d’« arbre de vie ».
Jacques Mathieu est un des grands historiens de la Nouvelle-France. Voici la question principale qu’il se pose : à quel arbre correspond l’annedda de Cartier ? Une réponse nous avait été donnée, dès 1954, par Jacques Rousseau (1905-1970), « ethnobotaniste de renom » et « grand homme de science » selon Mathieu (p. 68), qui avait cru démontrer que l’annedda est bien le cèdre blanc d’Amérique, ou Thuya occidentalis, de la famille des Cupressacées (Eastern White Cedar, en anglais.) Pourtant, selon Mathieu, « cette interprétation ne convainc pas totalement » (p. 69). En effet, Rousseau avait omis de souligner qu’une source fiable, le Saintongeais Jean Fonteneau, 1484-1544, dit Jean Alfonse, soulignait que l’annedda produisait une « gomme blanche comme neige ». Étant donné que le Thuya occidentalis ne la produit pas, il faut « écarter à peu près définitivement » l’hypothèse de Rousseau (p. 70). D’où la nécessité, selon Mathieu, de retourner « aux sources premières » (p. 74), parce que « les indices de vérité se retrouvent dans les plus infimes détails » (p. 7).
La conclusion à laquelle Mathieu arrive grâce à son « enquête historique pleine de rebondissements » (p. 11), et qu’il offre au lecteur seulement vers la fin de son livre (p. 115), est que l’annedda de Cartier est bel et bien le sapin baumier, originaire de l’Amérique du Nord, connu aujourd’hui non pas sous le nom de d’« arbre de vie », mais plutôt comme « arbre de Noël », appellation qui tout récemment a été mise en question par certains à cause d’une prétendue « connotation religieuse », voire offensive (p. 139). (Le nom scientifique de cet arbre est Abies balsamea de la famille des pinacées, une précision qui dans le livre de Mathieu ne paraît qu’une fois, dans une liste, p. 117.) Un des éléments les plus révélateurs de la démonstration de Mathieu s’avère une contribution d’ordre très pratique qui lui vient de son collaborateur, Alain Asselin (mentionné avec Gilles Barbeau, André Daviault et André Juneau sur la page de titre du livre). Selon Asselin, les 85 hommes de Cartier consommèrent au total environ 900 mg de vitamine C, c’est-à-dire « un peu moins de 80 kg » d’aiguilles de sapin baumier, bouillies dans un contenant de cuivre, pour obtenir le résultat de guérir en six jours (p.119). Voilà un bon exemple de ces « infimes détails » sur lesquels les historiens n’ont pas l’habitude de s’attarder, qui au contraire nous montre bien l’ampleur des problèmes pratiques qui confrontaient les navigateurs et les explorateurs de cette époque. Le livre se termine avec un appendice qui présente la traduction en français, par André Daviault, de six documents imprimés de l’époque parus originalement en latin.
La première partie du livre est quelque peu répétitive. Le lecteur a parfois l’impression que les chapitres 1 à 4 ont été écrits séparément et non comme faisant partie d’une unité. Cela dit, on ne peut rien reprocher à la recherche de Mathieu, qui montre une fois de plus sa connaissance de première main de l’époque et des personnages dont il traite. Par ailleurs, la deuxième partie du livre présente un problème d’opportunité. Son but explicite est de montrer qu’il faut reconnaître et mettre en valeur « le savoir amérindien traditionnel » (p. 115). Le point de repère principal est Native American Ethnobotany de Daniel Moerman, paru en 1998, « la plus impressionnante synthèse encyclopédique du savoir et des usages amérindiens en matière de plantes et d’arboristerie » (p. 129). Or, personne ne peut être en désaccord avec le propos de Mathieu, mais ce dernier n’est nullement lié à la question principale du livre : qu’est-ce que l’annedda ? Ce propos relève plutôt de la « rectitude politique » de nos jours, telle qu’exprimée sur la dernière page de couverture (« reconnaître aux Premières Nations d’Amérique du Nord leur apport à notre civilisation »). Le propos de Mathieu mériterait tout au plus un commentaire en guise de conclusion, ou bien un tout autre livre. En conclusion, une belle recherche, fort utile, d’agréable lecture, mais qui aurait profité de la main d’un éditeur plus sévère et de l’absence de rectitude politique.