Corps de l’article
L’historiographie des relations franco-canadiennes compte désormais ce florilège de l’historien Pierre Savard. Dans son avant-propos, Marc Lebel résume si judicieusement les douze études composant l’ouvrage (avec, en prime, de précieuses mises à jour bibliographiques) qu’il semble un peu vain de reprendre cette tâche. « Sujet inépuisable » (p. 324), ce champ de recherche est réinvesti par la connaissance universitaire francophone, avec, entre autres exemples, le luxueux France-Canada-Québec. 400 ans de relations d’exceptions, sous la direction de Serge Joyal et Paul-André Linteau (Les Presses de l’Université de Montréal, 2008) ou le plus modeste – mais non moins intéressant – La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), sous la direction d’Yvan Lamonde et Didier Poton (Les Presses de l’Université Laval, 2006). Bien qu’antérieurs à ces deux forts volumes, les apports de Pierre Savard (comme, d’ailleurs, ceux de son collègue Claude Galarneau, souvent cité dans ce recueil) n’en sont pas moins incontestables et, à maints égards, novateurs : ils visent à objectiver ce qui était souvent énoncé sous le sceau de l’implicite ou du convenu (la densité, la diversité et la chaleur des liens noués, les connivences religieuses, et donc l’omniprésence de la foi catholique dans cette quête d’échanges transatlantiques), à dépasser le sentimentalisme qui prête à la complaisance (bien des tensions ont entravé ou hypothéqué ces échanges, tensions qui tiennent à des incompréhensions réciproques, mais aussi au développement autonome et spécifique des deux sociétés, loin de toute image facile suggérant une culture franco-canadienne à la remorque du « modèle français », fût-ce dans sa version la plus traditionaliste). Objectivation ne signifie en aucun cas neutralisation de la charge affective motivant ces relations, et Pierre Savard n’ignore ni ne minore ce moteur sans lequel rien, dans ces relations, ne peut se comprendre, ni être expliqué.
Ce recueil de textes publiés entre 1974 et 1997 offre un large panorama sur les relations franco-canadiennes à travers diverses séquences temporelles. Celles-ci s’échelonnent sur quasiment deux siècles, pendant lesquels foisonnent à la fois rencontres, attentes, déconvenues et liaisons durables entre les « Français d’Amérique » (comme se plaisait à les nommer le général de Gaulle) et leur mère patrie. Quatre concernent le XIXe siècle, six le XXe (avec un accent sur la deuxième moitié de ce siècle dans pas moins de cinq) ; deux conduisent à une réflexion de plus longue portée chronologique. Les douze sections de l’ouvrage peuvent être classées selon six critères, que l’on distingue par commodité, tout en notant leur interpénétration.
Une première thématique s’inscrit dans l’histoire des relations internationales, modernisation de l’histoire diplomatique, telle qu’elle a été inspirée par Pierre Renouvin : il s’agit de l’étude particulièrement documentée sur l’ambassade de Francisque Gay à Ottawa, d’avril 1948 à juin 1949. Il en ressort une sorte de constante diplomatique française, contre laquelle les sympathisants gaullistes du Quai d’Orsay se heurteront bientôt, à leurs dépens : un souci de maintenir des relations cordiales avec le Canada anglais, des rapports plus nuancés avec la partie canadienne-française, même si le bilan de Gay à cet égard est somme toute positif. Le fervent catholique, animateur parmi les plus en vue d’un puissant parti de centre gauche (le Mouvement républicain populaire), irrite certains conservateurs purs et durs de la Belle Province, avec ses discours enflammés sur la Résistance et son corollaire l’Épuration. Il attendrit néanmoins beaucoup de Québécois, lui qui « recherche volontiers la compagnie de religieux » (p. 64), en reprenant à sa façon le flambeau de la France éternelle, fille aînée de l’Église.
Une deuxième thématique regroupe les études de réception. On peut y ranger trois textes, le premier sur Montalembert, le deuxième sur Péguy, de même qu’un troisième sur le centenaire de la Révolution française. Un point nodal dans ces cas différents de réception : l’importance des variations dans le temps, autrement dit la malléabilité des réceptions, en fonction des desiderata des récepteurs. Au Québec, ces derniers associent longtemps Montalembert et Louis Veuillot, avant de majoritairement les opposer, aux dépens du premier (p. 122 et suiv.). Charles Péguy, après sa mort, devient une référence majeure pour les jeunes protestataires de La Relève, avant d’être récupéré par les couches cultivées, y compris les plus conservatrices, selon un processus exemplaire d’adaptation locale qui consiste à « évangéliser » une pensée par trop corrosive, en surexposant son caractère chrétien, ce qui se traduit notamment par le soin mis à sélectionner les poèmes religieux de l’écrivain français (p. 259). Cela dit, Péguy n’a jamais fait l’unanimité au Québec, comme en témoigne l’hostilité tenace qu’il inspire aux milieux thomistes de stricte observance et que révèlent les écrits acrimonieux du père Hector Tessier (p. 263-266). La célébration du centenaire de la Révolution française oppose la presse radicale (très minoritaire) à tous les autres journaux, ultramontains, conservateurs et libéraux modérés, qui parviennent à leurs fins : comme celles d’Ottawa, les autorités de la province de Québec déclineront l’invitation du gouvernement français à participer à l’exposition universelle organisée pour commémorer l’événement (p. 217-239).
La troisième thématique – un seul texte s’y rattache – a trait à l’analyse de relation de voyage, en l’occurrence celle de François-Xavier Garneau en Europe de 1831 à 1833, publiée en 1854-1855 en feuilleton (Voyage en Angleterre et en France). Sur le plan politique, à l’instar de beaucoup de ses compatriotes, « Garneau place […] l’Angleterre bien au-dessus de la France » (p. 152). On retrouve souvent dans le recueil ce constat de l’acculturation des Canadiens français aux institutions politiques britanniques : c’est du reste l’un des motifs d’incompréhension entre « des francophones que séparent à la fois la Manche et l’Atlantique » (p. 239).
Une quatrième thématique porte sur des récits biographiques ou autobiographiques : les échanges épistolaires entre Garneau et l’éminent historien français républicain Henri Martin, l’un de ces auteurs anticléricaux qui « expriment volontiers leur sympathie pour les ‘Français du Canada’ malgré le caractère fortement marqué du cléricalisme de leur société » (p. 170-171) ; les tribulations du leplaysien Claudio Jannet en Amérique du Nord et ses liens d’amitié avec le juge Adolphe-Basile Routhier ; la figure attachante de l’historien de l’Université de Lyon, André Latreille, si présente dans le département d’Histoire de l’Université Laval qu’elle fait l’objet d’une étude entière, ainsi que de rappels dans deux autres textes, lesquels portent sur le propre parcours d’un Pierre Savard, Huron canadien confronté à une société française (surtout universitaire) dont les codes diffèrent sensiblement de ceux qui ont cours sur les rives du Saint-Laurent.
La cinquième thématique, autour des représentations et imaginaires sociaux, donne lieu à un seul texte, sans doute l’un des plus savoureux : il présente le mythe de l’origine normande du peuplement canadien et de son identité culturelle. Mythe véhiculé, entre autres, par Jules-Paul Tardivel (p. 178), Edmond de Nevers (p. 181-182), Alfred DeCelles (p. 182-183), Émile Vaillancourt (p. 183) et Georges Langlois (p. 184). Mythe instrumentalisé, par souci de conciliation, par maints auteurs britanniques et canadiens-anglais (p. 185-191). Mythe qui semble se dégonfler au fil du texte, au regard de l’estimation du nombre réel des Français venus de Normandie (seulement un cinquième des immigrants), et « qu’on prend désormais avec un grain de sel » (p. 192), mais qui resurgit dans une pirouette finale de l’auteur, lequel conclut sur cette « bonne partie » des Québécois issue de la souche normande (p. 194). De mythologue, l’historien devient ainsi malicieusement partie prenante du mythe qu’il a contribué à déconstruire.
Enfin, une sixième thématique fait également l’objet d’un seul texte, dense et instructif : il s’agit d’un bilan ou d’une synthèse à visée problématique sur l’ensemble des relations franco-canadiennes depuis la « Conquête britannique » (que Pierre Savard préfère nommer « Cession ») jusqu’à la Révolution dite tranquille. En une phrase ramassée, l’historien parvient à en extraire l’essentiel : « rapports politiques nuls ou fort réduits ; rapports économiques sans commune mesure avec ceux que l’ensemble du Canada entretient avec la Grande-Bretagne, puis les États-Unis ; rapports culturels riches et continus dans les deux sens, quoiqu’empreints (sic), dans de larges secteurs de l’opinion, de réticences durables » (p. 58). J’ajouterai que ces relations sont tissées par le truchement des élites des deux pays, qu’elles soient culturelles, politiques, religieuses ou économiques, ce qui pose d’épineuses questions à la fois de corpus et d’angle d’approche : ainsi faut-il sans doute prendre un certain recul avec les discours tenus par ces élites sur l’attachement des Canadiens en général à la culture française classique, ou encore aux institutions britanniques. Cette part d’indécidable, loin de faire obstacle à l’analyse, devrait la stimuler, par exemple en faisant valoir de nouveaux corpus d’étude, non exclusifs à la culture écrite des lettrés. C’est l’une des pistes qui s’annoncent les plus prometteuses pour compléter les travaux de Pierre Savard. Il y a, chez ce dernier, quelque chose des peintres impressionnistes : il brosse d’abord les détails, par petites touches successives, pour mieux affronter la question décisive du paysage en son entier. Le titre choisi pour le recueil suggère l’éventualité d’une attente déçue ou contrariée. Du rêvé au vécu, il y aurait plus qu’un pas, parfois un gouffre.