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Des exemplaires de ce livre devraient être donnés en cadeau à Barack Obama, à Hillary Clinton et à leurs conseillers en matière de santé pour éclairer le projet d’assurer une meilleure couverture d’assurance-maladie aux États-Unis. L’ouvrage a tout de la brique de référence, du document savant qui nécessite une lecture à tête reposée et qui serait normalement promis à une longue disponibilité sur les tables de travail. Il fait le point d’un ensemble de recherches sur l’efficacité des systèmes de santé des pays développés qui offrent, chacun, une alliance spécifique entre les secteurs privé et public. Dans l’échelle du dosage entre les deux composantes, les États-Unis font partie de l’extrémité où le privé domine, où les coûts globaux sont les plus élevés et où la performance pour l’ensemble de la population est la plus faible. (Le Canada et le Québec sont quelque part au milieu de l’échelle.) Jusqu’ici, l’attraction entre les systèmes états-unien et canadien de santé s’exerçait à sens unique, du nord vers le sud ; avec Barack Obama, le rapprochement pourrait venir d’un mouvement du sud vers le nord ? Mais cette promesse ne freinera probablement pas tout de suite le glissement vers le « faisons-comme-aux-États » porté par les deux paliers de gouvernement impliqués de ce côté-ci de la frontière. De plus, le contexte de parution de ce document, en pleine crise financière américano-mondiale, risque fort de le reléguer trop rapidement aux greniers des bibliothèques et aux tours d’ivoire de la recherche. Si ce n’est déjà fait.
L’introduction générale, intitulée « Pour une nouvelle lecture du débat sur le privé dans la santé », indique clairement le propos : mettre à plat les arguments en faveur d’une augmentation de la place du privé dans le système québécois. L’avant-propos venait de préciser que le livre est le résultat du travail du Réseau de recherche en santé des populations du Québec (RRSPQ), présenté comme un regroupement informel de chercheurs québécois. Ce réseau a mis sur pied en 2005 « un groupe interdisciplinaire de chercheurs pour offrir un éclairage scientifique sur les enjeux liés au rôle du privé dans la santé » (p. 9). De fait, le livre assemble les propos de quelque 33 contributeurs dont l’autorité scientifique et professionnelle est résumée dans une annexe sur les auteurs. La table des matières annonce trois parties qui se partagent 19 chapitres d’inégale longueur mais qui obéissent tous à la forme discursive du texte savant. Ces trois parties sont encadrées par un avant-propos, une introduction et une conclusion mais sont aussi précédées chacune par une « présentation » de quelques pages signée par les quatre coordonnateurs du livre. Ainsi, dans sa facture même, l’ouvrage fait sérieux et solide. Dès l’avant-propos, le lecteur apprend que le déclencheur de toute l’opération, c’est le jugement de la Cour suprême du Canada dans le cas Chaoulli c. Québec, en juin 2005. Le discours médiatique à ce propos avait pris des accents catastrophistes et avait inquiété les défenseurs du système public de santé, dont les participants au RRSPQ. (Le rapport Castonguay, rendu public en 2008 vers la fin de leurs travaux, ne les a pas rassurés lui non plus.) Ces chercheurs vont donc s’efforcer, à l’aide des connaissances disponibles et dans les termes spécialisés qui conviennent, de déconstruire les discours qui semblent « n’offrir aucune autre porte de sortie que le recours au privé comme solution universelle » (p. 8).
À tout seigneur, tout honneur, étant donné le thème du jugement Chaoulli : l’assurance privée, le livre va s’attaquer d’abord à l’idée que le Canada (et le Québec) serait le seul des pays développés à fermer carrément la porte au privé en matière d’assurances de santé. Le chapitre 1 de la première partie s’y consacre et montre, avec chiffres et tableaux à l’appui, qu’en fait, le Canada est l’un des pays qui font une large place à l’assurance privée. Le reste de cette partie rompt des lances avec les vieux démons du débat : le vieillissement des baby-boomers, l’augmentation du coût des machines et des médicaments, enfin l’obligation de faire comme les autres sous la pression de la mondialisation en général et de l’Aléna en particulier.
La deuxième partie du livre est consacrée à la rhétorique de la privatisation. L’argument qui veut que les dépenses en santé de l’État québécois aplatissent de plus en plus les autres fonctions étatiques est déboulonné par les analyses du très pointu chapitre 8. Puis, dans le chapitre 9, la prétention d’une meilleure gestion par le secteur privé passe elle aussi à la trappe après les analyses comparatives de la performance des systèmes dans 11 pays. La conclusion est implacable : « Les pays les plus performants sont ceux où le financement, la prestation de services et la gouvernance sont assurés par le secteur public » (p. 221). Les deux chapitres suivants – « De l’usage politique de la satisfaction et de l’inquiétude » et « Think tanks, opinion publique et débat public-privé en santé : la dynamique de l’influence » – éclairent deux mécanismes de construction des opinions. Le premier aborde les sondages et leurs usages discutables dans les argumentations publiques. Le second trace un portrait très minutieux des think tanks, ces organisations autoproclamées savantes. Les auteurs les rangent d’une part sur un continuum entre le « vrai » centre de recherches et le lobby traditionnel, d’autre part sur cet autre continuum entre les partisans du public et ceux du privé. Cette section se termine par deux chapitres sur le rôle des tribunaux dans le débat, le premier s’attachant plus particulièrement à l’affaire Chaoulli, le second à la Cour suprême.
La troisième partie regroupe six textes en apparence plus hétéroclites. Mais ils convergent tous en ce qu’ils cherchent autre chose que la solution par le privé. Ils poursuivent en partie la démonstration de l’inefficacité de cette prétendue solution, par exemple en démolissant le plaidoyer en faveur des frais modérateurs et de l’assurance privée, à l’aide notamment de données tirées de l’expérience dans d’autres pays. Par ailleurs, de façon de plus en plus explicite, jusqu’à la conclusion générale du livre, les auteurs avancent leur solution alternative. Celle-ci ramène le regard à l’intérieur du système : sur les processus et la pertinence des soins, sur le suivi des patients et sur la pratique clinique. En somme, un défi de raison, taillé sur mesure pour les planificateurs, les gestionnaires et les chercheurs. Une option difficile à vendre à plein d’autres acteurs du système : des idéologues dans et hors des think tanks, en passant par des politiciens préoccupés des apparences et des sondages, jusqu’aux utilisateurs – clients à courte vue qui ne voient que les services pour leurs propres bobos actuels ou à venir.