Corps de l’article
Cette production collective est le fruit d’un symposium organisé dans le cadre du congrès du Réseau d’éducation et de formation (REF) qui s’est tenu à l’Université de Sherbrooke. Il regroupe les contributions de quatorze chercheurs français et québécois formés principalement en philosophie, mais aussi en sociologie. Outre l’introduction générale signée par les deux directrices, on retrouve dix chapitres qui ne sont pas subdivisés en sections (comme cela se pratique parfois dans ce genre d’ouvrage). La plupart des contributions sont avant tout d’ordre théorique bien que certaines s’appuient sur des données empiriques (les chapitres 4 et 5 par exemple). En fait, nous sommes ici en face d’un collectif qui se donne comme tâche de présenter les enjeux et les défis de l’éthique professionnelle en enseignement, tant en ce qui concerne la pratique en classe qu’en ce qui a trait à la formation des enseignants. Cette réflexion s’abreuve à travers divers courants : conséquentialisme, vertuisme, minimalisme, maximalisme, éthique du care, pour ne nommer que ceux-là. Les auteurs se réclament de traditions de pensée française (Ricoeur, Levinas), germanique (Heidegger, Gadamer) et anglo-saxonne (Noddings, Rawls, Taylor), ce qui offre un panorama large et varié.
Au-delà des questionnements – dont l’intérêt est évident – sur les mérites et les limites des différents courants de pensée en éthique, on trouve ici des éléments de réponses à plusieurs questions plus « empiriques » : quelles sont les difficultés que rencontre le monde de l’éducation en matière d’éthique ? pourquoi remettre en question la formation éthique des enseignants ? à quelle éthique faut-il former ? que pourrait apporter à la profession enseignante un code de déontologie (ou d’éthique) plus élaboré que celui que l’on retrouve actuellement – fort minimal – dans la Loi sur l’instruction publique ? en quoi la question de l’éthique professionnelle est-elle liée au développement d’une identité professionnelle et comment un cadre éthique plus précis pourrait soutenir les enseignants dans l’exercice de leur profession ? Cet ouvrage pose donc de bonnes questions, apporte des ébauches de réponses qui ne sont pas sans pertinence, développe des pistes de réflexion stimulantes. Il va de soi que, comme toujours dans ce type d’ouvrage, la valeur des contributions est inégale. Néanmoins, la qualité générale peut être qualifiée de très bonne. Par ailleurs, bien que destiné en premier lieu aux chercheurs spécialisés en éthique professionnelle, ce livre peut susciter l’intérêt de tout lecteur préoccupé par les questions de pratiques professionnelles (pas seulement en enseignement) et de formation (pas seulement des enseignants) dans le cadre des sociétés pluralistes que sont les nôtres.
À cet égard, justement, on constate à quel point les références éthiques sur lesquelles peuvent s’appuyer des praticiens sont, aujourd’hui, multiples, éclatées, voire contradictoires (un des auteurs parle de pluralisme moral). Cette multiplication et cet éclatement des cadres ne sont pas sans complexifier le travail de ceux qui interviennent chaque jour dans les écoles et doivent « gérer » les conflits entre élèves, discerner la meilleure décision à prendre dans tel ou tel cas, s’interroger sur la façon la plus adéquate de traiter équitablement tous les jeunes, etc. Bref, si une chose apparaît certaine de nos jours, c’est que les réponses toutes faites, les certitudes rassurantes ne sont plus à l’ordre du jour. Il faut donc souvent naviguer à vue. Est-ce à dire que tout se vaut en matière d’éthique ? Assurément pas, répondent les auteurs du livre. Ainsi, au-delà des approches proposées ici, les diverses contributions laissent entendre qu’en matière d’éthique l’accent est à mettre d’abord sur la nécessité de maintenir ouvert le questionnement. Plus globalement, la lecture des différents chapitres nous fait prendre conscience que l’enseignant – qu’il le veuille ou non – est un acteur politique car, à travers l’éducation qu’il dispense à ses élèves, il contribue (ou non) à l’élaboration d’un éthos commun (voir le chapitre 8 de Didier Moreau de l’Université de Nantes). Par ailleurs, que l’on soit partisan d’une éthique qui s’ancre d’abord dans la rationalité (héritière d’un certain kantisme) ou encore dans la sollicitude (voir les contributions de Roy, Bureau ou de Gendron), que l’on prône la mise en place d’un code d’éthique maximaliste ou minimaliste, la norme déontologique (morale ou éthique, selon le terme que l’on privilégie) demeure avant tout une heuristique, car « l’ordre de l’action n’est jamais réductible à l’ordre des règles » (Prairat, p. 46).
Les professeures Jutras et Gohier proposent un ouvrage qui sait éveiller et soutenir l’intérêt du lecteur. Cette oeuvre collective s’inscrit dans la continuité de plus d’une dizaine d’ouvrages déjà parus dans la collection « Éthique » des Presses de l’Université du Québec. Il s’agit là d’une belle contribution au débat et au questionnement sur l’éthique professionnelle en général et sur l’éthique en enseignement en particulier. On aurait tort de réserver la lecture de ce livre aux seuls chercheurs en sciences de l’éducation ou en éthique du travail. Comme nous l’avons mentionné plus haut, son contenu peut intéresser quiconque s’interroge sur les enjeux éthiques dans nos sociétés.