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Rarement Recherches sociographiques a-t-elle l’occasion de recenser des revues québécoises, car rarement ces revues se présentent-elles sous la forme d’un livre. C’est la chance que nous offrent ici les collaborateurs de la publication La conspiration dépressionniste, lesquels ont réuni en un seul volume les cinq premiers numéros de leur collectif, agrémentés pour la peine de bulletins, affiches, concours et annonces qui ont mobilisé l’activité de ces jeunes Turcs depuis déjà 2003. Il semble que l’idée de centrer les réflexions autour du thème de la conspiration dépressionniste ait germé pour la première fois dans la tête d’un des collaborateurs qui, alors qu’il étudiait dans un cégep de la région de Québec, s’était aperçu que l’aspect morbide et déprimant des établissements collégiaux découlait d’une décision raisonnée et consciente. Les salles et les corridors de l’établissement d’enseignement suscitaient un profond sentiment d’ennui et de résignation par la volonté même des élites collégiales, celles-ci ayant voulu rendre l’environnement terne et monotone afin de mieux refouler et subjuguer les tentatives toujours possibles de révolte chez les étudiants. Passe encore de procéder avec une telle logique carcérale dans une institution collégiale, mais la situation semblait pire, s’il se peut, une fois parvenu sur les bancs de l’Université Laval. Là aussi, les penseurs du système avaient permis d’élever l’inanité au rang de vertu en baptisant le pavillon de foresterie du nom de la corporation Abitibi-Price, en installant dans les toilettes des cadres publicitaires Zoom-Media, en confiant l’administration de la cafétéria à une multinationale, etc.
Tournant le regard vers l’extérieur du campus de l’Université Laval, chacun pouvait constater ailleurs ce même fonctionnalisme anesthésiant, cette même standardisation soporifique, cette même planification sociale de l’ennui. De la banlieue au centre commercial, du bungalow au magasin Ameublements Tanguay, de Richard Martineau à Denise Bombardier ou Jeff Fillion, la laideur étendait sans cesse ses tentacules monstrueux sur la ville. Or, par malheur, les quelques intellectuels de gauche qui osaient élever le ton contre l’idéologie dominante le faisaient avec des accents moraux d’un mielleux insupportables (comme le groupe de musique Loco Locass) ou dans une langue petite-bourgeoise lénifiante et bêtifiante (comme la revue L’inconvénient). Le reste tentait de se rendre intéressant en apportant des nuances (Le Devoir) ou se réjouissait de jouer les back-vocals de la mondialisation (La Presse).
Que restait-il à faire, sinon gueuler contre un tel état de fait ? Sinon abandonner l’écriture pour la criture (c’est le nom d’une collection de Moult Éditions, une branche du collectif La conspiration dépressionniste), c’est-à-dire un texte qui tient à la fois du cri et du rire dadaïste ? Quelques étudiants surent se convaincre de la nécessité de lancer une revue. À cette demi-douzaine de personnes s’est greffée, depuis 2003, une myriade d’auteurs et d’illustrateurs. Grâce à l’effort herculéen déployé par les rédacteurs (Simon-Pierre Beaudet, Jean-Sébastien Côté, Mathieu Gauthier, Yannick Lacroix, Jasmin Miville-Allard et Grégory Sadetsky), la revue a réussi à se faufiler sur les tablettes de quelques librairies indépendantes ou lors d’une poignée d’événements spéciaux, mais, dernièrement, il fallut se rendre à l’évidence : le public se faisait de plus en plus rare pour les quatre cents exemplaires de chaque tirage, alors même que la revue se bonifiait et gagnait en qualité graphique. De là l’idée d’éditer en un seul bloc les premiers numéros.
Ce que la revue propose, c’est un massacre en règle de la bêtise et de la laideur de la société québécoise, et ce, à grands coups de textes lapidaires, de poésie, de fiction, de collages, de dessins et de montages. Les collaborateurs en ont contre la niaiserie omniprésente. Ceux qui ne connaissaient pas encore la revue avaient eu un avant-goût de la prose à la fois ludique et vitriolique de ses auteurs quand, au milieu des célébrations pétulantes du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, avait paru Québec, ville dépressionniste (Montréal, Moult Éditions, 2008), un ouvrage qui s’en prenait sans ménagement au développement urbain de la capitale nationale, livrée, disait-on, à une opération de botoxisation à l’intérieur des vieux murs et à la bétonisation et l’asphaltisation de son paysage (pensons seulement à la rivière Saint-Charles) partout ailleurs. Ce visage hideux du Québec, de Charlesbourg à Brossard, il importait de le démasquer et de le faire connaître.
Les collaborateurs de La conspiration dépressionniste n’ont pas l’intention de laisser mourir la beauté du monde sans livrer bataille. « Dans ce cadre, il nous est vital de cracher notre venin sur tout ce qui fait que la vie est ratée. Nous refusons d’admettre que toute cette pochitude soit un horizon indépassable. » (Mathieu Gauthier, Jasmin Miville-Allard et Simon-Pierre Beaudet, « Les poings sur les hics. Pétition de principes », p. 17). Ils frappent donc dans le tas, sans s’embarrasser de politesse ou de nuances. Le style est caustique, mordant, iconoclaste, insolent, bien loin du phrasé gentil de l’article de L’Actualité ou du jargon universitaire de la thèse de doctorat. C’est à une grande opération de vomissement sur les bourgeois qu’est convié le lecteur. Par exemple, la parution du manifeste Pour un Québec lucide (automne 2005) a donné lieu à ce qui demeure sans doute la parodie la plus célèbre de La conspiration dépressionniste. Le Manifeste pour un Québec morbide (vol. IV, p. 4-8) formule une analyse absolument décapante de l’évolution du Québec des vingt-cinq dernières années. Le portrait brossé de la Belle Province est celui d’une société obsédée par l’argent, inculte politiquement, dominée par une idéologie néolibérale régressive, incapable d’imaginer son avenir autrement que selon une comptabilité sinistre de plans de retraite, de téléphones cellulaires et de tondeuses. Voilà, pour les contempteurs des conspirateurs dépressionnistes, le beau fruit mûr de la Révolution tranquille !
Page après page, le collectif offre sa propre interprétation de la condition québécoise. Il n’y a là ni sociologie, ni histoire au sens propre, mais toute personne soucieuse d’approfondir l’analyse du Québec contemporain ne peut pas ne pas être intéressée par le regard différent, je dirai oblique, qu’offrent les intellectuels groupés autour de La conspiration dépressionniste. La jeunesse québécoise (la majorité des animateurs de la revue viennent de la vieille capitale) a autre chose à dire que la jeunesse montréalaise : elle n’appartient ni au Plateau Mont-Royal, ni au 450, ni aux régions, et à ce titre, elle permet de comprendre autrement la condition québécoise actuelle. Dans cette sorte de Charlie Hebdo d’ici, on trouve en effet une image nouvelle, rafraîchissante par son irrévérence et sa satire, des dérives et des errements d’une société souvent complaisante. Les spécialistes du Québec y trouveront un autre son de cloche que dans les revues sponsorisées de la québécitude.
La goguenardise des rédacteurs leur a valu plusieurs billets journalistiques et courriels personnels de la part de lecteurs confus. La plupart leur reprochaient leur défaitisme et leur critique à vide du système libéral, eux qui semblaient n’avoir aucune véritable solution de rechange à offrir. C’était pourtant manquer la cible. Car, La conspiration dépressionniste n’a pas à défendre un programme. Elle ouvre ses pages à une sensibilité sans concession, tout aussi pourfendeuse d’une droite orthodoxe que critique d’une gauche mollassonne. Il faut la lire pour ce qu’elle est. Et agir, ensuite, en conséquence.