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Dans les États de droit légiféré (comme le Québec), a longtemps prévalu une conception formaliste du droit qui faisait du législateur son unique source, dont les lois étaient réputées universelles et que les juges avaient pour mandat d’appliquer telles quelles sans nuances. Cette conception, héritée des Lumières, est prise d’assaut depuis environ un siècle, mais surtout depuis les années 1970, par plusieurs théoriciens du droit qui ont fait valoir, d’abord, que les lois ne sont jamais univoques et rigides au point de toujours donner lieu à une seule solution valable, ensuite, que cette indétermination relative des lois prête le flanc aux préconceptions des juges, et enfin, qu’une partie de ces préconceptions contribuent à perpétuer certaines formes d’inégalité et d’exclusion (fondées sur l’appartenance ethnique, l’identité et l’orientation sexuelle, l’âge, la religion, les capacités physiques et mentales, etc.). Ces théoriciens invitent avocats, juges, légistes et politiciens à élargir leur conception du droit pour y faire entrer des facteurs qui, jusqu’ici, étaient considérés comme étrangers à son exercice, afin de mieux servir les principes de justice et d’égalité que les tribunaux ont pour mission de défendre. Mais de la théorie à la pratique, le transfert ne va pas de soi. C’est pour combler cette lacune que les auteurs de cet ouvrage ont été conviés à élaborer – d’abord pour l’Institut national de la magistrature, puis une nouvelle fois pour l’École du Barreau du Québec – un programme de formation au « contexte social du droit ».
Les auteurs entendent par « contexte social du droit » tous les éléments de contexte qui ne sont pas expressément visés ou mentionnés par la loi, mais que les principes de justice et d’égalité que cette même loi est censée défendre obligent à considérer dans sa mise en oeuvre (p. 9-10). Au Québec et au Canada, la prise en compte du contexte social par les tribunaux est entraînée par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui sanctionne l’égalité « concrète » de tous les citoyens canadiens (par opposition à l’égalité « formelle », qui se contente de postuler l’égalité de tous devant la loi) (p. 97). L’objectif de cet ouvrage est d’attirer l’attention des juristes sur certains éléments de contexte en particulier – les présupposés, conventions, attitudes, perceptions et croyances propres aux différents groupes identitaires non dominants (femmes, homosexuels, immigrants, handicapés, pauvres, etc.) – et de faire valoir l’importance de leur intégration dans l’exercice du droit, mais aussi d’en exposer les différentes facettes et de guider les praticiens dans leur mise en oeuvre. Par exemple, l’infraction d’entrave au travail des policiers n’a pas le même degré de gravité pour la majorité d’entre nous que pour une personne tout juste arrivée d’un pays où les policiers abusent de leur pouvoir en toute impunité ; la cour doit en tenir compte dans ses conclusions si elle désire faire preuve d’équité (p. 38-39). Autre exemple : jusqu’à tout récemment, une application formelle et indifférenciée de l’article 1957 du Code civil, qui permet à un locateur de reprendre un logement pour y loger un ex-conjoint dont il demeure le principal soutien, aurait été discriminatoire à l’égard des homosexuels, car avant 2002, les couples homosexuels n’entraient pas formellement dans la définition de « conjoints » (p. 68-69).
L’obligation de contextualisation pèse d’abord sur les magistrats, mais aussi sur les avocats qui, en tant qu’« officiers de justice » (cf. le Code de déontologie des avocats, cité p. 3), ont le devoir d’appuyer et de compléter les magistrats dans cette tâche. Mais comment, concrètement, intégrer le contexte social à sa pratique ? L’intégration implique d’abord une prise de conscience et une remise en question personnelle des juristes, puisque ce sont les préconceptions des acteurs du système juridique (acquises notamment sur les bancs des facultés de droit) qui sont en cause (c’est ce que les auteurs appellent « l’intelligence culturelle » (p. 29-35). Les auteurs font ensuite la liste des occasions d’intégrer le contexte social du droit, qui touche absolument tous les aspects de la judiciarisation d’un litige : de la première entrevue du client avec l’avocat (où celui-ci doit établir avec celui-là une relation de confiance et s’assurer d’interpréter correctement ses attentes) à la détermination de la peine par le juge (qui doit tenir compte des vulnérabilités particulières des justiciables et des circonstances du litige ou du délit), en passant par l’élaboration de la plaidoirie, la conduite des audiences et l’appréciation de la preuve (p. 165-184). Les auteurs font aussi quelques mises en garde, en rappelant surtout que, toute souhaitable qu’elle soit, l’ouverture au contexte social ne dispense jamais la cour des exigences en matière de preuve (p. 117-120 et 130-142).
Les questions abordées par les auteurs ne sont pas nouvelles, comme ceux-ci l’indiquent d’ailleurs eux-mêmes. À mi-chemin entre le traité de doctrine, le manuel d’introduction à l’anthropologie et le guide des « meilleures pratiques », l’ouvrage a surtout pour mérite de rassembler les différents aspects du problème, et aussi de s’adresser directement aux juristes (de professionnels à professionnels, pourrait-on dire), pour mieux faire le pont entre la théorie et la pratique. Bien argumenté et appuyé par des références et des exemples nombreux et diversifiés, l’ouvrage constituera certainement pour les juristes une excellente introduction à ces questions et un bon ouvrage de référence. Les sociologues du droit, pour leur part, ne gagneront sans doute pas beaucoup à la lecture de ce livre, qui ne s’adresse pas à eux. Ils pourront néanmoins y affiner leur compréhension de la manière dont se transforme actuellement, en Amérique du Nord, la conception que les juristes se font du droit et de leur travail.