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Pierre Vadeboncoeur m’a dit un jour qu’il croyait de plus en plus en son immortalité. Je le pensais presque capable d’un tel coup. L’homme était à ce point vert qu’il ne semblait avoir cure de la brièveté de la vie humaine. Depuis toujours, son existence était faite « d’altitude et d’urgence », comme il l’avait dit de Gaston Miron. Rien de cela n’avait changé pendant les trois dernières années de sa vie. L’homme avec qui je m’entretenais à l’occasion était généreux, vif, mais aussi soucieux de son héritage. Tellement soucieux qu’il ne partait pas, comme s’il craignait que quelque chose ne se perde en chemin. Pourtant, comme tout le monde, il a fini par passer l’arme à gauche. Cette expression ne sied pas bien à l’homme de coeur qu’il était.
Pierre Vadeboncoeur est décédé soudainement le 11 février 2010. L’écrivain a évité de justesse les commémorations entourant le cinquantième anniversaire de la Révolution tranquille. Celui qui contribua à son avènement par une oeuvre d’humaniste, généreuse, aurait eu de la difficulté à fêter ce qui, à l’en croire, s’était éteint quelque part autour du 26 mars 2007, quand l’Action démocratique du Québec s’était amenée à l’Assemblée nationale. Vadeboncoeur aurait probablement écrit quelques lignes percutantes sur ces commémorations, comme il l’avait fait lors du cinquantième anniversaire de Refus global. L’année 2010 marque un autre anniversaire. Pierre Vadeboncoeur est décédé cinquante ans, presque jour pour jour, après la mort de son maître à penser et d’aventure, Paul-Émile Borduas. Personne, à ma connaissance, n’a fait le lien entre ces deux morts. Vadeboncoeur aurait-il apprécié ce nouveau hasard de l’histoire ? Il aurait peut-être noté, avec son grand sens de l’humour, que le destin du peintre exilé serait à jamais associé au sien. Ce ne sont là que des hypothèses, et je dois employer le conditionnel. C’est d’ailleurs ce à quoi le décès de Pierre Vadeboncoeur condamne ses amis et ses lecteurs. Le conditionnel est un temps de verbe qui rappelle cruellement que l’essayiste écrivait toujours au présent. Au-delà de la conjugaison, du style de grande tenue, l’écriture au présent est une posture devant la vie, devant la réalité. C’est d’ailleurs la principale leçon de cette vie exemplaire : la confrontation entre un homme, visière levée, et la réalité. Aucune fuite vers l’avant ou vers l’arrière : toujours le réel, hic et nunc, malgré les propos radicaux et la nostalgie qui affleurent çà et là.
La réalité avait frappé de plein fouet le jeune Vadeboncoeur en 1950, tandis qu’il faisait son entrée à la Confédération des syndicats catholiques du Canada (CTCC). Cette découverte du « socialiste de condition bourgeoise », comme le disait naguère André Major, avait été précédée par un coup de semonce : « La joie », essai paru dans La Nouvelle Relève en 1945, qui constituait selon l’essayiste une première tentative, toute spirituelle, pour se libérer de sa névrose, à la fois individuelle et collective. Vadeboncoeur aimait à rappeler que cette démarche était analogue à celle de Saint-Denys Garneau, condamné à « marcher à côté d’une joie ». De 1945 à 1950, de la volonté de dire la joie éternelle à la découverte de l’Homme à travers mille figures de travailleurs, de l’irréalisme atavique à la réalité du pays, l’homme serait donc descendu de la montagne – où il avait étudié, faut-il le rappeler. Cette esquisse biographique, alimentée par les réflexions de l’essayiste, épouse trop parfaitement l’histoire syncopée de la communauté. L’image est tronquée : il faudrait lire aussi les textes qui précèdent « La joie », ceux parus dans L’Action nationale en 1942 et en 1943, notamment, dans lesquels se profilait déjà la ligne du risque qui départagerait bientôt les eaux du territoire idéologique. L’image d’un « lyrique aventuré dans l’action » (Maurice Blain), découvrant le réel au fil des grèves et en écrivant ses articles dans Cité libre, cède le pas à celle d’un jeune homme qui, dès le départ, fut conscient de la réalité et réfractaire aux doctrines ainsi qu’aux idéologies. Dès cette époque, il est plutôt Antée qu’Icare.
En littérature, la rencontre du réel est là, dès le départ, comme une condition sine qua non. La tâche est difficile : au cours des années 1950, il fallait en finir avec l’idéalisme et l’irréalisme de la culture canadienne-française tout en évitant le piège d’une évasion par la fenêtre étroite de l’universalisme. Ce sera les textes parus dans Cité libre, inspirés par Charles Péguy et témoignant de ce que j’ai appelé, avec Yvan Lamonde, une « tradition d’emportement ». Au cours des années 1960, l’essayiste appela une révolution autant spirituelle que matérielle sans importer d’habits idéologiques étrangers mal ajustés. Ce sera La ligne du risque, L’autorité du peuple et Lettres et colères. Au cours des années 1970, il est devenu nécessaire de prendre conscience des dérives de la modernité dévoyée et de la Révolution tranquille, de trouver dans le passé de quoi mettre en relief ses combats contre une époque incivile et sans culture. Ce sera Indépendances, Un génocide en douce et Les deux royaumes. Au cours des années 1980, 1990 et 2000, l’écrivain s’est s’intéressé à l’art, à l’amour et à l’enfance non pas comme des tentatives désespérées d’échapper à son temps, mais au contraire pour regarder son monde de manière directe, sans complaisance, en lui opposant un régime de pérennité que rien ni personne ne peut altérer. Ce sera L’absence, Le bonheur excessif, Vivement un autre siècle!, L’humanité improvisée et La clef de voûte.
D’un bout à l’autre de ce parcours, de sa caricature du nationaliste publiée dans Le Devoir en juillet 1949 aux Grands imbéciles en 2008, en passant par La dernière heure et la première en 1970 et Gouverner ou disparaître en 1993, Vadeboncoeur, militant et écrivain, a escorté le destin de son peuple. En 1958, Pierre Vadeboncoeur est farouchement antinationaliste (Gérard Pelletier a dû lui rappeler les bienfaits de la survivance, c’est tout dire) ; en 1960, il est nationaliste ; en 1963, il est indépendantiste ; en 1980, il est étapiste ; en 1985, il est prêt à suivre René Lévesque avec son « beau risque ». Le militant a-t-il peur de ses propres idées ? Non, l’homme n’a pas peur, mais vingt-cinq années de syndicalisme ont appris à Vadeboncoeur que la stratégie et la flexibilité valent mieux qu’une volonté de tout écraser pour un idéal, réifié. Tous ces changements d’orientation ne sont pas des tête-à-queue idéologiques ou, pis encore, le fruit de l’errance d’un homme devenu « un simple objet balloté par les vagues successives et contraires de l’émotivité collective », comme le lui reprochera Gérard Pelletier en 1964. La ligne brisée des convictions de Vadeboncoeur est le relevé courageux d’un choc dont on entend encore l’écho : la rencontre du peuple québécois avec son histoire, avec la réalité de sa condition. À lui d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Malheureusement, dans ce qui lui reste à franchir et à dénouer, le peuple n’est plus escorté par l’essayiste et le militant. Encore le conditionnel : l’essayiste dirait probablement que sans René Lévesque et Gaston Miron, le peuple a « dans la main/le bout cassé de tous les chemins » (Saint-Denys Garneau). Ajoutons à ces deux noms celui de Pierre Vadeboncoeur. Il faut relire cet homme qui a non seulement entendu le choc de la réalité, mais qui l’a intériorisé plus que quiconque.