Brossard joue dans ce texte avec la chronologie et le temps (voir sur ce point l’excellent article de Barbara Havercroft dans Voix et images, 22, 1, 1996). Une note initiale de l’auteure précise délibérément que le texte a été écrit du 26 janvier au 28 mars 1983 et diffusé du 8 au 12 août de la même année. L’auteure note également que les « postures » (sortes de condensations elliptiques des fragments) et les poèmes qui suivent chaque section ont été écrits en un seul jour, le 9 septembre 1983, et que l’introduction a été ajoutée le 11 septembre de cette même année. Cette attention aux dates se poursuit dans le corps du texte, où les entrées ayant trait au passé sont datées de façon étrangement rigide, comme pour mieux remettre en question toute contrainte temporelle. La rupture de Brossard avec les normes de la temporalité lui permet de s’inventer un espace autobiographique plus approprié à son tempérament poétique. Dans les quatrième et cinquième parties du livre, elle nous raconte des événements futurs, datés eux aussi avec une grande précision. Notons également la présence de dix mois de juin dans la cinquième section qui découlent d’un mois de juin 1983 imaginaire qui n’a pas encore eu lieu. Brossard semble vivre au moins autant dans l’imagination et la pensée que dans l’expérience visuelle ou corporelle du présent. L’attention accordée dans Journal intime à ce que Brossard appelle le « mensonge patriarcal » (p. 50) est subtile. Cette attention s’intensifie dans le petit texte d’accompagnement, Oeuvre de chair et métonymies, publié en 1996 et rajouté dans l’édition de 1998. Ces treize fragments soulignent la préoccupation de Brossard pour la maternité, et chantent surtout son amour pour un bébé nommé Alexandra. L’élan émotionnel est ici très frappant, trouvant son pendant dans Journal intime vers la fin du texte où l’amour de Brossard pour son amante est clamé haut et fort. Il y a donc de l’intime dans ce journal, surtout dans les épisodes traçant, avec pudeur, le désir entre amantes, ainsi que dans les fragments qui décrivent la simple joie de se trouver entre amies. Mais qui est la vraie Nicole Brossard : la mère, l’amie, l’amante lesbienne, la militante, l’essayiste, la romancière, la poète ? La question est peut-être redondante, car dans Journal intime le soi fait partie d’une multiplicité de féminités, voire d’une communauté de femmes. Rappelons-nous que Brossard a fait lire son texte à la radio par une autre femme, la comédienne Pol Pelletier. Son texte n’est donc pas seulement écrit pour d’autres mais lu en public par une autre. L’auteure éclate donc avec brio la notion du destinataire dans le genre diariste. Dans ce texte, son soi s’ouvre aux autres – et surtout aux autres femmes – heureux de transiter par autrui.
Nicole Brossard, Journal intime, suivi d’Oeuvre de chair et métonymies, Montréal, Éditions Les Herbes Rouges, 2008, 122 p.[Notice]
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Dervila Cooke
Saint Patrick’s College,
Irlande.
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