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Cet ouvrage collectif consacré à l’aide canadienne au développement mené sous la direction de deux professeurs d’université et d’un acteur de terrain (responsable de la Croix-Rouge) avait un premier défi à relever : celui de la mise en cohérence d’ensemble de sujets différents bien que regroupés dans une même thématique générale ; ce premier défi a été fort bien relevé par les éditeurs qui ont regroupé les diverses contributions dans trois grandes parties : Les acteurs de l’aide canadienne au développement, Les grands défis de l’aide canadienne au développement, L’aide canadienne dans le monde. Cette présentation est logique en ce qu’elle permet de mettre l’accent sur les acteurs, les enjeux et domaines d’intervention, en plus d’apporter une clarté pédagogique qui facilite la lecture et la compréhension du livre. Le deuxième défi était de tenter une évaluation scientifique de l’aide canadienne au développement, un domaine où ce genre d’exercice revient souvent aux décideurs politiques et autres acteurs du terrain qui tirent le bilan de leurs actions sans être contraints aux exigences de rigueur, d’objectivité et de distance critique du monde universitaire. Ce dernier défi est en grande partie bien relevé. L’originalité du sujet et la crédibilité de la démarche sont donc incontestables et les responsables de l’édition ont situé les enjeux de la publication dans l’avant-propos dans lequel ils rappellent les deux tendances qui ont marqué l’évolution de l’aide canadienne au développement dans la dernière décennie : la quête de l’efficacité et la nouvelle dimension sécuritaire introduite depuis les événements du 11 septembre 2001. Reste à voir un peu plus dans le détail le contenu.

Dans une très consistante introduction, Audet et Desrosiers soulignent fort justement que le débat sur l’efficacité de l’aide n’est pas résolu tant sont contradictoires les résultats de centaines d’analyses réalisées sur la question. Sur ce point, on retiendra, entre autres questions, la différence de perception de la notion d’efficacité de l’aide entre ceux qui l’évaluent par rapport à l’investissement et ceux qui mettent l’accent sur les rapports entre l’aide et la croissance : les premiers concluent à l’efficacité de l’aide là où les seconds la jugent inefficace. C’est dire à quel point la différence des critères d’évaluation peut influer sur les appréciations que l’on porte sur l’efficacité. L’introduction générale revient également sur des questions d’égale importance telles que la trop grande dispersion de l’aide, l’ampleur des promesses par rapport aux intérêts suscités, l’adoption par le Canada d’une politique de concentration géographique et sectorielle de l’aide, etc. Sur ce dernier point les auteurs soulignent fort justement les risques d’un désengagement rapide dans des pays jugés non prioritaires et d’une éventuelle incapacité des pays nouvellement bénéficiaires de l’aide à gérer des fonds substantiels supplémentaires.

Dans la première partie de l’ouvrage, Brian Tomlinson revient sur les réformes des dernières années au sein de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) en insistant sur l’influence exercée par les différentes réunions des Nations unies sur le développement et surtout la fameuse « Déclaration de Paris » sur l’efficacité de l’aide produite par le Comité d’aide au développement (CAD) en rapport avec un certain nombre de pays bénéficiaires, en vue d’arriver surtout à une harmonisation de leurs pratiques. L’auteur souligne que vers la fin de la décennie, il était impossible de démontrer que l’ACDI avait su relever les défis cernés par les donateurs du CAD. Un ajustement s’imposait alors pour donner la priorité à la réduction de la pauvreté et, sur ce point, des améliorations sont à noter depuis 2000 mais les résultats restent mitigés.

Le deuxième texte de cette partie est consacré à l’aide canadienne à la recherche pour le développement. Megan Bradley, Jean-Michel Labatut et Gisèle Morin-Labatut reviennent sur les paradigmes en compétition : le fait social, la définition sociale et le comportement social. Le dernier est écarté en ce qu’il se rapporte plus à la recherche fondamentale. La recherche pour le développement a pour objectif de trouver des solutions aux problèmes les plus urgents en créant des connaissances sur les pratiques des différents groupes sociaux et porte sur plusieurs enjeux : la bonne gouvernance, le commerce équitable, les droits de la personne, la gestion des ressources naturelles. Le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) est au coeur de cette réflexion et les auteurs reviennent sur le rôle central de cette institution qui est de mener des recherches sur les problèmes des pays en voie de développement et sur la mise en oeuvre de connaissances scientifiques en vue du progrès économique de ces régions. Il est fort intéressant de noter, avec les auteurs, que le CRDI est à l’heure du paradigme de la définition sociale mais que des vestiges du paradigme du fait social persistent et ne s’y articulent pas toujours aisément, alors même qu’apparaissent de nouvelles idées et valeurs. Le texte se termine sur le défi que constitue la mondialisation avec un nouveau processus de redistribution du pouvoir à l’échelle mondiale qui remet en question les notions de « pays développés » et de « pays en développement » : quel sera alors l’impact de ce nouveau contexte sur l’effort du Canada en matière d’aide à la recherche en développement ?

Le texte de Dominique Caouette porte sur les organisations non gouvernementales canadiennes dont l’auteur dresse ici dans une approche historique le bilan et les perspectives. Ces organisations connaissent une large expansion dans les années 1960 et 1970, ce qui s’explique d’une part, par l’existence de financements récurrents du gouvernement canadien et, d’autre part, par la volonté exprimée par les coopérants de poursuivre leurs actions de développement après une première expérience à l’étranger. Mais au début des années 1990, l’intervention de ces organisations diminue en raison surtout des compressions budgétaires du gouvernement. Le rôle important et non moins complémentaire de ces ONG quant aux politiques extérieures du gouvernement canadien est ici souligné. En définitive, elles apportent une dimension éthique souvent absente dans la perspective de l’aide publique au développement.

Alain Noël, Jean-Philippe Thérien et Sébastien Dallaire insistent quant à eux surtout sur l’appui des citoyens canadiens à l’aide au développement. Ils soulignent le caractère ambivalent de cet engagement citoyen qui est généralement favorable à l’aide au développement ; mais, paradoxalement, seule une mince majorité serait favorable à son augmentation, et ce, même en contexte budgétaire moins difficile. La réalité révélée par cet article est que les Canadiens accordent la priorité aux programmes nationaux même s’ils soutiennent l’aide au développement. Autre révélation intéressante de l’article, c’est le lien qu’il y a entre l’appartenance politique et la perception que les Canadiens se font de l’aide publique au développement. Bien évidemment, ceux qui sont plus à gauche et qui généralement votent pour le Nouveau parti démocratique (NPD), le Bloc québécois ou le Parti libéral sont plus favorables à une augmentation de l’aide que les personnes qui votent plutôt à droite, comme pour le Parti conservateur par exemple.

La deuxième partie de l’oeuvre qui aborde les défis commence par un article sur la « place de la femme dans la politique d’aide canadienne au développement » signé Myriam Gervais. Elle revient sur le processus historique d’intégration des concepts de différenciation de genres et s’interroge sur la manière dont les donateurs bilatéraux ont transposé dans leur programmation les approches de l’égalité entre les sexes. C’est en 1984 que l’ACDI s’est dotée de structures appropriées pour favoriser l’intégration de la femme dans le développement (IFD). Mais malgré des efforts et le rôle pionnier du Canada dans ce domaine, seule une faible proportion de l’aide vise l’égalité entre les hommes et les femmes. Il faut aussi noter qu’en dépit des efforts dans ce domaine, les observations empiriques dans les pays en développement montrent que l’intégration de l’égalité entre les sexes, telle qu’elle a été initialement conçue, peine à devenir un fait accompli et à dépasser le stade des résultats opérationnels.

Le chapitre d’Yvan Conoir porte sur l’action humanitaire canadienne dont l’auteur prend immédiatement le parti de la séparer de l’aide au développement en raison du fait qu’elle dépasse le giron des actions multilatérales de l’aide canadienne au développement. L’intervention de différents acteurs institutionnels dans la définition de la politique d’aide humanitaire invite à une lecture plus globale et diversifiée que la seule analyse quantitative des financements de la programmation humanitaire par l’intermédiaire de l’ACDI. N’empêche, le Canada confie la coordination de son assistance aux victimes au Programme d’assistance humanitaire internationale (PAHI) de l’ACDI dont les auteurs soulignent l’insuffisance des moyens financiers pour faire face par exemple à une crise de grande envergure. Mais fort heureusement, la structuration actuelle de l’aide humanitaire canadienne fait qu’en plus du PAHI, il y a le groupe des affaires humanitaires et interventions lors des catastrophes logé au ministère des Affaires étrangères auquel s’ajoute une autre structure gérée par les forces armées canadiennes, et enfin le groupe des ONG intervenant dans ce champ spécifiquement. Cette sorte de gestion décentralisée de l’aide humanitaire débouche sur ce que les auteurs nomment un « partenariat humanitaire canadien » qui permet un échange rapide d’informations et une meilleure coordination des agences aptes à réagir dans les délais.

Eric Marclay étudie le virage vers les questions de sécurité de l’aide publique au développement et il montre comment, à partir des événements du 11 septembre 2001, les États-Unis ont infléchi l’action internationale du monde de sorte que tout est envisagé sous le prisme de la sécurité intérieure, marquant ce qu’on a appelé le « consensus de New York ». Il en résulte un amalgame entre sécurité et développement et, avec des exemples précis, l’auteur démontre que ce virage aura des conséquences dans les financements de l’aide au développement. Par exemple, pour le seul budget de l’ACDI, les engagements en Afghanistan et en Irak vont affecter les programmes en faveur de la réduction de la pauvreté en Afrique. L’auteur dénonce cet amalgame simpliste qui permettrait aux pays donateurs de poursuivre leurs objectifs stratégiques au nom d’un hypothétique développement.

La troisième partie commence par une contribution titrée « L’aide publique canadienne à l’Afrique : vers un nouvel âge d’or » qui analyse tout le processus historique des programmes d’aide à l’Afrique, signée Stephen Brown. L’auteur souligne que, contrairement aux institutions de Bretton Woods, le Canada n’intègre pas immédiatement la conditionnalité économique à son assistance et qu’en réponse à l’intérêt généralisé pour l’Afrique, le gouvernement canadien a pris plusieurs initiatives en faveur de l’Afrique dont le programme « Afrique 2000 » lancé par l’ACDI en 1986, d’une durée de quinze ans. Toutefois, l’espoir d’un accroissement de l’aide à la suite de la fin de la guerre froide ne s’est pas matérialisé, au contraire ; l’Afrique a vu une diminution de son importance stratégique et est même privée de ressources supplémentaires en raison des compressions budgétaires. Mais il faut noter que le sommet du G8 à Kananaskis en 2002, auquel ont participé des chefs d’États africains, va marquer une nouvelle tournure dans l’assistance canadienne à l’Afrique : il y est affirmé un soutien croissant au nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) et on y a annoncé des augmentations annuelles de 8 % au budget canadien d’aide au développement dont la moitié serait destinée à l’Afrique. Mais avec la politique de concentration géographique des ressources et l’arrivée des conservateurs au pouvoir, il apparaît que les intérêts prioritaires du gouvernement Harper sont ailleurs qu’en Afrique.

Philip Tanner retrace également tout le processus historique de l’aide canadienne au développement qui a suivi l’influence des événements politiques (guerres, catastrophes, etc.) qui jalonnent la marche des pays de l’Asie et des îles du Pacifique. Pour la région asiatique, l’auteur remarque que les fonds investis par le Canada sont relativement inférieurs compte tenu de son importance démographique et de l’état de la pauvreté. L’un des intérêts majeurs de cet article réside dans la description du dangereux scénario qui se déroule actuellement en Afghanistan et qui risque de modifier la façon dont l’aide étrangère canadienne est distribuée. L’auteur remarque fort justement que la ligne séparant les fournisseurs de l’aide d’urgence et de développement et les fournisseurs de sécurité se brouille et que la cause du conflit dans la plupart de ces pays devient inexplicable.

François Audet et Judy Meltzer analysent les contradictions et paradoxes dans l’aide canadienne en Amérique latine. Les auteurs soulignent d’emblée que la croissance économique constatée dans cette région depuis la dernière décennie est loin de compenser le déclin observé dans la précédente car 40,6 % de Latino-Américains vivent encore dans la pauvreté. Force est de constater que cette région n’est pas prioritaire pour le Canada à l’exception notable du Mexique et d’Haïti dont la situation humanitaire justifie un regain d’intérêt de l’aide canadienne.

Tout compte fait, ce livre bilan consiste en une évaluation complète de l’aide canadienne au développement. Plus qu’un simple état de lieux, il offre des réflexions intéressantes dont les décideurs politiques peuvent tenir compte pour réorienter dans une meilleure optique leurs interventions. Il dégage des pistes de recherches fort intéressantes pour les chercheurs en développement international en plus de constituer une véritable mine d’informations. S’il y a une faiblesse dans l’ouvrage, elle vient de l’absence de contributions des chercheurs du Sud dont le regard en tant qu’acteurs et sujets de la recherche aurait donné une plus grande dimension critique au contenu qui relève malgré tout le défi de la distance critique propre à la production scientifique sur un sujet pas toujours facile à aborder malgré son apparente mais fausse banalité.