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Dans les nombreuses études qui l’abordent, la signification précise de la notion de communauté est souvent obscure. Cette notion est utilisée de manière indifférenciée en référence à des problématiques et phénomènes qui ne relèvent pas nécessairement de la même logique. Dans le but de remédier à ce manque de clarté, Stéphane Vibert propose une étude monographique consacrée au concept de communauté. Adoptant une approche discursive, il prend appui sur un corpus composé de documents officiels portant sur les politiques publiques québécoises, notamment dans le domaine de la santé et des services sociaux de 1970 à aujourd’hui. Au terme d’une analyse diachronique de ces documents, l’auteur dégage une typologie qui parvient à jeter un peu de lumière sur la polysémie inhérente à la notion de communauté. Au-delà de la simple question conceptuelle, il s’agit aussi pour l’auteur de comprendre, à travers son discours, comment l’État s’est approprié et a mobilisé cette notion à travers la mise sur pied de ses politiques publiques.

Loin de se contenter de traiter les quatre idéaux-types proposés (le « milieu de vie », les « organismes communautaires », la « communauté identitaire » et la « communauté sociétale ») de manière isolée et linéaire, l’auteur dégage les liens, les chevauchements, mais aussi les tensions qui les relient en mobilisant deux axes théoriques situant les espaces du « sujet moderne ». Ainsi, l’évolution du concept de communauté est-elle marquée par les oppositions autonomie/dépendance et intégration/anomie. Appuyé par de nombreux exemples tirés des documents étudiés, le rappel constant et pertinent de ces aspects indissociables du « processus de communautarisation » assure une cohérence théorique indéniable à l’ensemble de l’étude.

À la suite de la désintégration des communautés traditionnelles et de l’essoufflement providentialiste, l’État compte réparer les dégâts causés par l’avènement de la modernité et compenser pour son désengagement progressif en prônant un retour à la communauté, tout en valorisant l’autonomie individuelle. Le recours à la communauté locale comme « milieu de vie » est considéré comme plus « naturel » et est donc privilégié, tout en demeurant problématique. En effet, Vibert prend l’exemple évocateur de la désinstitutionnalisation pour souligner une contradiction qui n’est pas toujours évidente : la communauté, bien qu’elle puisse être salvatrice, revêt aussi parfois une connotation négative, comme en fait foi, par exemple, la violence subie par certaines personnes atteintes de maladie mentale. Découlant de nombreuses transformations sociales (itinérance, chômage, éclatement de la famille nucléaire), de nouveaux besoins voient le jour et requièrent des ressources et des services que l’État n’est pas toujours en mesure de dispenser. En réponse à cette brèche dans les services, les organismes communautaires se posent en vecteurs de changement et s’incarnent désormais dans les mouvements sociaux, défenseurs des droits des minorités. Insistant sur la dualité structurelle à laquelle les organismes communautaires sont confrontés, l’auteur rappelle que le nouveau partage des responsabilités entre l’État et la communauté ne se fait pas sans heurts. En effet, bien que l’institutionnalisation de leur partenariat avec l’État assure une reconnaissance aux organismes communautaires, il n’en reste pas moins qu’ils doivent composer avec un certain nombre de contraintes aux niveaux financier et administratif. Par ailleurs, même si cette critique n’est pas nouvelle, l’auteur ne manque pas de souligner que, sous des airs de complémentarité exemplaire, la reconnaissance des groupes communautaires comme partenaires de l’État est susceptible de receler des pratiques de dumping ou de sous-traitance.

À la différence des « communautés locales », les « communautés identitaires » sont de nature beaucoup plus hétérogène et naissent paradoxalement d’une individualisation grandissante. L’État, plutôt que de se poser en protecteur tout-puissant, endosse maintenant le rôle de « gestionnaire de la diversité ». Ainsi, les immigrants, les personnes âgées, les jeunes ou les personnes ayant des déficiences intellectuelles sont identifiés comme des populations vulnérables et leur autonomie est favorisée, mais toujours dans une perspective d’intégration à la communauté, tant locale que globale. Pour sa part, la « communauté sociétale » renvoie à la notion de citoyenneté et d’égalité en droit, mais aussi de responsabilité partagée. Qu’il s’agisse de l’accueil fait par la société québécoise aux immigrants ou de la relation entre la population et les personnes atteintes d’une maladie mentale, les divers acteurs appelés à côtoyer des communautés vulnérables ou ayant des revendications particulières, sont encouragés à faire preuve d’ouverture et à effectuer un important travail de sensibilisation. Bref, la communauté sociétale ramène en quelque sorte un impératif de participation qui déleste encore un peu plus l’État de son statut de gardien de la cohésion sociale au profit de la société civile.

Par le biais de cette étude, Stéphane Vibert a le mérite d’avoir relevé le défi de fournir un cadre conceptuel et théorique solide permettant assurément de mieux comprendre une notion utilisée de manière approximative par nombre d’auteurs de plusieurs disciplines. La contribution la plus importante de l’auteur est d’ailleurs d’avoir réussi à développer une réflexion théorique qui dépasse largement le cadre de la santé et des services sociaux québécois. En évitant de se limiter à une seule dimension de la question communautaire et en adoptant une approche dialectique d’une grande richesse, l’auteur a su jeter une lumière nouvelle sur les questions complexes, mais fondamentales, d’autonomie et d’intégration. Il reste maintenant à souhaiter que des études comparatives similaires soient menées dans des contextes différents.