Éric Méchoulan analyse la fascination que, depuis les années quatre-vingt, ressentent nos sociétés occidentales face à la récupération de la mémoire, en privilégiant l’approche culturelle de la modernité dans cet excellent essai érudit et interdisciplinaire. En effet, si la mémoire traditionnelle était caractérisée par le primat du passé sur le présent, la mémoire de la modernité, quant à elle, avait toujours mis l’accent sur l’innovation, de sorte que le présent dominait le passé. L’auteur constate aujourd’hui, dans la conception de mémoire culturelle inscrite dans la modernité, une certaine blessure, une faille, une distance entre présent et passé. Cette distance oblige à faire appel aux historiens, les vrais spécialistes du souvenir, qui adopteront le rôle du médiateur pour expliquer le passé. Les événements sont de cette manière soumis à un processus de « muséification culturelle », de sorte que la culture de la mémoire ressemble à un « greffon sans sève », préservé artificiellement dans le musée de l’historiographie. La mémoire devient ainsi, en quelque sorte, une mémoire cultivée. Les événements du passé deviennent des donnés, des objets de musée, sacralisés, patrimonialisés, mis à distance. Ce sont justement les risques de cette sacralisation que l’auteur veut mettre en question dans cet ouvrage à travers une réflexion à la fois littéraire, philosophique et personnelle sur la mise en culture de la mémoire et ses conséquences et périls. L’approche volontairement oblique de l’auteur met l’accent, non pas sur les grands noms des critiques de la mémoire tels que Ricoeur, Halbwachs ou Primo Levi, mais plutôt sur un parcours entre littéraire et théorique à travers quelques textes fondamentaux pour essayer d’établir un diagnostic sur ce qui arrive aujourd’hui à la mémoire. Dans la première partie, l’analyse d’une sélection de textes allant de Nerval jusqu’à Georges Perec offre un aperçu particulier du développement diachronique de la mémoire dans la culture moderne. La seconde partie s’attarde sur le travail du passé impliqué dans la culture moderne de la mémoire, à travers les constructions théoriques ou littéraires de certains auteurs tels Paul Zumthor ou Fernand Dumont. La grande originalité de cet ouvrage, par rapport à d’autres essais au sujet de la mémoire, est bel et bien le fait de partir de l’analyse des textes de plusieurs grands auteurs, doublée de l’argumentation toujours en dialogue ouvert et enrichissant avec les grands philosophes modernes, tel un miroir à plusieurs reflets, pour avancer une réflexion personnelle sur les risques et les possibilités des rapports entre le présent, le passé et la culture dans notre société contemporaine. Éric Méchoulan nous offre ainsi un ouvrage qui, tout en s’inscrivant dans le mouvement critique qui s’intéresse à la mémoire et à son devenir dans notre société actuelle, apporte une vision parfaitement originale sur la mémoire en tant que phénomène culturel.
Éric Méchoulan,La culture de la mémoire, ou comment se débarrasser du passé ?, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008, 264 p.[Notice]
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Beatriz Calvo Martin
Université Libre de Bruxelles.
beatriz.calvo.martin@ulb.ac.be