Le projet qui sous-tend cet ouvrage collectif peut se résumer comme suit : identifier les lieux artistiques où, durant l’entre-deux-guerres, les régionalismes se confrontent à tel ou tel aspect de la modernité ; expliquer les ressorts de cette confrontation, les tensions, les rejets ou les adhésions qu’elle suscite. Les domaines explorés concernent tout particulièrement le Québec, mais quelques points utiles de comparaison sont offerts avec la France (surtout en architecture, en musique et en littérature) et la Belgique (en littérature). La tâche est d’abord sémantique, et la plupart des auteurs ne s’y dérobent pas : qu’entend-on par régionalisme, nonobstant le pluriel qui lui est accolé ? Que recouvre la foisonnante polysémie du mot modernité ? Quelles significations et leçons éventuelles peut-on tirer des débats de l’entre-deux-guerres, quand nos lentilles se sont élargies et nos loupes peuvent grossir des événements culturels qui n’étaient perçus que comme épiphénomènes ? Avec le recul, il est beaucoup plus aisé de trancher entre les « bons » et les « mauvais » choix esthétiques. Dans son texte sur la publication en 1938 chez Gallimard de l’ouvrage de Léo-Paul Desrosiers, Les engagés du Grand Portage, Michel Lacroix insiste opportunément sur la nécessité de ne pas se cantonner à une grille de lecture qui débusque des codes idéologiques derrière les options artistiques, mais ajoute à ces deux dimensions les effets de connaissance produits par une oeuvre (voir notamment p. 191 et 194). Un triangle analytique est ainsi posé, qui permet de dépasser le stade du décryptage des codes : l’interdiscursivité dont témoignent régionalisme littéraire et géographie humaine illustre bien la porosité de ces frontières d’école, qu’un éditeur en apparence aussi éloigné du régionalisme que Gallimard (avec son fleuron : la Nouvelle Revue française) serait censé défendre jalousement. Une autre participante à cet ouvrage collectif (dont elle pose les premiers jalons), Anne-Marie Thiesse, avait déjà noté dans Écrire la France (1991) les multiples liaisons entre le régionalisme littéraire et les sciences humaines. Pour ce qui touche aux expositions culturelles et artistiques au Québec, la place prééminente de l’anthropologue Marius Barbeau est signalée par Esther Trépanier (p. 338-339). Les oeuvres littéraires, picturales, musicales, architecturales, etc., dont il est question ici partagent le souci de condenser, en une forme esthétique, des informations ou des connaissances que leurs concepteurs ont accumulées. Les régionalismes s’affirment en se constituant en mémoires collectives, en conservatoires de traditions rognées et contestées par les manifestations d’un progrès économique sans égard pour elles. Cependant, le régionalisme revêt maints aspects contradictoires. Ainsi en France, où le régionalisme fut instrumentalisé politiquement, comme le rappelle Daniel Le Couédic, « au service d’une entreprise de destruction des différences profondes considérées comme autant de menaces pour la Nation, une et indivisible » (p. 27). Tandis que le régionalisme « folkloriste » prospère, les langues régionales (les patois locaux, dit-on, pour les discréditer) n’ont plus droit de cité à l’école (voir à ce sujet les indications de Hans-Jürgen Lüsebrink, p. 200-201). La valorisation du folklore est d’autant plus ambiguë qu’elle cautionne la répression de l’usage de ces langues. Les patois en sortiront anéantis. Dès lors, rien d’étonnant à ce que des architectes bretons tels Maurice Marchal et Olivier Mordrelle, peu enclins à goûter le prosélytisme de la centralisation nationale, s’inscrivent dans le mouvement moderne au nom même de leurs aspirations autonomistes ou fédéralistes. Que faut-il retenir de cette impeccable démonstration de Daniel Le Couédic, sinon la constante qui, au-delà des effets de contexte idéologique, pose en architecture la question de la différence comme antidote à l’uniformisation des lieux ? Sur les matériaux locaux se fondent aussi bien les régionalismes européens de …
Denis Saint-Jacques (dir.), L’artiste et ses lieux. Les régionalismes de l’entre-deux-guerres face à la modernité, Québec, Nota Bene, 383 p. (Convergences.)[Notice]
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Gérard Fabre
Institut Marcel Mauss,
EHESS/CNRS, Paris.
gfabre@ehess.fr