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Voici un ouvrage monumental qui témoigne d’une évolution majeure des manières de concevoir et de pratiquer la recherche juridique au Québec, au cours des trois ou quatre dernières décennies. Manifestement inspirés par l’ampleur et la rigueur des travaux scientifiques de celle qu’on les invitait à honorer, les collègues, cochercheurs, anciens assistants de recherche et étudiants diplômés d’Andrée Lajoie ont livré des contributions remarquables dont la diversité et la qualité révèlent de façon exemplaire une nouvelle épistémologie de la recherche juridique.
Au Québec comme ailleurs, la science normale pratiquée au sein de la communauté juridique reste dominée par le paradigme dit du « positivisme juridique ». La recherche en droit a pour finalité première d’élucider le sens interne et la logique de système des règles formelles énoncées dans le droit positif de l’État, pour juger ultimement de la validité des décisions officielles ou des pratiques sociales qui se réclament d’une légitimité tenant à leur conformité au droit en vigueur. On trouvera dans les Mélanges Andrée Lajoie fort peu de manifestations de cette science juridique normale. L’ouvrage révèle plutôt l’existence d’une sous-communauté de chercheurs ayant pour ambition commune de réaliser, en dehors du paradigme dominant, des recherches sur le droit qui appréhendent, avec réalisme et dans un rapport d’extériorité, les déterminations, les médiations et les fonctions des énoncés et des pratiques se réclamant de l’autorité du droit.
Par l’élargissement de son objet aux rapports entre le droit et la société, par l’emprunt de ses concepts, de ses hypothèses et de ses méthodes à l’extérieur de la science juridique conventionnelle, par l’adoption d’un point de vue critique plutôt que dogmatique, la nouvelle recherche sur le droit sort de l’enfermement de la pensée juridique sur elle-même pour étudier des problèmes et répondre à des questions que la doctrine juridique et la pratique professionnelle qu’elle est censée guider n’ont ni l’ambition ni la capacité d’aborder.
À l’instar de plusieurs recherches menées par Andrée Lajoie elle-même, les études rassemblées dans cet ouvrage mettent l’accent sur l’analyse des « sources du droit » (la législation, la jurisprudence, la doctrine) plutôt que sur l’étude empirique du fonctionnement des institutions et du comportement des professionnels et justiciables, comme ce fut le cas dans les années 1960 à 1980, au moment où les criminologues, sociologues et anthropologues dominaient le courant « droit et société ». Les juristes qui ont joint ce courant depuis ont certainement contribué au tournant linguistique et communicationnel qui s’est traduit par la faveur croissante des analyses de discours.
Si elle porte volontiers sur les énoncés du droit positif auxquels la science normale se consacre elle-même, la nouvelle recherche sur le droit affirme néanmoins sa très nette rupture avec les canons formaliste et performatif de l’analyse juridique conventionnelle : on ne sort pas du texte ; on ne lit pas entre les lignes ; on ne doute pas que la « réalité juridique » réside tout entière dans les énoncés qui disent formellement ce qui doit être aux fins du droit. À l’encontre de ces conventions scientifiques, les recherches nouvelles postulent et montrent qu’il y a dans, devant ou derrière les règles formelles des rapports de sens avec la réalité sociale externe, rapports que les locuteurs du droit mobilisent sciemment ou non, assument ou subissent à des degrés variables, à travers des procédés et des interstices qu’une analyse de logique formelle ne perçoit pas, travestit à sa manière ou récuse comme non pertinents.
L’étude du rapport de l’interprétation judiciaire avec les valeurs sociales n’est désormais plus la chasse gardée des philosophes. Mobilisant les ressources de l’analyse linguistique, rhétorique et herméneutique, la recherche sur la jurisprudence montre comment les valeurs présupposées par les juges (la liberté individuelle, la démocratie parlementaire, la sécurité des citoyens…) interviennent dans la construction judiciaire des « faits sociaux » à prendre en compte pour apprécier la validité constitutionnelle des lois (Louise Rolland). Elle révèle aussi comment les valeurs de la population majoritaire surdéterminent l’étendue de la protection constitutionnelle des droits des groupes minoritaires en guidant les interprètes du droit dans la contextualisation du sens des lois et dans la détermination du contenu des notions floues du droit, notamment celle de « société libre et démocratique » (Stéphane Bernatchez).
L’étude des rapports de la loi avec les intérêts et les idéologies ne se limite plus à l’analyse des revendications et des discours des groupes de pression. En scrutant le détail des lois nouvelles et leurs effets d’émancipation par rapport à la législation antérieure, une analyse critique de l’évolution du droit positif révèle comment le pouvoir exécutif et l’appareil gouvernemental font progresser une démarche de privatisation du système de santé à la faveur de lois de « modernisation » mobilisées dans une fonction de trompe-l’oeil (Marie-Claude Prémont). Mettant à profit l’immense réservoir de « faits juridiques bruts » accumulés au fil des siècles dans les recueils officiels de la législation, une analyse historique minutieuse permet de mieux comprendre le phénomène général des attributions législatives de pouvoirs réglementaires à des instances non gouvernementales, ses rapports avec l’évolution de la culture politique et ses liens possibles avec les pratiques contemporaines de l’autoréglementation et du partenariat public-privé (France Houle).
La problématisation des rapports entre le droit positif et les autres types de normativité sociale est un autre chantier très important de la nouvelle recherche juridique. La mise en évidence des dynamiques d’internormativité rend compte des normes, des représentations et des catégories de pensée que le droit étatique, tout souverain qu’il soit, emprunte incessamment aux autres ordres normatifs en leur faisait subir en retour une transformation variable. La répression pénale du tabagisme pourrait ainsi trouver son moteur principal dans une sorte de néonaturalisme juridique où l’influence de la morale publique l’emporte sur la prise en compte des intérêts des entreprises concernées et de la fiscalité étatique (Hélène Dumont). Les normes à travers lesquelles les peuples autochtones définissent l’identité et l’appartenance ethniques ne peuvent être ignorées si l’on veut comprendre l’évolution actuelle du droit autochtone, mesurer l’écart entre identité juridique et identité sociologique, apprécier les enjeux des interventions de l’État dans la dynamique sociale de construction des identités individuelles et collectives (Sébastien Grammond). Les revendications autochtones basées sur la référence aux droits ancestraux impulsent en droit positif un processus d’invention d’une forme d’autorité gouvernementale fondée sur la résurgence du principe de personnalité des lois abandonné par la pensée juridique moderne au profit du principe de territorialité (Ghislain Otis).
Plus largement, ce sont les rapports du droit positif et de la pensée juridique avec la culture générale de l’époque qui sont scrutés et élucidés par la nouvelle recherche juridique : rapports avec la culture de la modernité et ses manières d’organiser, à travers le droit, la distribution et l’agencement des pouvoirs au sein de l’État et dans la société civile (Guy Rocher) ; rapports avec la culture du corps et de la nudité dans l’évolution de la civilisation occidentale (Norbert Rouland) ; rapports avec la culture contemporaine des sexes et des genres que le droit contribue à construire socialement en les reconnaissant officiellement (Danièle Lochak) ; rapports avec la mémoire historique d’une collectivité nationale dont les valeurs sont sélectivement réaffirmées aux fins d’inculcation idéologique par les lois dites « mémorielles » (Jacques Chevalier) ; rapports de la doctrine des juristes avec les phénomènes et les idées de « gouvernement des juges » et de « régulation » auxquels la pensée juridique reste aveugle si elle persiste dans une vision impériale plutôt que dialogale du droit (Gérard Timsit).
Forte des données sociales auxquelles elle rapporte sa connaissance du donné juridique officiel, la nouvelle recherche se sent habilitée à juger le droit, laissant à la science juridique normale le soin de juger en droit. Le jugement devient critique de la colonisation des ordres juridiques autochtones par un droit étatique que son ethnocentrisme occidental prédispose à l’ « ethnocide juridique » (Étienne Le Roy) ; critique des effets mystificateurs d’une compréhension juridique du fédéralisme qui cache l’évolution des rapports entre l’État et la société civile derrière le paravent technique du partage des compétences législatives ; cette mystification se renouvelle aujourd’hui à la faveur de l’idéologie d’harmonisation des lois nationales pour masquer la réalité néolibérale d’un État relégué à un rôle subalterne par la puissance des entreprises multinationales (Anne Legaré).
Faisant bonne mesure, d’autres études jugent positivement la contribution du droit à l’émancipation sociale d’individus ou de groupes : celle des femmes européennes dont l’égalité juridique et la protection contre la discrimination progressent grâce au droit supranational de l’Union européenne, sous réserve toutefois des effets régressifs que pourrait entraîner l’élargissement récent de l’Union (Nanette Neuwahl) ; celle des populations autochtones du Canada dont l’autonomie collective trouve ses assises les plus favorables dans la pratique des traités avec les États plutôt que dans la jurisprudence même progressiste des tribunaux (Peter W. Hogg). Dans d’autres cas, les effets d’émancipation sont virtuels puisque le droit censé les procurer reste à l’état de projet ou n’a pas encore fait ses preuves de façon convaincante, ce qui n’empêche pas les juristes d’espérer beaucoup (peut-être trop) : espoir d’une constitution du Québec qui affirmerait solennellement les caractéristiques de la nation québécoise et raviverait le goût de son émancipation politique (Daniel Turp) ; espoir que la nouvelle constitution fédérale de l’Irak, qui confère un statut unique au Kurdistan, assure le triomphe du droit sur la force (André Poupart) ; espoir, enfin, que, sous la poussée de la mondialisation et de la postmodernité, la théorie générale du droit s’affranchisse de son nationalisme juridique encore dominant, au bénéfice d’une nouvelle gouvernance globale (Karim Benyekhlef) et de tous ceux qui aspirent à une citoyenneté cosmopolite (Richard Janda).
En parcourant ce livre, les spécialistes des sciences sociales se convaincront aisément de l’intérêt scientifique de la nouvelle recherche juridique pour leur compréhension du droit contemporain et de la société dont il participe. Ils constateront à quel point ceux et celles qui produisent cette recherche sont eux-mêmes convaincus des avantages d’un point de vue externe pour l’analyse critique de l’évolution du droit positif (Patrick Molinari), convaincus aussi des bénéfices mutuels que les juristes et les spécialistes des sciences sociales peuvent espérer en se réunissant dans des équipes de recherche multidisciplinaire (Katherine Lippel).
Les travaux d’Andrée Lajoie ont à cet égard une grande valeur d’exemplarité. Roderick A. Macdonald souligne (p. 733) que ces travaux tirent leur force du réflexe intellectuel de ne rien tenir pour acquis définitivement et d’une acuité critique exceptionnelle, qualités dont Macdonald fait lui-même preuve en reconceptualisant le problème de la sélection des juges à rebours des idées reçues. Ce sont là des qualités qu’on reproche souvent aux adeptes du « positivisme juridique » de ne pas pratiquer suffisamment. Après quatre décennies d’une nouvelle recherche juridique qu’il était et reste nécessaire de développer au sein des facultés de droit, la table est mise désormais pour que l’ancienne et la nouvelle recherche juridique entament sérieusement un dialogue constructif, avec l’espoir que l’enseignement universitaire de la science juridique normale bénéficie à son tour des avancées de la recherche « droit et société ».
La question posée par François Chevrette et Hugo Cyr dans la toute première contribution aux Mélanges Andrée Lajoie pourrait bien être celle d’ouverture de ce dialogue entre juristes anciens et modernes : « De quel positivisme parlez-vous ? ». Au-delà de ses apories théoriques, la difficulté de ce dialogue sera celle de tous les débats identitaires, puisque la conciliation et la synergie des identités disciplinaires ne peuvent advenir qu’au terme d’une remise en question, de part et d’autre, des connaissances et des habiletés auxquelles on s’identifie peut-être moins par souci de la vérité que par attrait du confort intellectuel.
Au-delà de ses enjeux pour l’évolution de la culture des juristes, ce débat entre Anciens et Modernes sera d’une grande importance politique. Il y a sans doute beaucoup à gagner d’une culture juridique prenant acte avec réalisme de toutes les dépendances sociales dont le droit est tributaire, comme le sous-titre des Mélanges invite à le constater. Il y a aussi, n’en doutons pas un seul instant, beaucoup à perdre, du point de vue démocratique, si le cynisme et le nihilisme finissent par s’imposer au coeur de l’éthos des juristes. Le pari ultime en faveur de l’indépendance du droit, imparfaitement mais démocratiquement posé, est aussi un idéal à défendre.