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Recherches sociographiques célèbre en 2009 ses cinquante ans d’existence et achève, avec ce troisième numéro, la publication de son cinquantième volume. Ceux qui possèdent la collection complète des 139 numéros publiés au fil des ans constateront que sa facture matérielle a bien changé, mais ses lecteurs assidus y retrouveront toujours la fidélité aux intentions de ses fondateurs – Fernand Dumont (1927-1997), Jean-Charles Falardeau (1914-1989) et Yves Martin – et au projet initial de faire une sociographie du Canada français devenu, depuis les années 1960, le Québec et un ensemble de communautés francophones en dehors de ses frontières, que la revue a toujours pris soin de ne pas oublier.
« Notre société est peu connue » lit-on dans l’article liminaire du premier numéro publié au moment où la Révolution tranquille prenait son véritable élan. Ce n’est plus le cas en 2009. Avec le recul, Recherches sociographiques peut s’enorgueillir sans fausse modestie d’avoir largement contribué au développement et à la diffusion de connaissances scientifiques sur la société québécoise et ce, par son orientation pluridis-ciplinaire qu’elle n’a jamais abandonnée. S’y retrouvent pas moins de 1 002 articles et notes critiques – ainsi que plusieurs milliers de comptes rendus d’ouvrages – qui constituent un capital de connaissances accumulées, maintenant disponible en ligne pour consultation facile partout sur la planète.
Les intentions de la revue
Recherches sociographiques entend poursuivre dans la voie tracée par les fondateurs. C’est là bien plus qu’un énoncé de rhétorique, bien davantage qu’une référence obligée lors de la célébration d’un anniversaire comme le nôtre. La revue a d’abord comme créneau l’étude « de notre société », pour reprendre les mots de ses fondateurs – et les lecteurs familiers avec la sociologie québécoise auront sans doute reconnu là la plume de Jean-Charles Falardeau. Elle entend continuer d’analyser la société québécoise sous tous ses aspects, dans ses dimensions les plus variées, mais sans oublier le nouveau Canada français qui, comme le Québec, s’est refondé sur de nouvelles bases. La revue entend continuer de donner une voix aux collègues de la francophonie canadienne et compte aussi sur leur collaboration. Mais la société québécoise a bien changé depuis 1960, et cela se voit dans la liste des collaborateurs qui y publient maintenant leurs travaux et leurs critiques. Cette ouverture demande à être poursuivie et à être mieux affirmée encore, ce qui exigera l’établissement de nouveaux réseaux de notre part, certes, mais aussi l’apport spontané et non sollicité de collaborations nouvelles, que nous souhaitons. Inclusion et diversité sont dans l’air du temps et Recherches sociographiques entend bien être de son époque.
La perspective de la revue sur le Québec est celle de la sociographie. C’est là le créneau qui a fait son originalité dès le départ, mais aussi sa grande utilité, sa pertinence dans la cité. Connaître le monde qui est le nôtre, étudier avec méthode la société dans laquelle nous vivons s’imposent comme une nécessité pour orienter l’action collective, éclairer les débats d’idées. La revue va donc continuer d’occuper ce créneau de la recherche sociographique et de la diffusion de connaissances scientifiques sur la société québécoise.
Les vocables sciences et scientifiques ont en effet été dès le départ accolés à la sociographie qu’entendait pratiquer Recherches sociographiques en 1960. À notre époque tentée par le relativisme, il faut réaffirmer cette orientation, ce choix de publier des connaissances empiriquement fondées, des savoirs solides. À l’encontre de cette approche, les relativistes soutiendront que « tout savoir est teinté d’idéologie » ou encore, que « la science n’est pas neutre ». Cette critique doit être rejetée. La science se distingue de l’idéologie en ce qu’elle explicite les règles du jeu qu’elle suit, qu’elle précise ses méthodes, qu’elle formalise ses bases théoriques, qu’elle soumet à examen par les pairs les conclusions et interprétations qu’elle tire des données. « Les limites de la raison d’un savant, ce sont les raisons d’un autre savant » écrit fort justement Maxime Parodi (La modernité manqué du structuralisme, Paris, PUF, 2004, p. 163). Georg Simmel explique que le savant, comme tout être humain, commet des erreurs, notamment en acceptant des propositions implicites déterminantes et parce que ses moyens sont limités. La révélation de ces erreurs et de ces implicites, loin d’engendrer le scepticisme du relativiste, conduit plutôt « à l’accès progressif à la vérité » dont parlait Karl Popper. C’est dans cet esprit que Recherches sociographiques maintient – et a développé encore davantage ces dernières années – l’examen critique des travaux faits dans la cité savante. Les notes critiques, les symposiums critiques et les comptes rendus consacrés à l’examen de la production de plus en plus abondante sur le Québec sont reconnus comme des marqueurs identitaires de notre revue.
La sociographie pratiquée dans la revue a toujours été pluridisciplinaire. On consultera les sommaires des dernières parutions ou la liste des comptes rendus publiés pour s’en convaincre. À l’heure de la spécialisation grandissante et des savoirs de plus en plus pointus, la perspective pluridisciplinaire s’impose encore et toujours pour comprendre et interpréter notre société. L’article liminaire du premier numéro de Recherches sociographiques formulait le souhait de publier davantage d’études comparées avec d’autres sociétés. Cette orientation n’a pas inspiré autant de travaux qu’on l’aurait souhaité. La revue a bien publié en 2002 un numéro spécial dans cette perspective – Au Québec et ailleurs : comparaisons de sociétés – mais il y a eu finalement assez peu de véritables études comparées dans nos pages, mis à part ce numéro spécial. Il y a là une lacune qui mériterait d’être comblée dans les années à venir.
La revue a publié dans le passé plusieurs articles proposant des interprétations d’ensemble de la société québécoise et même des articles à contenu théorique plus marqué, côtoyant la sociographie. « Nous savons que la science ne commence pas nécessairement par la description des phénomènes. Pour que la sociologie demeure véritablement une science, même quand elle étudie la société à laquelle le sociologue appartient, il faut qu’elle vise à des élaborations théoriques. » Ces mots, écrits dans l’article introductif du premier numéro, sont encore d’une étonnante pertinence. Si la société québécoise abonde maintenant en chercheurs et en interprètes, elle donne parfois l’impression d’être en panne d’interprétation. Appel est donc lancé à ceux et celles qui auraient le goût d’élaborer de longs articles de synthèse, des interprétations qui ouvriront des pistes nouvelles, des hypothèses à explorer plus avant.
Les projets
La revue a organisé les 29 et 30 octobre 2009 un colloque qui a réuni vingt participants venant de divers horizons intellectuels autour du thème Les défis du Québec. Les travaux qui y ont été présentés seront publiés dans un numéro spécial dans le courant de l’année 2010. On y trouvera des articles sur les « universaux classiques de l’idée de société » – le politique, la culture et l’économie – mais aussi des références à l’histoire, à la démographie, au territoire et à l’écologie.
Le premier numéro de l’année 2010 portera sur l’économie québécoise. Ce ne sera pas un numéro thématique planifié comme tel, mais il réunira plutôt un ensemble d’articles reçus ces derniers mois et traitant tous de l’économie québécoise, une thématique un peu négligée dans nos pages ces dernières années. La rédaction a déjà ainsi, dans le passé, publié des numéros spéciaux autour d’une thématique qui s’était imposée par le hasard des contributions reçues, le hasard n’étant sans doute pas le bon terme pour désigner une collection de travaux sur un même thème qui émerge à une période donnée de notre histoire collective.
Deux numéros spéciaux – planifiés en bonne et due forme ceux-là ! – sont en préparation et on trouvera l’appel à contribution dans les pages du numéro précédent et sur notre site internet. Le premier, placé sous la direction de Martin-E. Meunier (Université d’Ottawa), portera sur la religion. Le facteur religieux est de plus en plus considéré comme l’une des clés explicatives des frictions identitaires et culturelles dans notre société, avance l’appel de textes. Cela se voit dans la relecture du passé canadien-français, dans les débats sur la laïcité autant que dans les conflits portant sur l’enseignement de la religion à l’école. La question religieuse est de retour dans l’actualité et elle nécessite un éclairage scientifique et non partisan, ce à quoi entend contribuer notre revue. Le numéro spécial suivant traitera du thème Immigration et marché du travail, sous la direction de Sébastien Arcand (HEC, Montréal). On se rappellera que la Commission Bouchard-Taylor avait identifié l’accès à l’emploi comme étant l’une des clés de la réussite de l’intégration des immigrants à la société québécoise. Ces numéros spéciaux marquent concrètement le lien avec les préoccupations politiques et sociales de notre époque que souhaitaient établir les fondateurs dès les premières parutions de Recherches sociographiques, ce que Fernand Dumont a nommé par la suite la pertinence : « la sociologie, avant d’être interprétation d’une société, est conscience d’une société » avançait l’énoncé programmatique du premier numéro.
Artisans de la revue
Cet exposé liminaire serait bien incomplet sans un retour sur le travail des artisans qui font la revue au jour le jour. Recherches sociographiques reçoit un fort appui de son Comité de rédaction dont les membres se réunissent fidèlement au mois d’août de chaque année, sans oublier les collègues de son Comité scientifique international qui – internet aidant ! – collaborent activement aux activités courantes (évaluation des articles, rédaction de comptes rendus, conseils pour trouver des évaluateurs et des auteurs de comptes rendus). Le Comité de rédaction évalue chaque année la production passée, une démarche essentielle qui permet de rectifier le tir et d’orienter l’avenir. Mes remerciements vont donc à ces personnes qui consacrent du temps à répondre aux requêtes du rédacteur, ce qui inclut mes collègues de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval qui sont appelés à relire les textes et à dispenser des avis et critiques. Je tiens aussi à remercier bien chaleureusement le personnel actuel et passé du secrétariat de la revue et du Département de sociologie qui abrite nos locaux pour tous les services rendus au jour le jour, de même que toutes les personnes qui participent à la préparation des manuscrits et à la production matérielle de la revue. Celle-ci est de très grande qualité grâce aux moyens techniques modernes, mais aussi grâce au savoir faire des artisans du monde de l’édition.
Enfin, il faut souligner que le premier rédacteur de la revue, Yves Martin, a publié une contribution dans le volume L comme il l’avait fait, il y a cinquante ans, dans le premier volume. Yves Martin a donné à la revue, dès son origine, un style que les rédacteurs successifs ont toujours privilégié – rigueur dans le choix des articles, clarté dans l’expression des idées, attention à la forme et à la qualité de la langue. La Faculté des sciences sociales de l’Université Laval lui a rendu hommage lors du colloque du 50e anniversaire de la revue en lui remettant la médaille Georges-Henri Lévesque pour souligner l’excellence de sa carrière. Recherches sociographiques souhaite aussi lui rendre hommage en lui dédiant ce cinquantième volume.