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Le point de départ de l’interrogation de Jean-Denis Gendron est la contradiction manifeste entre les témoignages sur la langue des Canadiens qu’ont laissés les observateurs étrangers ayant visité le Canada (le Québec) aux XVIIe et XVIIIe siècles et ceux qu’on trouve sous la plume des voyageurs qui se prononcent sur le même sujet à partir de 1810. Les premiers estiment que les Canadiens parlent très bien le français alors que les seconds sont surpris d’entendre un accent qui leur paraît vétuste et régional. Pour le Québécois moyen, habitué au cliché selon lequel on parle au Québec comme à l’époque de Louis XIV, la question peut paraître banale. Mais il fallait justement mettre ce cliché à l’épreuve des faits de façon à remplacer la légende par une explication scientifique. C’est là le sens de la démarche de l’auteur.
Selon Gendron, il y avait en effet au départ une « communauté d’accent entre Paris et Québec » (p. 23). Il en veut pour preuve les témoignages unanimes des voyageurs européens à l’époque du Régime français pour qui les Canadiens parlent un français « sans accent » (Le Clercq, 1691), « aussi bon qu’à Paris » (Bougainville, 1757). Gendron appuie son affirmation à l’aide d’un tableau détaillé (Appendice C) dans lequel il met en parallèle, d’une part, les remarques des grammairiens français des XVIIe et XVIIIe siècles et, d’autre part, les prononciations canadiennes attestées dans les documents d’archives (d’après M. Juneau, Contribution à l’histoire de la prononciation française au Québec, 1972) et dans le Glossaire du parler français au Canada (1930).
Que se serait-il donc passé entre la fin du Régime français et 1810, qui expliquerait que les visiteurs européens ne s’y reconnaissent plus ? Un changement majeur se serait produit à Paris en matière de langage à la faveur de la Révolution française qui a chassé la noblesse du pouvoir et confié la direction de l’État à la bourgeoisie. Une nouvelle norme phonétique, que l’auteur appelle le « grand usage », découlant d’une tradition née au XVIe siècle et véhiculée à travers les discours publics (plaidoiries, sermons), aurait déclassé la norme de la cour, « le bel usage », dont Vaugelas avait été le codificateur le plus influent (Remarques sur la langue françoise, 1647). Le grand usage se caractérisait par l’énergie articulatoire, la prononciation de toutes les lettres, et était associé au style soutenu, alors que le bel usage, qui fleurissait notamment dans les cercles féminins, évitait les pratiques ostentatoires pour mieux s’adapter à la conversation courante et acceptait une foule de prononciations qui finiront par se retrouver dans les recueils de prononciations vicieuses (sumelle, étrète, su la table, mécredi, quéqu’un, un habit neu, ostination, bertelle, etc.). C’est cet usage qui, selon Gendron, dominait à Paris, à la cour aussi bien que dans le peuple, quand les colons français ont émigré au Canada, ce qui expliquerait son implantation naturelle au pays. Le grand usage, quant à lui, aurait perdu son caractère trop pompeux au contact de la bourgeoisie qui aurait réussi à faire une « synthèse » « de la grâce et de la force dans la parole courante » (p. 224), et serait ainsi à l’origine de la norme phonétique parisienne moderne.
On le voit, le projet de Gendron était ambitieux. Non seulement l’auteur a-t-il cherché à élucider le mystère des témoignages contradictoires concernant la langue des Canadiens, mais encore s’est-il donné pour mission de renouveler l’explication de l’évolution de la norme en France. La première retombée de son étude est que la preuve est faite, une fois de plus, que les immigrants du XVIIe siècle parlaient bel et bien le français, et non des patois. L’auteur démontre en outre que la distance qui s’est créée entre Paris et Québec dans les pratiques linguistiques n’est pas imputable à une dégradation du français dans l’ancienne colonie. Le changement s’est plutôt produit à Paris. Cette conclusion est indiscutable. Sur ce point, l’auteur corrige délicatement son maître, Georges Straka, qui avait écrit que l’ancienne prononciation correcte avait disparu du Canada avec le Régime français (p. 227-228). On ne doit pas pour autant en déduire que le modèle canadien de jadis est demeuré intact (ce que ne prétend d’ailleurs pas Gendron).
Pour se faire une idée juste de la pensée de l’auteur, il ne faut pas limiter sa lecture à l’introduction et au premier chapitre où, pourtant, l’essentiel est dit. Profondément convaincu de son point de vue, Gendron a tendance à simplifier les choses dans ces parties où il synthétise sa pensée. Les chapitres 2 et 3 par contre sont des démonstrations où le souci de la nuance redonne au texte plus de crédibilité et où l’enthousiasme de l’essayiste est mieux contenu. Les idées maîtresses de cet essai sont partagées par de nombreux chercheurs qui hésiteront néanmoins à donner leur pleine adhésion aux thèses telles que formulées par Gendron. Je soulève ici quelques points qui me paraissent faire difficulté, en commençant par le poids considérable que l’auteur donne dans son argumentation aux quelques notes que les voyageurs des XVIIe et XVIIIe siècles ont écrites à propos du français canadien. Tirant parti de la thèse de Marie-France Caron-Leclerc (Les témoignages anciens sur le français du Canada, du XVIIe au XIXe siècle : édition critique et analyse, 1998), Gendron a réuni treize témoignages d’étrangers produits entre 1653 et 1760. Les visiteurs s’entendent tous pour dire qu’on parle bien le français au Canada, mais leurs jugements s’énoncent le plus souvent en une seule phrase. Des treize témoignages, deux sont livrés par des personnes qui ne sont pas venues au Canada : Thoulier d’Olivet (1736), le seul à avoir rapproché – et encore, bien indirectement – l’accent canadien de l’usage de la cour, et Thomas Jefferys (1760), qui s’inspire manifestement du texte du père de Charlevoix (1744). Outre ce dernier, deux auteurs reprennent des jugements émis par d’autres. Ainsi, les propos du père Germain Allart sont rapportés par le père Chrestien Le Clercq (1691), qui les confirme par ailleurs, et le Suédois Pehr Kalm (1749) juge d’après ce que des Français lui ont dit. Il y a, dans presque tous les cas, un décalage temporel important entre la publication du texte et le séjour au Canada.
Ces commentaires laconiques constituent une base bien fragile pour soutenir, comme le fait Gendron, que « les accents parisien et canadien sont identiques aux XVIIe et XVIIIe siècles » (p. 99), surtout que personne n’affirme clairement qu’on parle au Canada de la même façon qu’à Paris. Bougainville (1757) est le seul à faire mention de cette ville, mais dans un énoncé comparatif : l’accent canadien « est aussi bon qu’à Paris ». À la lumière de leurs observations, on peut certes considérer que les voyageurs du Régime français ont une bonne opinion du français des Canadiens, mais il me semble qu’on doit interpréter leurs propos d’une façon plus large que ne le fait Gendron. Le terme accent, qui revient dans la majorité des témoignages, indique le sens du message, bien résumé, me semble-t-il, dans le texte de Bacqueville de la Potherie (1702) : « On parle ici parfaitement bien, sans mauvais accent. Quoi qu’il y ait un mélange de presque toutes les Provinces de France, on ne saurait distinguer le parler d’aucune dans les Canadiennes. » En somme, le français des Canadiens représente un heureux compromis entre les divers accents régionaux qui caractérisaient la France de l’époque. Ce compromis pouvait correspondre, dans une large part, à ce qu’on pouvait entendre dans les milieux populaires parisiens où, on le sait, l’influence des provinces se faisait sentir depuis le Moyen Âge.
Il est étonnant que les témoignages ne fassent pas état de prononciations d’origine régionale en France qui sont bien attestées dans les documents du Régime français, comme le maintien du -t final dans des mots comme bouT, foueT, liT, piqueT, poT, de même que dans les anthroponymes DroleT, FlueT, RageoT, etc. (héritage des parlers de l’Ouest de la France). Ce trait est omniprésent et il est impossible que les visiteurs ne l’aient pas entendu. On trouve également dans les textes d’archives des preuves de l’ancienneté de l’aspiration des consonnes j et ch (comme dans Jhaques, Charles, d’origine saintongeaise) et de la prononciation pruche (d’origine normande et picarde) plutôt que prusse. Dans son usage actuel, le français du Québec se caractérise notamment aussi par l’assibilation des consonnes t et d (tsirer, dzur) et par la diphtongaison des voyelles (paère, pâute), dont les origines anciennes (mais non parisiennes) sont probables (pour l’assibilation, voir mon étude dans Le français d’un continent à l’autre, sous la direction de Luc Baronian et France Martineau, P.U.L., 2009). C’est pourquoi j’estime qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces observations ponctuelles sur la langue qu’on trouve sous la plume des étrangers. Une chose est certaine – et on sera reconnaissant à Gendron de l’avoir démontrée –, le parler des Canadiens ne fait pas problème en Nouvelle-France.
L’espace manque ici pour la discussion de nombreux autres points qu’il faudrait éclaircir. Il me semble, par exemple, qu’il faudrait atténuer l’affirmation concernant l’uniformité de la prononciation parisienne au XVIIe siècle : « On peut dire en gros que la prononciation, à Paris, est commune à l’ensemble de la population, toutes classes sociales confondues. » (p. 100). Anthony Lodge (A Sociolinguistic History of Parisian French, Cambridge University Press, 2004) reconnaît que des prononciations populaires, bien que condamnées par les grammairiens, ont pu se retrouver dans les conversations informelles des classes supérieures. Il est clair, cependant, que la tendance à prononcer ar au lieu de er, comme dans pardre, abondamment attestée dans les documents québécois depuis le XVIIe siècle (comme chez les gens du peuple auxquels Molière donne la parole), n’a jamais eu « l’aval du discours soutenu », contrairement à ce qu’avance Gendron (p. 27) ; l’extrait sur lequel il s’appuie ne porte que sur le nom Barthélemi dont un grammairien proposait de conserver le a en conformité avec l’origine latine du nom.
La thèse principale de Gendron, à savoir qu’il y avait correspondance entre l’usage canadien et l’usage parisien, est certainement valable si l’on prend en compte le parler populaire de Paris. La population parisienne du XVIIe siècle était par ailleurs, comme le souligne l’auteur (p. 99), habituée à la variation des prononciations, ce qui peut expliquer que les visiteurs n’aient pas été choqués de retrouver ce phénomène au Canada : au moins, on n’y parlait pas patois! Paris avait connu, dans la première moitié du XVIIe siècle, une immigration massive de la campagne environnante (Lodge, p. 157), ce qui avait eu pour effet d’accentuer la présence des formes régionales dans le parler de la ville.
Le message qu’on a dégagé de l’ouvrage de Gendron dans la presse est que le français québécois avait conservé la prononciation de la cour. On ne s’étonnera donc pas que Les Perreaux, du quotidien The Globe and Mail, ait intitulé son article « ‘Deplorable’ Quebecois accent has royal roots, linguist asserts » (9 octobre 2008). Cet article a suscité plus de 80 interventions sur le site du journal, ce qui montre l’intérêt de l’ouvrage de Gendron. À l’instar de quelques lecteurs qui s’y sont exprimés, on peut se demander comment il est possible que les immigrants du XVIIe et XVIIIe siècles, qui étaient massivement originaires de la Normandie, de l’Anjou, du Poitou, de la Saintonge, etc., aient pu adopter la prononciation de la cour alors que leur vocabulaire contenait des centaines de mots qui sont manifestement d’origine provinciale. L’histoire de la prononciation québécoise doit être approfondie encore, cette fois à la lumière de celle du vocabulaire.