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Selon l’entendement commun, les médecins seraient extrêmement puissants. Cette réputation correspond bien au prestige dont la profession est présumée jouir au sein de la population, au degré de contrôle qu’elle exerce sur les activités des autres professionnels de la santé et à l’influence qui lui est attribuée sur les politiques publiques propres au domaine de la santé. Historiquement, la relation des « patients » aux différents types de « guérisseurs » s’est inscrite dans un rapport de dépendance qui, souvent marqué de contradictions, s’observe dans la relation du médecin moderne avec son patient, aussi « client ». Ainsi le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) était-il amené en 1970 à noter « un état de dépendance extrême » du patient face à son médecin tout en faisant état d’une attitude radicalement différente à l’égard des médecins dans leur ensemble.

[Le patient] n’est pas en mesure d’apprécier l’exactitude du diagnostic posé ou de juger de l’efficacité du traitement qu’on lui prescrit. Il obéit, parce que sa santé est en jeu, et qu’il accepte mal qu’un autre être humain puisse exercer sur lui une telle autorité. Le malade ne montre pas son agressivité à son médecin, dont il ne veut pas perdre la sympathie, mais la dirige vers l’ensemble du groupe des médecins (Robillard, 1970, p. 21)[1].

Selon pareille lecture, la dépendance s’observerait précisément dans la relation entre le patient et son médecin alors que des critiques parfois acerbes sembleraient désormais marquer le jugement que porte sur la profession médicale la société dans son ensemble. En réalité, la réaction à l’égard respectivement du médecin traitant et de la profession médicale n’est pas toujours aussi clairement contrastée. Il apparaît tout de même que le savoir scientifique incarné dans la figure paradigmatique du médecin est devenu objet de scepticisme, voire de sérieux questionnements. Dans ces conditions, les décisions – diagnostics et prescriptions – du médecin ne font plus l’objet d’une adhésion automatique ; le pouvoir médical n’est pas pour autant devenu simple produit de l’imagination. En contrepartie, divers facteurs semblent plutôt devoir contribuer à consolider, théoriquement, le pouvoir médical, tels notamment le vieillissement des populations et la place centrale de la santé dans les enjeux qui définissent les priorités gouvernementales. Bref, une évaluation du pouvoir médical n’est pas exempte d’ambiguïtés.

En pratique, forts du capital d’estime que leur réserve la population[2] et du rappel répété du problème de pénurie[3] en main-d’oeuvre – d’ailleurs non limitée au seul corps médical –, les médecins jouissent apparemment de conditions favorables à la pleine reconnaissance de leur travail professionnel. Cette vision cache cependant une facette moins brillante qui, justement, amène les médecins à se sentir surchargés et découragés[4] et permet même d’évoquer un état de détresse (VÉzina, Saint-Arnaud, Gilbert et Maranda, 2006). Les médecins prennent d’ailleurs eux-mêmes conscience de la précarité relative de leur statut : ils se retrouvent désormais face à des patients mieux informés, et ils sont régulièrement mis au défi par d’autres professions qui contestent leur position hégémonique dans le domaine de la santé. Par voie de conséquence, leur notoriété publique et leur autorité politique peuvent logiquement en souffrir.

Ces perceptions contrastées du statut et de la situation des médecins ont au départ inspiré le cadre général de notre analyse de 28 lois adoptées par l’Assemblée nationale du Québec entre 2001 et 2008 qui concernent, à différents degrés, le statut des médecins et les conditions de la pratique proprement dite. L’idée de cet examen a aussi été grandement stimulée par le travail exploratoire réalisé par Aude Claire Fourot (2002)[5]. Les quinze entretiens qu’elle avait menés avec des omnipraticiens de la région métropolitaine de Québec avaient permis des observations intéressantes qu’il faut se limiter ici à présenter très sommairement. L’analyse visait à rendre compte, à travers trois thématiques principales, de la perception que les médecins avaient eux-mêmes de leur pouvoir. Globalement, les médecins s’étaient montrés satisfaits de leurs relations avec leurs patients, marquées par la confiance (parfois gênante) que ceux-ci leur accordent. Par ailleurs, ces mêmes médecins se déclaraient déçus et paraissaient agacés par l’état de leurs relations avec les autres professionnels dans le domaine de la santé. Finalement, les médecins qui avaient collaboré à l’enquête de Fourot avaient fait voir leur inquiétude, leur mécontentement même, devant l’évolution de leurs rapports avec l’État, les politiques publiques semblant aller dans le sens d’une diminution de leur autonomie dans la conduite de leurs pratiques professionnelles. L’examen de chacune de ces trois dimensions de la conscience qu’avaient de leur pouvoir les médecins interrogés fait surgir un questionnement plus ou moins confusément cerné et exprimé en rapport avec la recherche de légitimité et de reconnaissance sociale renouvelées.

Cette quête ne dépend évidemment pas de l’action des seuls médecins et des organisations qui leur sont associées. Les patients et les autres professionnels de la santé sont en effet porteurs d’intérêts et revendications qui fondent des actions dont la réalisation repose en bonne partie sur des interventions de l’État[6]. Appelé régulièrement à exercer une fonction d’arbitrage[7] pour calmer les tensions qui marquent les relations entre acteurs déterminés dans la poursuite de leurs objectifs respectifs, l’État peut aussi agir en l’absence de demandes ou de pressions externes pour atteindre des fins de nature administrative – de rationalisation des coûts, par exemple – ou d’ordre spécifiquement politique – telle la préoccupation d’offrir un meilleur accès aux soins de santé. Ainsi, avons-nous tenu compte de ces responsabilités générales de l’État pour guider notre choix de 28 lois adoptées au Québec entre 2001 et 2008 pour ensuite les analyser sous l’angle du pouvoir médical par référence, plus spécifiquement, à l’encadrement de la pratique des médecins, à la liberté thérapeutique, à l’organisation de leur profession et à leurs conditions de travail. Cependant, avant de rendre compte du résultat de notre travail, esquissons quelques propositions conceptuelles et théoriques concernant le pouvoir médical et apportons quelques précisions méthodologiques touchant notre démarche.

Le pouvoir médical

Développée par des auteurs tels Everett C. Hughes, Howard Becker et Eliot Freidson, la théorie de la dominance professionnelle (professional dominance theory) constitue un point focal dans l’étude des professions. Plus spécifiquement, les travaux de Freidson sur la nature et le statut de l’autonomie professionnelle, généralement appuyés d’observations empiriques de la pratique professionnelle des médecins, sont devenus une commune référence dans ce domaine de recherche. Pensons, en particulier, à sa façon de caractériser les professions, qu’il présente comme des occupations dont l’autonomie, formellement reconnue, confère à leurs artisans le pouvoir de décider du contenu de leur travail et des modalités de leurs pratiques (Freidson, 1984, p. 81). L’exercice des pouvoirs délégués par l’État appelle une organisation formelle du corps professionnel, au premier chef pour assurer le volet de l’autorégulation sous les angles du savoir, de la responsabilité et du contrôle des actes professionnels. Malgré une prégnance que tendent à imposer de nombreuses observations, les positions de Freidson ont été remises en question. Limitons-nous à l’évocation de quelques-unes des thèses articulées à des points de vue divergents sur la profession médicale et son autonomie.

Ainsi, John McKinlay trouve en Marx un appui pour dépeindre l’évolution du travail médical et de son organisation en lien avec le développement du mode de production capitaliste : le travail médical est aujourd’hui décomposé en actes réservés ou délégués, et les médecins n’en réalisent plus qu’une partie. Il résulterait de cette thèse de la prolétarisation de la profession médicale un recul de la capacité des médecins à se gouverner eux-mêmes, particulièrement dans l’utilisation des méthodes informelles d’autorégulation (McKinlay et Hafferty, 1993, p. 15). Constituent des indices probants de cette thèse, selon McKinlay et ses divers collaborateurs, la « conversion », dans plusieurs pays, des médecins en salariés de l’État, et l’apparition de guides de leurs pratiques.

À contre-courant de l’idée d’une tendance à la professionnalisation des métiers dans leur ensemble, Marie Haug (1973) avance la thèse d’un réel déclin des professions qu’elle attribue à la fois à la disparition, justement, des conditions favorables à la professionnalisation[8] et à des facteurs qui font tomber le statut de professionnel plus ou moins en désuétude. Appliquée à la réalité médicale, la tendance au déclin serait liée à cinq facteurs principaux : l’érosion du monopole du savoir due au développement de nouvelles technologies, l’amélioration des connaissances de la population en matière médicale, l’accentuation de la spécialisation de la médecine, la présence active de groupes de patients ou d’aidants, et le dépérissement de l’image classique du médecin altruiste (McKinlay et Hafferty, 1993, p. 14). Freidson a reconnu la justesse de la plupart de ces observations… sans pour autant en retenir les conclusions.

Ces théories ont inspiré quelques recherches consacrées à la situation professionnelle des médecins canadiens. Ainsi, David Coburn (1988, 1992, 1998) remarque, par rapport aux phases précédentes marquées par l’émergence (du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale) et par un âge d’or (de 1918 aux années 1960) de la profession, une tendance au déclin repérable depuis 1960. De son côté, Navarro (1988) soutient qu’en dépit de ce déclin, les médecins ont encore beaucoup d’influence sur l’organisation de leur travail et, par conséquent, conservent une autonomie satisfaisante. À cet égard, Ribeiro et Schraiber (1994) jugent partielle la lecture de Navarro, du fait qu’il omet de distinguer la dimension sociale du travail du médecin (au sein des structures capitalistes) et sa dimension de service.

Au Québec, l’étude de la profession médicale a plutôt emprunté les voies tracées par Larson (1977) et MacDonald (1995), pour s’intéresser au processus de professionnalisation, à sa dynamique et aux conditions qui le permettent (Dussault, 1978 ; Goulet, 1997 ; 1998 ; Bernier, 1981 ; 1989). Ainsi, Goulet (2004, p. 40) distingue quatre phases dans l’institutionnalisation de la médecine au Québec, réalisée sous le leadership du Collège des médecins : la naissance du corporatisme médical (1788-1847), l’implantation de la profession médicale (1847-1876), sa stabilisation (1876-1909), et son expansionnisme « conquérant » (1909-1940).

En référence spécifiquement à la situation québécoise, que nous ne tenons pas pour exceptionnelle, nous pourrions prolonger cette périodisation dans l’identification d’une tendance à un lent recul… apparemment accéléré depuis plus récemment. Une première manifestation en serait, de manière symptomatique, le mouvement de « syndicalisation » qui a mené à la création d’organisations dont les figures emblématiques sont la FMSQ et la Fédération des médecins omnipraticiens (FMOQ). L’autorité du médecin, à l’instar de l’effritement de celle du prêtre[9], semblant ne plus devoir être absolument indiscutable, des mécanismes de défense parurent nécessaires pour protéger et promouvoir les intérêts des membres de la profession médicale. L’ambivalence du rôle des corporations professionnelles aussi investies du mandat de protéger les intérêts du public constituait, concevait-on, un rempart insuffisant contre la multiplication des intrusions « externes » dans la détermination des pratiques jugées « bonnes ». La menace est venue de tous côtés : les patients qui, devenus clients, se montraient plus exigeants ; les « nouveaux » intervenants professionnels qui, en réclamant qu’on les reconnaisse, portaient atteinte à l’hégémonie des médecins dans le traitement de la maladie ; et spécialement l’État qui, en pleine expansion, se portait responsable de l’offre de soins à la population et, ainsi, de leur accessibilité tout en veillant à un fonctionnement harmonieux du système de santé et à sa saine gestion.

L’imposition du régime d’assurance maladie en 1970 a fait la preuve, momentanément, que la résistance féroce des médecins, incarnée jusque dans l’action de grève, n’allait pas freiner la volonté politique d’une prise en charge par l’État de la santé des citoyens. Au tournant des années 1990, le gouvernement québécois réalisa toutefois qu’il lui fallait encore compter au moins avec le pouvoir de blocage des médecins. Ainsi, en 1991, le gouvernement présenta un projet de loi qui visait, entre autres, à assurer une meilleure répartition territoriale des effectifs médicaux (Lemieux, 1994 ; Bernard, 1992, p. 32-35). La riposte des organisations de médecins se fit cinglante, de sorte que le ministre dut retraiter sur plusieurs points importants de la réforme projetée (Pelletier, 1992). L’appui de la population avait d’abord semblé acquis à l’instauration de mesures ayant pour effet de contraindre la liberté des médecins, mais la tenue d’une manifestation de médecins vêtus de leur sarrau[10] devant l’Assemblée nationale le 29 mai 1991 eut pour résultat de réduire la force de cet appui. Malgré tout, le gouvernement réussit à instaurer une rémunération différenciée selon le lieu d’exercice, combinée à des incitatifs pour la pratique en milieu éloigné ; en contrepartie, ce type de régulation contribua à alimenter le discours d’opposition de la part du corps médical. L’implantation, en 1989, de règles relatives aux activités médicales particulières (AMP)[11] n’avait pas provoqué des réactions bien différentes : les médecins avaient alors prôné un renforcement de l’autorégulation de leur profession de préférence à des décisions gouvernementales venant limiter leur autonomie professionnelle.

Avec de tels développements en arrière-plan, il est tout à fait concevable que les évaluations du pouvoir médical soient marquées d’ambiguïtés, tout au moins portées par l’ambivalence. En réalité, le débat demeure ouvert touchant la mesure précise de ce pouvoir (McKinley et Hafferty, 1993, p. 14). Toutefois, Levine (1993, p. 210) signale pertinemment la référence soutenue, dans une majorité des études de cas, à la théorie de la dominance professionnelle pour tenter d’éclairer les changements relatifs au statut de la profession médicale. Nous ne faisons pas vraiment différemment pour cadrer nos observations relatives aux interventions législatives qui, depuis 2001 au Québec, pourraient avoir influé sur l’exercice de la profession médicale.

Méthodologie

Le recensement des 28 lois pertinentes a été effectué de deux manières. D’un côté, nous avons effectué une première exploration en questionnant l’ensemble des lois adoptées entre 2001 et 2008 à partir des mots clés « médecin », « médecins » et « santé ». Pour nous assurer que toute loi pertinente soit incluse dans le corpus des lois que nous projetions analyser, cette première opération fut doublée d’une autre, en bout de course moins féconde[12], qui consista à identifier les lois à examiner par leur titre, pour chacune des années concernées, dans le site Internet de Publications Québec (http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/home.php).

Tableau 1

Interventions législatives recensées entre 2001 et 2008

Année (N)

Lois (no du projet de loi lors de son inscription au feuilleton)*

2001 (4)

Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives concernant l’exercice des activités professionnelles au sein d’une société (169)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux et modifiant diverses dispositions législatives (28)

 

Loi sur le Protecteur des usagers en matière de santé et de services sociaux et modifiant diverses dispositions législatives (27)

 

Loi sur la santé publique (36)

2002 (6)

Loi modifiant la Loi sur l’assurance médicaments et d’autres dispositions législatives (98)

 

Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé (90)

 

Loi sur les services préhospitaliers d’urgence et modifiant diverses dispositions législatives (96)

 

Loi visant la prestation continue de services médicaux d’urgence (114)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux concernant la prestation sécuritaire de services de santé et de services sociaux (113)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux concernant les activités médicales, la répartition et l’engagement des médecins (142)

2003 (1)

Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux (25)

2004 (1)

Loi modifiant le Code des professions (41)

2005 (4)

Loi sur le Commissaire à la santé et au bien-être (38)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux et d’autres dispositions législatives (83)

 

Loi modifiant la Loi sur l’assurance médicaments et d’autres dispositions législatives (130)

 

Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public (142)

2006 (3)

Loi concernant la prestation des services de santé par les médecins spécialistes (37)

 

Loi modifiant le Code des professions concernant la délivrance de permis (14)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux et d’autres dispositions législatives (33)

2007 (6)

Loi abrogeant la Loi concernant la prestation des services de santé par les médecins spécialistes (4)

 

Loi modifiant la Loi sur l’assurance médicaments (24)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris (25)

 

Loi modifiant la Loi sur la Régie de l’assurance maladie du Québec et modifiant d’autres dispositions législatives (26)

 

Loi modifiant le Code des professions et la Loi sur la pharmacie (12)

 

Loi modifiant la Loi sur la Régie de l’assurance maladie du Québec, la Loi sur l’assurance maladie et la Loi sur les services de santé et les services sociaux (51)

2008 (3)

Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives (75)

 

Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux, la Loi sur l’assurance maladie et la Loi sur la Régie de l’assurance maladie du Québec (70)

 

Loi modifiant la Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes, des tissus, des gamètes et des embryons et la disposition des cadavres (95)

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Dans le texte, ce numéro, jumelé à l’identification de l’année durant laquelle la loi fut adoptée (ex. : 142-2002 ; 142-2005), permet d’indiquer sous une forme condensée les lois auxquelles il est fait référence.

L’analyse de ces lois, et spécifiquement de leurs notes explicatives, vise à cerner les attitudes des élus envers la profession[13] durant la période retenue. Un examen sommaire a d’abord permis de noter que les lois intégrées au corpus n’étaient pas toutes d’égale pertinence ou, du moins, d’égale portée. Nous avons alors conçu une grille (figure 1) au moyen de laquelle les interventions législatives examinées seraient classées en fonction de différentes dimensions de la pratique médicale. La composition de cette grille a été inspirée par le contenu des lois mêmes, mais elle s’articule aussi à la conception de la profession mise de l’avant par le Collège des médecins du Québec (CMQ) :

Le médecin est […] un professionnel autonome, et les ententes conclues entre le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et la FMOQ, d’une part, et la FMSQ, d’autre part, réaffirment cette autonomie, notamment en assurant la « liberté thérapeutique » et le libre choix du lieu d’exercice, ainsi que le respect du caractère personnel et privé de sa relation avec le patient, dont le secret professionnel est un élément important (CMQ, 2004, p. 25).

De cette vision de la pratique médicale découle la conviction que toute intervention politique qui en modifierait le sens ou les conditions ne peut être perçue que comme une ingérence, à moins qu’elle ait été librement consentie. Toutefois, ce rapport « naturellement » antagonique met concrètement en présence des acteurs hétérogènes et multiples (corporation professionnelle, fédérations médicales, autres groupes de professionnels, patients, diverses organisations étatiques ou publiques), visibles à différents degrés dans les lois retenues pour examen. En fin de compte, notre grille devait intégrer ces divers éléments et dimensions pour permettre une évaluation adéquate des interventions du législateur québécois ayant apparemment un effet sur le pouvoir des médecins. Dans cette optique, nous avons déterminé quatre sphères que nous décrivons d’abord sommairement tout en évoquant les lois qui s’y rattachent avant, justement, d’analyser celles-ci plus en profondeur dans la prochaine section.

Figure 1

Interventions législatives et dimensions de la pratique médicale

Interventions législatives et dimensions de la pratique médicale

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Une première sphère (I) comprend les interventions (27-2001 ; 113-2002 ; 95-2008) qui touchent les conditions et l’encadrement de la pratique médicale sous l’angle d’enjeux professionnels qui tombent ordinairement sous l’autorité du CMQ, « l’ordre professionnel des médecins québécois [dont] la mission est de promouvoir une médecine de qualité pour protéger le public et contribuer à l’amélioration de la santé des Québécois ». Plus précisément, pour remplir sa mission, le Collège des médecins du Québec :

  • vérifie la compétence des futurs médecins et leur aptitude à exercer la médecine ;

  • assure et fait la promotion du maintien de la compétence des médecins ;

  • évalue et contrôle l’exercice professionnel des médecins ;

  • reçoit et traite les plaintes du public ;

  • contrôle l’exercice illégal de la médecine ;

  • prend position dans les débats qui préoccupent le public en matière de santé[14].

Parmi ces enjeux professionnels, celui, central, de l’autonomie des médecins se double d’un autre, tout aussi déterminant, de l’exclusivité du droit de pratique qui veut que « seuls les membres du Collège des médecins du Québec ont le droit […] d’exercer la médecine »[15]. Cette position, légalement reconnue, est évidemment source de difficultés dans l’implantation de l’objectif de collaboration interprofessionnelle que la loi 90-2002 propose d’atteindre.

À un deuxième niveau (sphère II), sont regroupées cinq lois (114-2002 ; 142-2002 ; 142-2005 ; 37-2006 ; 4-2007) qui touchent encore les conditions et l’encadrement de la pratique médicale, dans une logique plus proprement syndicale cette fois, qui correspond à l’esprit même de la mission que la FMSQ se donne « de défendre et de promouvoir les intérêts des médecins spécialistes […] sur le plan économique, professionnel, scientifique et social »[16]. La FMOQ se fait un peu plus explicite :

La FMOQ est l’outil dont les médecins omnipraticiens se sont dotés pour les représenter, quels que soient leur lieu de pratique et leur mode de rémunération.

Elle négocie, pour eux, leurs conditions d’exercice, leurs modes de participation aux différents régimes et les modalités de rémunération.

Elle vise à améliorer les conditions d’exercice des médecins tout en tenant compte du mieux-être de la population[17].

Même en ne visant pas spécifiquement les médecins et leur pratique, un troisième ensemble de lois (sphère III), au nombre de 14[18], peut avoir une incidence sur l’exercice de la profession médicale. Une très grande partie de ces lois proposent des réformes administratives ou des amendements à des politiques existantes qui contribuent à façonner le système de santé au sein duquel les médecins évoluent. Notre objectif est ici de voir dans quelle mesure et de quelle façon les médecins sont alors touchés professionnellement.

Finalement, cinq lois (169-2001 ; 41-2004 ; 14-2006 ; 12-2007 ; 75-2008) qui ne visent pas spécifiquement les membres de la profession médicale sont jugées intéressantes (sphère IV) du fait même de l’appartenance de ceux-ci au système professionnel établi au Québec.

Tableau 2

Ventilation des lois entre les sphères d’intervention touchant la pratique médicale*

Sphères d’intervention

Lois adoptées 2001-2008

Système professionnel (IV)

169-2001 ; 41-2004 ; 14-2006 ; 12-2007 ; 75-2008

Système de santé (III)

28-2001 ; 36-2001 ; 98-2002 ; 96-2002 ; 25-2003 ; 38-2005 ; 83-2005 ; 130-2005 ; 33-2006 ; 24-2007 ; 25-2007 ; 26-2007 ; 51-2007 ; 70-2008

Logique syndicale (II)

114-2002 ; 142-2002 ; 142-2005 ; 37-2006 ; 4-2007

Enjeux professionnels (I)

27-2001 ; 90-2002 ; 113-2002 ; 95-2008

Telle que présentée, la ventilation des lois entre les différentes sphères d’intervention pourrait créer l’impression de leur égale pertinence et portée, impression corrigée par l’analyse détaillée de ces lois.

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Le pouvoir médical pris d’assaut ?

Des enjeux proprement professionnels

L’étude du pouvoir médical fait apparaître le caractère réservé des actes associés à la pratique médicale aux premiers rangs des prérogatives considérées plus ou moins strictement inviolables. Dans une certaine mesure, la loi 95-2008 devait le rappeler en réservant « l’exploitation d’un laboratoire d’imagerie médicale générale […] à un médecin radiologiste ou à une personne morale ou à une société contrôlée généralement par de tels médecins ou à une association formée exclusivement de tels médecins ». Par ailleurs, dans la foulée des droits revendiqués avec une insistance croissante par les usagers des services de santé et des services sociaux, la loi 113-2002 stipulait « qu’un usager a le droit d’être informé de tout accident survenu au cours de la prestation des services qu’il a reçus et susceptible d’entraîner des conséquences sur son état de santé ou son bien-être [et] qu’une personne exerçant des fonctions dans un établissement a l’obligation de déclarer tout incident ou accident qu’elle a constaté, le plus tôt possible après cette constatation ». Non exclusivement visés, les médecins n’étaient toutefois pas exemptés de l’effet de contrôle entraîné par ce souci de protéger les usagers. Comme l’élaboration et la mise en place des mécanismes traduisant cette préoccupation relevaient d’instances administratives comme un comité de gestion des risques, le conseil d’administration d’un établissement ou la régie régionale, il apparaît logique de déduire que le CMQ est ainsi partiellement dépouillé de son mandat de « promouvoir une médecine de qualité et de protéger les intérêts du public ». Cependant, pareille interprétation occulterait le traitement d’exception couramment accordé aux médecins, comme le prévoit la loi 27-2001 qui, un an plus tôt, instituait le Protecteur des usagers en matière de santé et de services sociaux : « Ce projet de loi prévoit un régime spécial pour l’examen d’une plainte concernant un médecin, un dentiste ou un pharmacien, de même qu’un résident, laquelle sera d’abord traitée par un médecin examinateur pour ensuite pouvoir faire l’objet d’une révision, dans certaines circonstances, par un comité de révision ».

L’examen des objectifs des trois dernières lois ne met visiblement pas en péril la domination présumée des médecins au sein du système de santé. Par contre, plusieurs médecins sont convaincus des empiètements qui lézardent l’exclusivité de leur pratique et son inviolabilité par des non-médecins. De ce point de vue, la loi 90-2002 se révèle de la plus haute importance parmi celles adoptées entre 2001 et 2008. La loi prévoit en effet « un nouveau partage des champs d’exercice professionnels dans le domaine de la santé et les activités désormais réservées aux médecins » et à une série d’autres professionnels exerçant dans ce même domaine. Elle établit aussi « un cadre qui permettra d’autoriser des professionnels autres que les médecins, notamment les infirmières et infirmiers, à exercer certaines activités médicales »[19]. Cette intervention soulevait des enjeux extrêmement sensibles auxquels des participants à l’étude exploratoire de Fourot (2002) n’avaient d’ailleurs pas manqué de faire écho[20].

Une logique syndicale

Examiné dans une logique plus proprement syndicale, le statut de la profession médicale semble néanmoins avoir subi quelques coups pas tout à fait banals, du moins si nous considérons les actions de protestation des médecins comme des indices valides de leurs craintes de voir leur position privilégiée dans le système de santé mise en question. Toutefois, ces actions de protestation ont été réprimées sans ménagement apparent. La plus spectaculaire des interventions du genre fut la loi spéciale (37-2006) qui, à l’occasion de la grève des médecins spécialistes en 2006, contenait notamment « des dispositions relatives à la continuité des services de santé et [prévoyait] diverses mesures de nature administrative, civile, disciplinaire et pénale ». Même si cette loi apportait une bonification (jugée seulement partiellement satisfaisante) à la rémunération des médecins rétroactivement au 1er avril 2004 et une affectation de ressources financières destinées à la diminution des listes d’attente et à l’amélioration du fonctionnement des blocs opératoires, le mécontentement des dirigeants de la FMSQ avait été exacerbé. D’ailleurs, le gouvernement se dut d’apaiser l’hostilité de ces professionnels déterminés à pousser une logique syndicale pour protéger leur statut professionnel tel qu’ils le conçoivent ; aussi une autre loi (4-2007) vint-elle tout simplement « abroger » cette manifestation de force du législateur[21].

L’action de grève au sens strict ne fut pas seule à provoquer l’adoption d’une loi spéciale. En plein coeur de l’été 2002, la loi 114-2002 ordonna « aux médecins désignés sur une liste de garde de se présenter aux services d’urgence des établissements où ils sont assignés et de participer aux gardes prévues sur cette liste ». Visant à assurer aux patients l’accès à des services d’urgence dont ils étaient partiellement privés à Jonquière et Shawinigan, cette intervention attaquait le « statut d’entrepreneur autonome [que le ministre voyait comme] problématique puisqu’il permet aux médecins de travailler quand ils le veulent, où ils le veulent, sans leur donner une véritable appartenance au réseau. Or le problème de répartition dans les établissements est aujourd’hui criant »[22]. D’ailleurs, avant la fin de cette même année, la loi 142-2002, de portée plus générale cette fois, dictait de « nouvelles mesures relatives à l’élaboration des plans des effectifs médicaux et dentaires des établissements et des plans régionaux d’effectifs médicaux des régies régionales »[23] tout en précisant que ces plans devaient « comporter distinctement » des parties sur les effectifs médicaux en omnipratique et sur les effectifs médicaux en spécialité ». Ces deux derniers gestes du législateur consacraient sa volonté de voir les médecins concevoir leur pratique en fonction du système de santé au sein duquel les gestionnaires héritaient d’une autorité accrue.

Des exigences liées au fonctionnement du système de santé

Institué en 1971 avec la Loi sur les services de santé et les services sociaux, « le système québécois de santé et de services sociaux a pour buts le maintien, l’amélioration et la restauration de la santé et du bien-être de la population en rendant accessible un ensemble de services » dans ces deux dimensions. Son évolution s’est fondée sur trois principes fondamentaux : l’universalité, l’équité et l’administration publique[24]. De son côté, la FMOQ rappelle avec force que ses membres doivent être au coeur de ce système, comme le signale le thème de son congrès quadriennal tenu en mai 2009, et elle presse le gouvernement d’agir en ce sens[25]. Telles que traduites par les lois adoptées depuis 2001, les préoccupations du législateur québécois semblent avoir accordé la priorité à une gestion efficace du système et à l’accès aux soins offerts.

Dans cette perspective, le régime général d’assurance médicaments (RGAM) fut l’objet de trois lois, dont deux – 24-2007 et 130-2005 – consacraient l’extension du régime à un nombre accru de bénéficiaires tout en comportant, dans le cas de la deuxième, des mesures redéfinissant le cadre des relations avec les fabricants et grossistes et visant une gestion optimale du régime. Avec ces derniers points, on effectuait une mise à jour de la loi 98-2002 qui avait par ailleurs institué le Conseil du médicament auquel était autorisé un « accès, sous forme non nominative à l’égard de la personne à qui un médicament a été fourni, à certains renseignements sur la consommation des médicaments d’ordonnance détenus par la Régie de l’assurance maladie du Québec [RAMQ] »[26]. La « curiosité » du législateur[27] ne s’arrêta pas à la consommation de médicaments et aux profils de prescriptions. La loi 51-2007 donnait encore à la RAMQ le mandat « d’établir et de tenir à jour un registre des intervenants du secteur de la santé et des services sociaux et, à cette fin, de recueillir les renseignements permettant la constitution de ce registre et de communiquer les renseignements qu’il contient à certaines personnes »[28]. Il n’y a pas place ici à quelque procès d’intention qui suggérerait la mise en plan de dispositifs destinés à l’exercice d’un contrôle accru du travail des médecins. D’autres interventions apportent cependant quelques éléments en appui à une telle thèse.

Par exemple, la loi 33-2006[29] prévoyait « l’instauration, dans un centre hospitalier, d’un mécanisme central de gestion de l’accès » aux services médicaux spécialisés et surspécialisés afin précisément d’améliorer cet accès[30]. En réalité, le souci d’assurer l’accès à des soins de qualité s’est manifesté dans l’ensemble de la période étudiée. Aux interventions déjà recensées, ajoutons la loi 38-2005 qui établit un Commissaire à la santé et au bien-être responsable « d’apprécier les résultats atteints par le système de santé et de services sociaux et de fournir à la population les éléments nécessaires à une compréhension globale des actions entreprises par le gouvernement eu égard aux grands enjeux dans le domaine de la santé et des services sociaux ». Par rapport à ce dernier volet, signalons que la loi 28-2001 avait déjà prévu, dans chaque régie régionale, la création d’un Forum de la population mandaté de « consulter la population sur la satisfaction de celle-ci au regard des services disponibles et sur les besoins en matière d’organisation des services ». Administrativement, la poursuite de l’objectif d’améliorer la qualité des soins et leur accès a semblé passer par un accroissement du rôle des instances régionales dans le système. En constitue spécifiquement un indice cette autre disposition de cette même loi 28-2001 qui « établit que l’octroi des privilèges aux médecins devra faire l’objet d’une approbation par la régie régionale ».

Une intervention, probablement la plus marquante de la période, allait cependant remodeler le système dans son ensemble. La loi 25-2003 proposa « la mise en place d’une organisation de services de santé et de services sociaux intégrés, à rapprocher les services de la population[31] et à faciliter le cheminement de toute personne dans le réseau ». À ces fins, les régies régionales étaient remplacées par « des agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux ». La mise en oeuvre de cette loi[32] devait aboutir à l’adoption de la loi 83-2005, qui entraînait des modifications à pas moins de 16 lois existantes en prévoyant « l’ajustement des responsabilités entre les instances locales, les autres établissements, les agences de la santé et des services sociaux et le ministre de la Santé et des Services sociaux ». Si la lecture de plusieurs autres lois pouvait fonder l’impression que les médecins se trouvaient plus ou moins fondamentalement dépouillés de certaines prérogatives, cette dernière avait apparemment l’effet d’une ouverture aux avis de la profession même si cela empruntait des voies institutionnelles plus ou moins indirectes. Ainsi, chaque agence devait instituer « une table des chefs de département de médecine spécialisée » et mettre en place des « réseaux universitaires intégrés de santé dont la mission est de formuler à toute agence concernée ou au ministre, selon le cas, des propositions sur divers sujets, notamment sur l’offre de services dans les domaines d’expertise reconnus aux établissements ayant une désignation universitaire, la formation médicale, la répartition des étudiants de médecine et la prévention de ruptures de services ».

Un lien avec le système professionnel québécois

Un portrait du traitement politique réservé à la profession médicale ne pourrait prétendre être complet sans référence au système professionnel québécois qui régit 45 ordres professionnels incluant le CMQ. Avec l’avènement, en 1973, du Code des professions et des institutions qui accompagnaient cette création, le « législateur confiait alors des responsabilités aux ordres professionnels par l’intermédiaire d’un système largement fondé sur le principe de l’autonomie des professions ». Ce principe était cependant soumis à « un mécanisme de surveillance et de contrôle [qui devait notamment] veiller à ce que chacun des ordres accomplisse adéquatement son mandat de protection du public », mandat confié à l’Office des professions du Québec (OPQ)[33].

C’est dans ce cadre que l’examen des quelques législations qui, entre 2001 et 2008, touchent le statut des professions et, par extension, de leurs membres se révèle pertinent pour éclairer l’évolution du pouvoir médical, d’ailleurs couramment discuté sous cet angle même. Ainsi, la loi 169-2001 est en quelque sorte venue confirmer le statut d’entrepreneur dont se réclament les médecins en autorisant « un ordre professionnel à permettre, en vertu d’un règlement, que ses membres exercent leurs activités professionnelles au sein d’une société en nom collectif à responsabilité limitée ou d’une société par actions et à déterminer, s’il y a lieu, les conditions, modalités et restrictions suivant lesquelles ces activités pourront être exercées ». Une autre loi (25-2007) devait cependant encadrer de manière particulière la liberté d’action des pharmaciens « concernant certains loyers consentis à des médecins », pareille pratique étant jugée problématique au vu de principes de nature déontologique. Par ailleurs, cette même loi modifiait « le Code des professions afin de porter les montants minimum et maximum des amendes disciplinaires » imposées à des membres délinquants d’un ordre professionnel. Cette sévérité accrue s’était aussi remarquée avec la loi 41-2004 qui, dans un souci de protection du public, permettait « au Bureau[34] d’un ordre professionnel ou à un comité qu’il crée à cet effet […] de radier provisoirement un professionnel ou de suspendre ou limiter provisoirement son droit d’exercer des activités professionnelles, lorsque l’état physique ou psychique de celui-ci est incompatible avec l’exercice de la profession ». Cette même loi visait aussi à faciliter « l’intervention du Bureau et, le cas échéant, du syndic lorsqu’un professionnel a été déclaré coupable d’une infraction criminelle » ou a été l’objet d’une décision disciplinaire.

La tendance à une plus grande autoréglementation des professions se vérifie finalement dans deux dernières interventions, dont la loi 14-2006 qui permettait « la délivrance d’un permis [ou à certaines conditions d’un permis restrictif temporaire] ou d’un certificat de spécialiste au titulaire d’une autorisation d’exercer une profession hors du Québec et qui satisfait aux conditions prévues par règlement de l’ordre professionnel contrôlant l’exercice de cette profession au Québec ». En fin de compte, un certain nombre de décisions antérieures étaient consolidées, avec des précisions importantes apportées par la loi 75-2008 :

En matière de contrôle de la compétence des candidats à l’exercice de la profession et des membres de l’ordre, la loi permet, dans un plus grand nombre de situations, l’application de certains mécanismes de contrôle, comme la vérification des antécédents criminels ou l’examen de la compatibilité des capacités psychiques ou physiques avec l’exercice de la profession. Elle permet également, dans certains cas, de vérifier la compétence du candidat à l’exercice de la profession avant la délivrance du permis ou l’inscription au tableau de l’ordre ou encore de s’assurer qu’un membre qui a été radié répond à toutes les conditions d’inscription au tableau de l’ordre avant de le réinscrire au terme de sa radiation. La loi simplifie les règles de délivrance d’une autorisation spéciale et permet à l’ordre de limiter les activités professionnelles d’un membre sur consentement de celui-ci.

Un nouvel esprit dans les relations de la profession médicale avec l’État

Au terme de cet examen sommaire des interventions législatives touchant directement ou indirectement la profession médicale entre 2001 et 2008, le bilan doit être fait de nuances. D’une part, l’autoréglementation de la profession ne fut pas réellement mise en question, étant plutôt confirmée, étendue même, quand le CMQ a acquis le pouvoir de radier provisoirement, mais sans délai, un de ses membres frappé d’une incapacité physique ou psychique ou coupable d’une infraction criminelle. L’effet a été similaire quand les ordres professionnels ont été autorisés à accorder des permis de travail temporaires aux détenteurs d’un permis de pratique délivré en dehors du Québec. Par ailleurs, le principe de la liberté thérapeutique est demeuré pratiquement inaltéré. Ainsi, malgré des circonstances financières difficiles incitant à réduire le coût du régime d’assurance médicaments, le législateur a choisi de ne pas restreindre la liberté de prescription des médecins en ne les obligeant pas, par exemple, à prescrire un médicament générique lorsqu’un tel médicament est disponible.

Par contre, la méfiance des médecins à l’égard des interventions politiques les concernant a pu trouver matière dans des mesures moins positives touchant différentes facettes de la pratique médicale, notamment sous l’angle des conditions de travail proprement dites. En bonne partie adoptées sur le mode de l’urgence, les lois relatives à la détermination des salaires et des lieux de travail et à l’offre continue de services médicaux se sont posées en nette contradiction avec le statut de « professionnels autonomes »[35] dont se réclament les médecins. Collatéralement, elles ont aussi apparemment contribué à affaiblir spécifiquement les organisations représentatives des intérêts des médecins. Ainsi, les actions vigoureuses de résistance mises de l’avant – spécialement par la FMSQ – ont provoqué quelques dissensions publiques évocatrices de la crainte de voir l’action syndicale ternir l’image de responsabilité attachée à la profession[36]. Cependant, seule la candeur conduirait à voir dans ces revers de fortune des tendances irréversibles à la réduction de la puissance « politique » des médecins. En ce sens, l’abrogation de la loi 37-2006 constitue un élément de preuve éloquent, tout comme les « concessions » arrachées au gouvernement, à la fin de 2008, pour construire un CHUM jugé plus conforme aux exigences des médecins spécialistes[37].

En somme, il ressort de ce qui précède que le législateur a ouvertement mis en cause le statut de professionnel autonome cher aux médecins ; les pressions issues d’une gestion efficace du système de santé et de services sociaux appellent un dirigisme accentué dans la détermination des conditions d’exercice de la profession. Par contre, rappelons que ce même législateur a choisi de respecter la liberté thérapeutique du médecin. Néanmoins, le caractère personnel et privé de la relation du médecin avec son patient n’a pas été l’objet d’une semblable retenue. Fidèle à sa mission de protéger les intérêts du public, l’État, par la voix du législateur, a opté pour un resserrement des mécanismes de « surveillance » de la pratique médicale. Y font écho notamment l’attention accordée aux plaintes des usagers, la création du poste de protecteur des usagers pour accélérer le traitement de ces plaintes, l’établissement du droit des patients d’être informés de leur état, et une ouverture à la juridisation-judiciarisation de la relation du patient avec son médecin. Dans ce tableau des interventions touchant la profession médicale, la loi 90-2002 constitue un élément tout particulièrement important. Cette loi voulait marquer un tournant dans l’organisation des professions de la santé en favorisant le passage d’un modèle vertical de délégation des responsabilités par les médecins à un modèle horizontal de collaboration interprofessionnelle, pour arriver à un nouveau partage des activités entre les membres du corps médical et ceux des professions paramédicales[38].

En rétrospective, un examen attentif du processus d’élaboration des lois québécoises touchant les médecins met en lumière des attitudes qui tendraient à une collaboration plus étroite avec l’État. Derrière des positions ouvertement réfractaires, sinon hostiles aux interventions gouvernementales, les organisations représentatives de la profession médicale semblent en effet développer, depuis le début des années 2000, un mode d’action proactif axé sur la médiation et la négociation. La phase d’élaboration de la loi 90-2002 constitue sans doute l’épisode exemplaire de cette nouvelle approche. En proposant des modifications par leur participation à des comités de travail, les médecins ont limité les débats, les déchirements publics et ils ont influencé les décisions avant qu’elles n’atteignent un niveau proprement politique. En prime, le fait de réduire les conflits ouverts avec le gouvernement a permis aux médecins de ne pas faire les frais d’une désapprobation populaire potentielle à l’égard d’une résistance généralisée à la refonte du système professionnel. De plus, il serait plutôt mal vu que la profession médicale se plaigne, d’un côté, du contexte de pénurie qui les affecte et, de l’autre côté, s’oppose systématiquement à une délégation d’actes médicaux. Ainsi, strictement en termes corporatistes, l’atteinte des objectifs de collaboration interprofessionnelle semblait devoir traduire une érosion du pouvoir médical ; une attitude plus conciliante a visiblement limité les « dégâts »[39] tout en préservant l’image publique de la profession.

L’approche de « négociation impliquée » des médecins n’a pas pour autant signifié la fin des recours à la mobilisation des membres, particulièrement pour des activités de blocage, dans le but, justement, de « bonifier » l’image des organisations aux yeux des membres mêmes[40] en démontrant qu’on prend à coeur la défense de leurs intérêts. Dans cette perspective, la détermination « autoritaire » (ou bureaucratique) des conditions de travail et les menaces sur la pratique autonome de la médecine semblent des raisons qui justifient une dérogation à une volonté de concertation qui tend à donner forme à des débats – parfois féroces – de nature juridique. Mise en perspective, pareille résistance a pour arrière-plan la liberté quasi absolue en matière de contrôle et de régulation des soins médicaux qui avait été historiquement reconnue aux médecins jusqu’à l’adoption, en 1962, de la Loi des hôpitaux (Goulet, 2004, p. 47). En bout de ligne, l’âge d’or du pouvoir médical est visiblement révolu… sans qu’il ait été pour autant réduit à néant.

Évidemment, le seul examen des lois ne parvient pas à rendre entièrement compte de l’évolution du pouvoir médical. En effet, le pouvoir ne peut concrètement s’exercer que dans des relations avec d’autres, sur le mode de l’adversité comme sur celui de la coopération, pour réaliser ses intérêts. Les médecins praticiens sont inextricablement intégrés dans des réseaux de relations avec les patients, les acteurs politiques et, bien sûr, les autres professionnels du domaine de la santé. C’est dans ces rapports que la reconnaissance de leur pouvoir acquiert tout son sens. Même que les lois concernant la profession médicale n’ont peut-être de réelle incidence sur le pouvoir qui lui est associé que dans la seule mesure où elles ont précisément un effet sur ces rapports.

À la lumière de notre examen de la situation récente au Québec, il est approprié de parler d’une transformation de la profession médicale et de son statut provoquée par l’évolution de son environnement social et politique. Cependant, plutôt que de prononcer le verdict d’un déclin, nous estimons plus éclairant de noter la recherche par les médecins d’un nouveau positionnement pour contrer une redéfinition trop désavantageuse de la fonction médicale au Québec. Les médecins ne sont plus en position de monopole[41]. Ils n’en jouissent pas moins encore d’un statut privilégié qui leur procure un indiscutable avantage sur les autres acteurs du système de santé. Dès lors, le poids du nombre, la crédibilité des opinions exprimées, l’organisation du groupe, la capacité de mobilisation des membres deviennent des déterminants importants des rapports de force entre les professions. De ces conditions que William Ray Arney (1982, p. 29) propose comme explications de l’appropriation historique de la fonction de sage-femme par les médecins, il ressort qu’il serait peut-être pertinent d’aborder la question du pouvoir médical, non pas tant par l’examen du statut de la profession en elle-même, mais davantage par l’analyse des dynamiques propres aux actions des coalitions et des groupes d’intérêt.

Michael Moran et Bruce Wood (1993, p. 138) soulignent l’importance de tenir compte des contextes nationaux pour saisir adéquatement la réalité du pouvoir médical tout en invitant instamment à ne pas faire l’erreur d’amalgamer les différentes opinions qui ont cours au sein d’un ensemble national. Il convient de prolonger cette judicieuse remarque dans une autre qui, à l’échelle des groupes eux-mêmes, préviendrait qu’on se les représente comme porteurs d’opinions et de positions homogénéisées. Dans leur étude sur la profession médicale, Lewis et Considine (1999, p. 404) ont déjà mis au jour les écarts observables entre le pouvoir réel du leadership médical et celui du praticien de première ligne. Cet « éclatement » de la représentation des médecins constitue un premier indice d’une relative hétérogénéité du corps médical. De ce point de vue, les débats sur l’introduction du privé dans le système de santé québécois offrent une occasion de révéler des divergences entre les médecins eux-mêmes.

Il est permis de saisir la complexité des dynamiques de pouvoir au sein du milieu professionnel de la santé et de mettre en lumière certaines subtilités des jeux politiques entre les acteurs, subtilités susceptibles d’échapper aux analyses traditionnelles. Ainsi, si le sentiment d’une perte d’autonomie tenaille le médecin praticien, il demeure clair que la structure hiérarchisée du système de soins de santé québécois permet toujours aux médecins d’exercer un immense pouvoir sur les décisions et dans les organisations[42]. Notre étude des interventions législatives touchant la profession médicale au Québec appelle sûrement des approfondissements, auxquels pourraient utilement contribuer des analyses similaires auprès d’autres acteurs en interaction avec les médecins. En dépit de ses limites, notre modeste apport conserve sa pertinence dans le contexte des pressions croissantes exercées sur le système de santé, qui posent – et ramènent – des questionnements importants sur son organisation et le rôle qu’y jouent différents intervenants.