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Pierre Vadeboncoeur (né en 1920) est certainement l’un des plus formidables essayistes du Québec. Sa plume acérée, son style enlevant et ses prises de position toujours audacieuses, à défaut d’être toujours justes, lui ont acquis une réputation enviable dans le monde des lettres. Il était donc bienvenu de songer à publier un ouvrage qui rassemble quelques-uns de ses écrits anciens. Cet homme, qui a voulu sa vie durant cultiver le goût du risque chez ses compatriotes, a vécu une existence des plus paisibles, presque monacale, se tenant prudemment éloigné des projecteurs et de l’action publique. Les entrevues accordées au fil de sa carrière se comptent sur les doigts d’une main. Une tradition d’emportement, compilation de dix-neuf textes choisis et présentés par Yvan Lamonde et Jonathan Livernois, nous fera-t-il mieux connaître le personnage et en comprendre les fidélités ? En partie, bien sûr, puisque les textes retenus de Vadeboncoeur parlent d’eux-mêmes, malgré la distance historique qui nous sépare désormais de ceux-ci. Mais je crains que des questions demeurent dans l’esprit de bien des lecteurs, heureux de retrouver en un ouvrage des morceaux d’anthologie de l’essai québécois, mais un peu déçus de la présentation générale de l’ouvrage.
Une tradition d’emportement semble à première vue un livre réalisé à la hâte, non seulement parce que s’y sont glissées un nombre important de coquilles, mais parce que l’introduction, cousue à partir d’une ribambelle de poncifs citélibristes, ne restitue pas assez le personnage dans son contexte : ne sont expliquées ni ses palinodies (de sa condamnation de l’art automatiste à sa défense passionnée de Paul-Émile Borduas, de son anti-nationalisme à son néo-nationalisme, etc.) ni les multiples influences intellectuelles (Georges Sorel, Charles Péguy, etc., et tout le courant personnaliste) qui ont nourri sa pensée. Préférant célébrer la vie de l’essayiste québécois, et faisant comme si, curieusement, aucune analyse politique, littéraire ou historique n’avait jamais paru sur son oeuvre, Lamonde et Livernois s’attachent (dans une introduction qui lui est d’ailleurs dédiée) à montrer la grandeur d’âme et l’intrépidité de l’auteur. Manquant de recul par rapport à la pensée de Vadeboncoeur, les éditeurs endossent à mon avis de manière un peu trop directe son interprétation des événements. L’introduction colle de tellement près aux textes que cela donne à l’occasion, quand les deux historiens tentent de paraphraser leur « héros », des passages biscornus, maladroits. Prenons la citation suivante : « Pierre Vadeboncoeur a intellectuellement créé son propre acte non préconçu – l’essai l’aidant à essayer ses intuitions – en montrant comment le défaut de réel, de présent et la vacuité de la fidélité au passé font de la répétition anesthésique du même la ligne non risquée de la tradition » (p. 27). Je ne suis pas certain que, si Pierre Vadeboncoeur avait voulu convaincre ses lecteurs d’essayer leurs intuitions dans des essais afin de ne pas répéter du même, il n’est pas certain qu’il aurait eu le même succès littéraire.
Dans un même ordre d’idées, les présentations qui précèdent chacun des textes du recueil se bornent, la plupart du temps, à en résumer le propos. Pourtant quelques brèves mises en contexte, ici et là, auraient gagné à être étoffées. Par exemple, les éditeurs auraient pu expliquer ce que fut le groupe des « 21 » ou encore le Rassemblement afin de fournir des références aux lecteurs moins ferrés en histoire québécoise.
Enfin, je m’interroge aussi sur le choix des textes du recueil. L’idée de reproduire « La Joie », simplement parce que Vadeboncoeur avait déjà décidé de réimprimer cet article (tiré d’un numéro de La Relève de 1945) dans la Ligne du risque en 1963, ne me convainc guère. N’aurait-il pas été plus pertinent, justement parce qu’ils sont moins accessibles, de faire une place à des écrits plus anciens, que ce soit « La musique » paru dans le journal du Collège Brébeuf en 1936, ou « Que la ‘passion’ peut être un guide... » paru dans L’Action nationale de 1942 ? J’avoue ne pas saisir complètement pourquoi on a voulu reprendre des essais qui se retrouvent ailleurs, soit sous forme de chapitres dans des ouvrages de Vadeboncoeur, soit dans l’anthologie de Cité libre dirigée par Yvan Lamonde (en collaboration avec Gérard Pelletier), et écarter plein de textes, souvent plus circonstanciels et plus courts (mais pas toujours) qui révèlent, selon certains critiques littéraires, encore davantage la sensibilité de l’essayiste. L’affirmation selon laquelle les éditeurs voulaient constituer une « nébuleuse de thèmes » me semble elle-même un peu nébuleuse. Cela dit, toute sélection de ce genre est condamnée à être arbitraire et je reconnais d’emblée que, au final, il en va toujours davantage en ces entreprises des sensibilités personnelles de chacun que d’une ligne éditoriale très claire.
Je ne voudrais cependant pas que, prenant prétexte de ces quelques critiques, les lecteurs de ce compte rendu s’imaginent qu’Une tradition d’emportement ne vaut pas le détour. Ce serait bouder le plaisir de lire (ou de relire) Vadeboncoeur, plaisir qui n’est ni banal, ni inutile. Le dilettante sera charmé de trouver (ou retrouver) un intellectuel passionné, impénitent, doublé d’un écrivain exceptionnel. Le spécialiste des études québécoises pourra mieux comprendre l’époque dans laquelle l’auteur a grandi à refaire le chemin de quelques-unes de ces sorties publiques. À parcourir le recueil, il réalisera sans doute à quel point Vadeboncoeur fait partie de la génération personnaliste marquée par l’oeuvre, entre des dizaines d’autres, de Charles Péguy, lui qui avait fait des thèmes de l’espérance, de la liberté, de la joie et de la grâce les idéaux de tout chrétien authentique. Gérard Pelletier se rappellera bien des années plus tard que les collaborateurs de Cité libre comparaient volontiers les philippiques de Vadeboncoeur aux polémiques des Cahiers de la quinzaine. Il existait alors entre les auteurs catholiques de part et d’autre de l’Atlantique une véritable communauté de pensée. Il y avait aussi, il ne faut pas l’oublier, des intellectuels canadiens-français capables de laisser leur empreinte sur l’esprit des jeunes écrivains. Vadeboncoeur emprunte ainsi à Lionel Groulx quand il affirme en 1951 la nécessité d’une mystique qui puisse « déclencher des énergies spirituelles » comme, rajoute-t-il, le fascisme hitlérien, en dépit de toutes ses aberrations et atrocités, a réussi à le faire en Allemagne.
Ce dernier exemple, où Vadeboncoeur, sans faire l’apologie du nazisme, choisit des mots assez surprenants pour qualifier un régime totalitaire, révèle la démesure de sa pensée. Sa vision est souvent manichéenne, sa philosophie, jusqu’au-boutiste. Il y a beaucoup de l’anarchisme dans sa manière de comprendre le monde, et cet anarchisme a beau être, je ne dirai pas tempéré, ni retenu, mais en quelque sorte élevé par ses convictions chrétiennes et nationales (de là son respect de la révélation ou de la mémoire), il n’en demeure pas moins radical et corrosif. L’irrationalisme de sa pensée, dont se moquait son ancien compagnon Pierre Elliott Trudeau, séduit autant qu’il laisse mal à l’aise. Et on se surprend à penser qu’il n’est pas dommage, après tout, que certains des passages les plus mystiques d’Une tradition d’emportement n’aient pas fini en politique.