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Cet ouvrage en contient au moins deux, car en brossant le tableau de près d’un demi-siècle d’engagement nationaliste, Ryan nous offre également le parcours d’autonomisation de la fonction d’intellectuel dans la société canadienne-française. La monographie, aux sources diversifiées (archives, revues, ouvrages de référence, études et entrevues), reconstitue en plus les réseaux dans lesquels les intellectuels nationalistes sont inscrits, les formations scolaires et professionnelles qu’ils ont suivies, et positionne la revue, qui tire son nom du mouvement, dans le paysage des périodiques canadiens-français. Elle suit de près l’évolution des préoccupations, les déchirements, et aussi les fractures qui traversent le mouvement de la Ligue d’action française à la Ligue d’action nationale, depuis les campagnes de francisation de 1917, les critiques du capitalisme des années 1930, l’état de la question sur les rôles et statuts du Canada dans l’empire britannique, et les rôles et statuts du Québec dans la Confédération canadienne jusqu’aux divisions internes des années 1950 qui transforment définitivement la revue, d’organe de direction du mouvement en simple tribune libre. En parallèle, on voit défiler les figures successives de l’intellectuel, et l’autonomisation progressive de son discours par rapport aux instances religieuses qui débouche sur la diversité accrue des visions positives et normatives qu’il propose de la société québécoise.
Au début du XXe siècle, le mouvement nationaliste est profondément marqué par le catholicisme social, dont il tire son inspiration, et d’où lui viennent aussi ses méthodes, c.-à-d. l’étude méthodique des problèmes canadiens-français en vue d’organiser la société selon la doctrine sociale de l’Église catholique, fondée sur les notions de bien commun et de justice sociale. La grande enquête thématique, typique de L’Action nationale, remonte pourtant à L’Action française, même si celle-ci se garde bien de vouloir réformer les structures, préférant pour répondre aux besoins criants d’une société en voie de modernisation rapide, la propagande catholique. La première faille dans ce modèle d’intellectuel qui choisit d’oeuvrer loin des instances politiques, survient avec la condamnation romaine de l’Action française maurassienne (1926). Il devient alors plus délicat de soutenir une position nationaliste en évoquant des valeurs et principes catholiques.
L’implication de premier plan des laïcs dans l’action sociale inaugure le second moment dans l’autonomisation de la fonction d’intellectuel. Esdras Minville, qui le personnifie le mieux, fonde en 1933 la Ligue d’action nationale, qu’il dirige jusqu’en 1941. Plus engagé dans la politique active, l’intellectuel nationaliste est désormais un expert qui met sa science au service de l’émancipation économique des Canadiens français. Plusieurs parmi ceux chargés de transcrire le Programme de restauration sociale de l’ÉSP en réformes concrètes sont en effet membres de la Ligue. Mais une tension entre action catholique et action nationale, orchestrée par la jeunesse de l’époque, conduit à la séparation définitive des cadres des deux types d’action.
L’autonomisation de la fonction ne sera accomplie qu’avec un Laurendeau mature. On voit celui-ci prendre la tête de la Ligue d’action nationale dès son retour de Paris en 1937, mais c’est le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement de centralisation fédérale et la crise de la conscription qui précipiteront les nationalistes au coeur de l’action politique. Grâce au Bloc populaire, la transition entre les deux générations de nationalistes se fait – non sans heurts –, en même temps que le passage à l’intellectuel politiquement engagé. Au long des années 1950, le mouvement est ensuite tiraillé tantôt à droite, tantôt à gauche : les chemins de L’Action nationale et celui du Devoir s’écartent finalement, mais chacun continue son travail respectif, jusqu’alors conjoint, de rénovation du nationalisme canadien-français.
Penser la nation illustre à merveille comment l’évolution du mouvement nationaliste a contribué à l’autonomisation de la fonction d’intellectuel. Ces penseurs ont en effet sondé, puis interprété la modernisation rapide de leur société, et ce faisant, ils ont ébauché une pensée originale répondant aux exigences de leur temps. L’ouvrage montre que loin d’être engoncés dans la « question nationale », ils ont trouvé en elle le motif de leur indépendance de pensée et l’obligation de préparer l’avenir.