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Ce n’est pas la première fois qu’on pose au Québec la question du conservatisme. Ces dernières années, l’actualité électorale a forcé bien des esprits, encore hier persuadés de la profonde pénétration des valeurs « de gauche » au sein de la société québécoise, à remettre en question un bon lot de lieux communs sur le Québec progressiste. Toutes ces contributions partageaient toutefois un même défaut : le conservatisme sur lequel on s’interrogeait avait peu à voir avec celui qui régnait dans la société québécoise. C’était le cas d’une compilation d’études consacrées à la nouvelle sensibilité historique critiquant la Révolution tranquille au nom d’un personnalisme chrétien aux promesses inaccomplies[1]. C’était aussi le cas du collectif Droite et démocratie au Québec (2007), dont les contributions étaient trop disparates pour bien définir la réalité conservatrice dans la société québécoise. Mais rarement contestait-on la droite telle qu’elle s’est incarnée depuis un peu plus d’une décennie à travers l’Action démocratique du Québec.

Frédéric Boily est bien conscient de cette réalité et l’avoue dès ses premières pages : « l’ADQ n’a peut-être jamais été vraiment prise au sérieux d’un point de vue universitaire » (p. 3). On connaît la raison : selon une certaine intelligentsia, la droite ne pense pas ; si elle sait calculer ses intérêts dans sa formulation néolibérale et cultiver le ressentiment dans son expression populiste, elle aurait en elle-même bien peu d’idées. Il y aurait peu de raisons d’étudier son discours, la plupart du temps ramené à une pure démagogie relevant du plus simple opportunisme électoral. On sera donc reconnaissant à Frédéric Boily de s’interroger ainsi directement sur le discours adéquiste, sans chercher explicitement à lui faire un procès, sans chercher non plus à en faire l’apologie. Boily, qui n’en est pas à sa première étude sur le conservatisme, mène depuis quelques années une cartographie conceptuelle des droites canadienne et québécoise. C’est encore une fois ce qu’il propose ici, en catégorisant le discours adéquiste sous le signe du populisme.

Une hypothèse traverse l’ouvrage : la constante politique du discours adéquiste serait un style populiste qui s’exprimerait différemment selon les circonstances mais qui aurait chaque fois la prétention de se situer en dissidence avec le Québec officiel. Après un premier chapitre consacré à une clarification conceptuelle de la notion même de populisme, effectivement équivoque, Boily revient dans son deuxième chapitre sur les premières années de l’ADQ, sur sa fondation, et sur le sillon qu’elle aura d’abord cherché à tracer dans l’espace politique québécois. Créée pour ouvrir une alternative nationaliste au Parti libéral qui ne soit pas non plus satellisée par un Parti québécois alors sous la direction clairement indépendantiste de Jacques Parizeau, l’ADQ aura vite témoigné d’un certain malaise envers l’héritage politique de la Révolution tranquille, tant sur le plan du clivage souverainiste-fédéraliste que sur le plan du modèle québécois.

Au fil des années, l’ADQ a formulé un discours de plus en plus critique envers un modèle de société de son point de vue confisqué par un duopole partisan évitant toute remise en question significative des orientations politiques adoptées depuis un demi-siècle. Ce discours est l’objet du troisième chapitre qui s’intéresse au populisme protestataire de l’ADQ. Construisant son programme en empruntant beaucoup à l’antiétatisme d’une certaine droite américaine, l’ADQ a misé sur une mise en accusation du centralisme qui piégerait la société québécoise et ses régions en substituant aux acteurs sociaux une bureaucratie démangée par le réflexe réglementaire. Ainsi, à l’élection de 2003, l’ADQ misera sur un programme envisageant explicitement la déconstruction du modèle québécois, en contestant sa tendance au planisme technocratique. Pour une série de raisons qui n’étaient pas d’abord idéologiques, l’ADQ ne parvint toutefois pas à s’institutionnaliser suffisamment dans l’espace politique pour obtenir autre chose qu’un maigre résultat dans la composition de l’Assemblée nationale, ce qui en a entraîné plusieurs à se questionner sur son avenir.

Mais le populisme, suggère Boily, a souvent tendance à glisser du sentiment protestataire au sentiment identitaire. C’est l’objet du quatrième chapitre où l’auteur analyse le glissement de l’ADQ vers le populisme identitaire, avec sa réintégration dans le débat public du problème de l’immigration à travers la controverse des accommodements raisonnables, qui a cristallisé un très fort sentiment de dépossession identitaire dans la société québécoise. On le sait, ce choix politique aura été consacré par les urnes, quand l’ADQ parvint à déclasser le Parti québécois comme grand parti nationaliste au moment des élections québécoises du printemps 2007. Il n’en demeure pas moins que Boily se fait très critique à propos de ce « populisme identitaire ». « Le Québec est alors perçu à la façon d’une espèce à protéger, comme si son identité avait été fixée une fois pour toutes et qu’il fallait maintenant s’assurer que sa substance reste la même ou à tout le moins qu’elle ne soit pas altérée par des éléments étrangers » (p. 130). Boily reproche aussi à Dumont de parler au singulier de la culture québécoise, quitte à reconnaître une certaine hétérogénéité dans sa composition. Il faudrait plutôt parler des « cultures québécoises », ce qui n’est pas sans rappeler les prescriptions d’une certaine philosophie pluraliste reconnaissant le progrès de la démocratie dans la capacité d’une société à se décentrer de son héritage fondateur. Boily s’inquiète aussi que l’ADQ ait souhaité incorporer l’identité nationale dans une constitution qui exprimerait ainsi l’expérience historique québécoise. La chose serait « troublante » (p. 135) parce qu’elle laisserait croire « que l’immigrant doit, au-delà de l’intégration, s’assimiler d’une façon ou d’une autre à la culture du pays » (p. 134-135).

C’est ici que l’analyse de Boily quitte le domaine de la politologie pour celui de la prescription politique. On évitera la discussion de savoir pourquoi il serait troublant qu’un immigré ait vocation à s’assimiler à la réalité d’une nation ne se réduisant pas à une définition procédurale d’elle-même. Mais on se demandera bien en quoi une telle exigence mise en scène dans le discours politique serait populiste. Boily voit du populisme dans la prolongation institutionnelle d’un certain souci pour l’identité nationale quand il s’inquiète de voir l’ADQ exiger que la Caisse de dépôt soit désormais l’instrument d’une politique économique souscrivant au grand idéal du « Maître chez nous » (p. 156).

Mais c’est la notion même de populisme qui est problématique et qui fausse l’analyse de Boily, sans l’invalider complètement. Non pas qu’il faille la sacrifier en lui refusant tout usage politologique, notamment pour analyser la tentation quelquefois présente d’un césarisme plébiscitaire entretenant les couches populaires dans un état semi-insurrectionnel par rapport à l’élite politique. Mais trop souvent, la notion de populisme sert à caractériser la conduite de la fraction des élites qui entre en contradiction avec le système idéologique dominant et entend canaliser un certain sentiment de dépossession dans l’espace politique pour en transformer durablement la configuration. Elle sert alors moins à qualifier qu’à disqualifier. Est-ce vraiment la notion de populisme qui permet de coaguler conceptuellement la critique de l’inflation technocratique et celle du multiculturalisme ? Il ne fait pas de doute que les deux phénomènes sont liés et convergent dans une même critique d’un certain progressisme insuffisamment mis en question dans la sociologie québécoise. Mais ne faudrait-il pas alors simplement parler d’un conservatisme tantôt libéral, tantôt national, mais toujours méfiant envers le constructivisme social qui semble de fait caractériser la « gauche » ? À toujours rapprocher le discours adéquiste du national-populisme frontiste, quitte à les distinguer en multipliant les nuances, Boily laisse planer une ambiguïté qui n’a pas lieu d’être.

Il faudrait se résoudre à accepter ce fait : l’ADQ n’est pas un parti de gauche et ne cherche pas à en avoir l’air. Ce n’est pas un parti d’extrême droite non plus, mais tout simplement un parti conservateur, s’adaptant comme les autres formations politiques aux humeurs de l’électorat, mais qui n’en demeure pas moins décidé, jusqu’à preuve du contraire, à occuper un créneau politique longtemps déserté dans la démocratie québécoise, ce qui n’est probablement pas sans lien avec la difficulté persistante à le caractériser. Il ne s’agit pas de s’en réjouir ou de s’en désoler, mais d’en prendre acte, tout simplement, sans complaisance ni diabolisation. Sans éviter toujours le deuxième esquif, le livre de Frédéric Boily permet néanmoins de comprendre ce positionnement dans l’espace politique québécois et sa rationalité propre. On lui reconnaîtra ce grand mérite : ramener de la stratosphère à la politique réelle le questionnement sur le conservatisme québécois. De prochaines études permettront probablement d’approfondir davantage la compréhension de ce phénomène.