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L’ouvrage, dirigé par Mercier et Rhéaume, réunit vingt collaborateurs chercheurs ou professionnels québécois et français. Il comprend une introduction et trois parties : l’approche clinique et la question du « sujet social » ; expériences biographiques : théories et pratiques ; l’approche clinique en milieu organisationnel et éducationnel. La seconde partie comprend deux sections : du psychologique au social ; du roman familial à la trajectoire sociale.
Cet ouvrage s’inscrit dans le mouvement actuel de reconfiguration de la division du travail de production de la connaissance dans le domaine social et humain (Bernstein, Pédagogie, contrôle symbolique et identité, PUL, 2007) qui redessine la carte disciplinaire en « régions de savoir ». Les auteurs ont pour objectifs de lier l’anthropologie générale, les différentes psychologies (psychanalyse, « rogérisme », psychodynamique du travail) aux phénomènes sociaux, culturels et historiques ; certains évoquent l’herméneutique et la philosophie, que ce soit théoriquement (Mercier et Rhéaume), ou empiriquement par l’interrogation de trajectoires spirituelles (Laroche et Yelle). L’ouvrage reprend et développe la sociologie clinique déjà plus ancienne et ses filiations avec la psychologie sociale (Sévigny). Il s’inscrit aussi dans les développements de la sociologie actuels sur l’« l’individu » (Dubet, Lahire, Kaufman, Martucelli, De Singly…) : traiter du « sujet social » serait rompre les frontières établies entre psychologie et sociologie. La compréhension de la singularité du sujet social est l’objectif principal qui fait l’unité de l’ouvrage. Il participe encore des développements de la sociologie quand elle défend une approche transversale qui brise les réductions opérées par la spécialisation en domaines (sociologie de la famille, de l’école, du travail, de la vie quotidienne). Ici se nouent des enjeux épistémologiques qui redessine l’« entité » traitée par une discipline : l’ouvrage apporte des connaissances sur la genèse sociale de la subjectivité.
Une autre rupture originale lie la recherche et l’intervention et contraint les auteurs à adopter une position éthique à double effet : un changement de posture du chercheur le fait passer de l’observation à l’implication (dialogue entre le chercheur et les acteurs, illustré par les textes de De Gaulejac et de Mercier) ; la focalisation sur le « sujet social », son histoire biographique et sa trajectoire sociale relève d’un souci de réintroduire les émotions et les sentiments dans l’analyse. Ce projet se différencie de l’approche de La misère du monde (Bourdieu, 1993) en ce que les effets psychiques sont rendus visibles : le récit de vie devient alors un instrument d’émancipation et d’ouverture aux possibles du présent et du futur.
La sociologie clinique serait ainsi une réponse aux réductions draconiennes de la production disciplinaire de connaissance dans le domaine social et humain. L’ouvrage possède une grande unité qui institue une école de pensée constituée autour de la méthodologie « Roman familial et trajectoire sociale » de De Gaulejac et du Réseau Québécois pour la Pratique des Histoires de Vie. La perspective est présentée dans l’introduction (Mercier et Rhéaume) et Desmarais et alii en donnent les principes et son inscription dans un contexte historique de « croissance phénoménale des autobiographies ». Les exemples explorent des expériences autobiographiques (l’analyse de Bordeline par Emond) ; un récit d’une pratique psychothérapeutique, centrée sur la découverte d’une « écoute sociologique » (Poupard) ou encore un récit de « fragments de vie et de son rapport au parcours d’étude » (Messikh) ; des exemples tirés de « séminaires de participation et d’implication » marquant une proximité avec la méthodologie « roman familial et trajectoire sociale ».
L’unité de l’ouvrage est de plus donnée par les « récits de vie » et leur traitement : les auteurs insistent sur la nécessité de la compréhension pour connaître le « sujet social ». Celle-ci relève de l’interprétation dont le statut épistémique ne diffère pas de la quête de sens des acteurs sociaux. La position éthique visée est d’autoriser une émancipation du présent et du futur des acteurs sociaux par rapport à leur histoire passée.
La complémentarité interdisciplinaire briserait la séparation des connaissances disciplinaires. De Gaulejac, Mercier et Maranda et alii reprennent les concepts de « place » et d’habitus construits à partir de l’histoire biographique. Ils sont encore présents dans la réflexion de Messikh sur son histoire. Les auteurs ajoutent ainsi une dimension psychique à « l’individu », il est compris comme » sujet social ». La transversalité se lit dans les histoires intergénérationnelles et leurs ruptures : Maranda et alii étudient le rapport entre toxicomanie et travail pour les « cols bleus municipaux », Mercier et Rhéaume le « tournant de la retraite ». Quant à la séparation entre l’académisme et l’intervention sociale, la « recherche-intervention » permet un retour à la dimension pragmatique des phénomènes sociaux. La méthodologie des récits de vie produit une connaissance « expérientielle », et a pour effet de déclencher une reconstruction de soi par l’écriture autobiographique (Emond sur Borderline ; Messikh sur son parcours d’étude ; ou encore Poupard sur l’enrichissement social de sa pratique professionnelle). Dans le cadre des séminaires à base des récits de vie, les exemples abondent de cette construction de soi et de la réouverture des possibles du présent et du futur (De Gaulejac, Mercier sur les histoires de Jean). Le récit de vie collectif met l’accent sur sa vertu formatrice, soignante et solidaire en constituant des « communautés d’apprentissage » (Lapointe et alii). L’ouvrage est ainsi à la fois un bilan de la sociologie clinique et une refondation de son programme de recherche.
Cette démonstration est heuristique mais est-elle suffisante par rapport aux difficultés de la production disciplinaire du savoir ? L’accumulation des connaissances opère-t-elle intégration des savoirs et émancipation ? Crevier décrit l’usage organisationnel potentiel des récits de vie à des fins d’« acquisition de compétences ». On pourrait ici reprendre les réflexions sur les usages de soi de Virno ou de Bernstein et la nature des connaissances expérientielles : de quelles compétences s’agit-il ? Le « savoir d’user de soi » (« virtuose » pour l’un, « performance » pour l’autre) est exploité au profit du marché de l’emploi et des « enjeux de pouvoir », décrits par Cruvier. On peut généraliser ce questionnement : malgré l’éthique des chercheurs et leur visée d’émancipation, ne s’agit-il pas d’une « technocratie de la communication », régulant les relations sociales par la « communication » et la « connaissance de soi » ? On retrouverait ici la recommandation d’Enriquez, citée par les auteurs, « d’une éthique de la finitude », qu’on aurait à appliquer aux certitudes interprétatives des récits de vie, qu’elles émanent de l’acteur ou du chercheur.
Les « communautés d’apprentissage » constituent-elles des sociabilités nouvelles ? Un programme de recherche pourrait émerger sur leurs effets sur le long terme. Un autre programme pourrait se focaliser sur ces publics qui suivent les séminaires de participation et d’implication : des acteurs qui seraient caractérisés par un « travail sur autrui » (Dubet). Ou encore, dans quelles conditions la position éthique d’émancipation est-elle efficace ?
Au-delà de ces questions, la lecture de l’ouvrage apporte un certain nombre d’ouvertures implicites heuristiques pour la sociologie générale. Présentons-en deux. La première est liée aux récits de vie : les médiations que les auteurs décrivent sont « des techniques de l’intellect » (Goody), qui autorisent réflexions et connaissances nouvelles sur les « corps », l’individu ou le sujet social. Legault insiste, par exemple, sur la « technique du collage de photographies personnelles et d’autres documents iconiques », qui ouvre à de nouvelles analyses : rupture avec la causalité inscrite dans la linéarité chronologique du récit ; construction de tableaux ou synopsis, qui offrent la possibilité de nouvelles opérations cognitives ; les procédures littéraires de la provocation et de la dérision comme travail sur son corps et sur les lecteurs. Le dialogue (polyphonie) dans le collectif des séminaires d’implication ouvre au partage des savoirs et à leurs révisions, entraînant une réflexion sur les affects, les émotions, les sentiments. Un programme de recherche pourrait ainsi s’initier sur l’usage de ces « techniques de l’intellect » et le travail de transformation opérée sur l’individu, le sujet social ou le « corps ».
La seconde vient du partage du savoir dans l’usage de la polyphonie. Un programme de recherche pourrait se développer sur la formation implicite par les acteurs d’une « institution collective de l’esprit » (J. de Munck, L’institution sociale de l’esprit, 1999), et des clôtures que cette institution peut connaître du fait des enjeux de pouvoir potentiels investis dans l’usage de ces techniques. Peut-être retrouvons-nous ici l’inquiétude de Sévigny quant à une « dérive possible de cette approche » : pas assez sociologique. L’individu social qui devient l’objet de la sociologie contemporaine et le « sujet social » de la sociologie clinique, s’ils sont suffisants pour traiter du « social » comme prédicat d’autres entités, le sont-il toujours pour traiter de l’objet « sociologique » ?