Comptes rendus

Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous : donner, recevoir, rendre, Paris, Éditions du Seuil, 2007, 398 p. (La couleur des idées.)[Notice]

  • Paul Bernard

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  • Paul Bernard
    Département de sociologie,
    Université de Montréal.

On ne saurait exagérer l’importance de l’innovation conceptuelle et des études empiriques produites par Godbout depuis L’esprit du don, en 1992. Il analyse les échanges sociaux sous toutes leurs formes, en portant attention aux règles qui assurent leur réciprocité (et donc, la pérennité de ces échanges, car tout échange à sens unique épuiserait les ressources de celui qui transmet et tarirait sa volonté de poursuivre cet échange). Il montre que ces échanges se déroulent selon trois ensembles de règles fort distincts. Dans le marché, biens et services sont accessibles quand on peut en payer le prix. Dans la sphère publique, on les obtient quand on y a droit, en fonction de règles déterminées publiquement pour répondre aux besoins légitimes des citoyens en général ou de catégories particulières parmi ceux-ci (les parents, les chômeurs, les retraités, etc.). Enfin, de nombreuses ressources nécessaires à la vie quotidienne et à la réalisation de projets individuels circulent dans un réseau de réciprocité informelle ; elles ne sont pas exigibles en contrepartie d’un paiement ou d’un droit, elles sont l’objet de don. On pense tout de suite au soutien social, à l’entraide et au bénévolat, mais aussi au travail gratuit, fourni le plus souvent dans le cadre de la famille et largement par les femmes ; on estime que ce travail de soins correspondrait, s’il était payé, au tiers ou même à la moitié du Produit intérieur brut. Godbout ne se contente pas de nous rappeler l’ampleur du don, il montre l’originalité de son fonctionnement. Dans le marché, la contrepartie de l’achat c’est la vente, pour lesquels des conditions précises sont presque toujours spécifiées dans un contrat. Dans la sphère publique, les droits de même que les obligations (la fiscalité ou une éventuelle conscription, par exemple) sont spécifiquement légiférés ; mais ils sont tout de même un peu plus indéfinies que dans le marché, puisque ils peuvent être amendés selon les circonstances politiques changeantes. Dans la sphère de la réciprocité informelle, la nécessité de rendre le don est bien réelle, mais elle ne spécifie aucunement ce qu’il faut rendre, à qui le rendre ou quand le faire. Aider gratuitement quelqu’un à changer un pneu crevé, c’est miser sur l’avenir : quelqu’un d’autre, un jour, nous aidera à marcher sur un trottoir glacé ou à sortir nos poubelles. En somme, et c’est là l’apport essentiel de Godbout, le don crée des liens sociaux : accepter un don, c’est accepter de rendre, sous une forme ou sous une autre, c’est accepter librement une obligation future, c’est accepter d’entrer en relation avec l’autre plutôt que de « refermer les livres ». On pourrait même dire que tandis que le don crée du social, le marché l’utilise, voire le met en péril par son souci de calcul. Quant à l’État, il prend le social plus ou moins pour acquis et veut le mettre à contribution à ses conditions, comme on le voit dans les appels de plus en plus nombreux des institutions publiques au « communautaire ». Quand on abandonne les oeillères de modèle marchand ou du modèle étatique, on prend toute la mesure du don comme mode d’échange. C’est le moyen par lequel nous nous procurons ce qui contribue probablement le plus au bonheur ; c’est ce que suggèrent en tout cas les travaux récents de John Helliwell, qui montrent que ce bonheur atteint son apogée dans les petites villes plus conviviales plutôt que dans les métropoles, et dans les communautés au niveau de revenu moyen. Soulignons toutefois que le temps nécessaire à cet engagement social est peut-être en voie de manquer dans une …