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Quels livres québécois du XXe siècle, autant en science, en littérature qu’en philosophie, peut-on considérer, avec le peu de recul que nous avons, comme des « monuments intellectuels » ? Quels sont les critères qui président à la définition de monuments intellectuels ? C’est à ces questions que tente de répondre Claude Corbo dans un ouvrage de très belle facture. Dans une introduction générale un peu succincte, l’auteur distingue deux catégories de monuments intellectuels. « La première catégorie, écrit-il, rassemble des livres qui révèlent, d’une façon particulièrement lucide et perspicace, les caractéristiques les plus significatives de la nation québécoise. Ces livres contribuent remarquablement à exprimer la conscience que le Québec a de lui-même, de son parcours historique, de son identité propre, de ses aspirations, de sa place dans le monde, des défis qu’il doit relever, de sa destinée parmi les peuples » (p. 7). Il poursuit en expliquant que « la deuxième catégorie regroupe des livres par lesquels le Québec a contribué, de façon innovatrice et substantielle et dans diverses disciplines, au progrès du savoir universel, et enrichi le patrimoine intellectuel commun de l’humanité en matière d’érudition, de science ou de sagesse » (p. 7). Le choix des ouvrages repose donc sur quelques critères bien précis qui sont énumérés de manière explicite : avoir été écrit par une seule et même personne ayant un lien avec le Québec ; exprimer une vision et une maturité intellectuelle ; être de grande envergure ; proposer des « percées conceptuelles et des synthèses novatrices dans leur domaine et contexte » ; présenter des qualités formelles ; être reconnus par les pairs de l’auteur, ayant exercé une influence importante sur leur discipline, enfin, avoir rayonné à l’extérieur des frontières du Québec. L’éventail des ouvrages étudiés, qui touche à la fois les sciences sociales et les sciences naturelles en passant par la philosophie et l’étude des arts, est large et diversifié.
L’ouvrage de Corbo, on l’aura compris, ne se résume donc pas : on peut seulement discuter du choix des auteurs qui s’y trouvent – ou qui ne s’y trouvent pas. Disons seulement que s’il est parfaitement naturel qu’un chapitre soit consacré à La Flore laurentienne de Marie-Victorin, à l’Histoire du Canada de Groulx, au Lieu de l’homme de Fernand Dumont, ou encore à l’Histoire de la Province de Québec de Robert Rumilly, il est moins fréquent en revanche, et cet aspect est extrêmement intéressant, que l’on s’intéresse aux travaux de psychologues comme Donald O. Hebb, Wilder Penfield, Hans Selye et Thérèse Gouin-Décarie qui ont largement contribué au progrès de leur discipline, aux plans tant national qu’international. Il n’est pas douteux ici que Corbo a eu une initiative heureuse de solliciter des collaborateurs au sein de la communauté des psychologues afin de mieux éclairer le travail de ces scientifiques qui sont souvent peu connus en dehors d’un cercle restreint de spécialistes. Pourtant, leur place, autant dans l’histoire de la psychologie que dans l’histoire intellectuelle du Québec, est incontestable.
Signe de la richesse de notre tradition historiographique, on trouve par ailleurs sept textes sur un des ouvrages de nos plus importants historiens, dont l’un sur Lionel Groulx brillamment présenté par Pierre Trépanier. En revanche, on est étonné par le choix de certains ouvrages. C’est le cas notamment de L’introduction à la sociologie générale de Guy Rocher. On a beau en donner une appréciation extrêmement dithyrambique, il reste que, même s’il a été l’objet de plusieurs rééditions, on voit mal en quoi ce manuel constitue un apport vraiment significatif au progrès du savoir et comment, en conséquence, on peut lui accoler le titre de monument intellectuel.
Dans l’ensemble, les choix de Corbo sont tout à fait légitimes et parfaitement justifiés. Les ouvrages choisis, du moins par la plupart, sont en effet de véritables monuments intellectuels qui ont joué un rôle important dans l’histoire de leur discipline respective – surtout, pour ne pas dire essentiellement, au Québec, à l’exception des ouvrages publiés en langue anglaise comme ceux des psychologues mentionnés plus haut, de l’anthropologue Bruce Trigger et du philosophe Charles Taylor. Corbo nous offre donc un ouvrage de référence fort utile qui articule pour ainsi dire une vision multidisciplinaire du savoir québécois. Aussi, en ciblant et en analysant les grandes oeuvres du siècle dernier, il dispense au lecteur pressé de parcourir une immense littérature. On peut certes louer cet ouvrage pour les analyses et les portraits intellectuels qu’on y trouve, mais aussi pour ceux qu’on n’y trouve pas. À l’opposé de récentes anthologies au demeurant fort complaisantes, Corbo a eu la bonne idée de laisser reposer dans le cimetière des idées des ouvrages strictement idéologiques, comme ceux d’auteurs marxistes ou féministes.